La peau de chagrin des théâtres genevoisAlexandre Demidoff

De la Comédie au Grand Théâtre, les institutions phares voient leur public bouder. Pendant ce temps, Lausanne continue de rayonner à travers le Théâtre de Vidy et l’Arsenic

 

 

Jean-Jacques Rousseau, qui voulait bannir le théâtre et ses histrions de Genève, aurait-il gagné la partie? Au creux de l’hiver, l’amateur croit avoir la berlue. L’autre soir, au Théâtre du Grütli, il compte 15 (!) spectateurs dans une salle qui peut en contenir 200. A la Comédie, principale institution du canton, les travées sont désormais clairsemées, et même les soirées de première, autrefois très prisées, ne font plus le plein. Au Grand Théâtre, où les aficionados se battaient jadis pour obtenir un abonnement, les billets de première catégorie, les plus chers donc, ne trouvent pas toujours preneurs.

Comment comprendre cette désaffection qui confine au désamour? D’abord, l’offre artistique de la Comédie et du Grand Théâtre n’a pas l’allure qui était la sienne dans un passé aussi récent que prestigieux. Dans les années 1980-1990, Hugues Gall au Grand Théâtre, Benno Besson puis Claude Stratz à la Comédie impriment une ligne racée, excitante et souvent allègre. Les grands créateurs européens frappent à Genève, de Giorgio Strehler à Patrice Chéreau. Un public se forme, dans l’éblouissement souvent. Ensuite, le nombre de spectacles à l’affiche a augmenté jusqu’à l’absurde, dans un canton où chaque commune s’enorgueillit d’un théâtre comme d’un trophée de chasse. Enfin, l’amateur a changé: il butine, s’abonne moins, ne supporte pas la médiocrité, pardonne peu.

Mais la psyché du spectateur est une chose, la politique une autre. A Lausanne, le Théâtre de Vidy et ses quatre salles sont une manufacture qui produit des pièces marquantes en chaîne. Dans une veine alternative, l’Arsenic s’apprête à inaugurer des locaux tout neufs, de nature à galvaniser les ambitions de sa directrice Sandrine Kuster. Cette vitalité est l’héritage d’une politique qui s’enracine dans les années 1980, époque où Lausanne fait appel au magistral Matthias Langhoff pour diriger Vidy.

Par défaut d’ambition, méconnaissance surtout, souci encore de complaire à une corporation inquiète, les responsables culturels genevois ont fait des choix étriqués. Le public n’est pas dupe. Il cherche l’inspiration ailleurs.

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Genève à l’ère des théâtres videsMarie-Pierre Genecand Les salles genevoises peinent à se remplir. La Comédie, en particulier, est souvent désertée. Trop d’offre? Effet de la crise? Réponses dans les travées

Vendredi 2 novembre, la Comédie de Genève. Le Citoyen, création d’Hervé Loichemol, directeur des lieux, vit sa deuxième représentation. Devant un parterre très clairsemé. La pièce manque d’inspiration, certes, mais le bouche-à-oreille ne peut pas avoir encore frappé. Les sièges vides de la première institution théâtrale du canton qui fête ses cent ans cette année témoignent d’un autre phénomène, plus préoccupant: la difficulté de la nouvelle direction, en place depuis la rentrée 2011, à fidéliser un public.

Jeudi 6 décembre, Théâtre du Grütli, à Genève. Mein Kampf(farce), création de Frédéric Polier, également maître des lieux, se joue dans la grande salle du sous-sol. Devant 15 personnes. Ce qui devrait être une pochade sur Hitler manque du coup de corps et de cœur. On bâille et on s’interroge. Que se passe-t-il? Pourquoi le public genevois boude-t-il ses salles? Y a-t-il trop d’offre? Pas assez de visibilité? Pas assez de qualité? Car on annonce un autre blessé d’envergure: le Grand Théâtre, qui affiche lui aussi un taux de fréquentation à la baisse. Bien sûr, des scènes comme le Théâtre de Carouge, Saint-Gervais ou Le Poche résistent à la vague de froid. Mais ce n’est pas le plein soleil non plus. Entre la crise qui touche tous les foyers, les changements de pratiques des publics et la déferlante de propositions artistiques, chaque directeur joue serré.

Et lorgne en soupirant du côté de Lausanne où tout semble plus léger. Avec Vincent Baudriller, directeur sortant du Festival d’Avignon, Vidy vient de se doter d’un timonier ambitieux pour septembre 2013 (LT du 21.12.12). Par ailleurs, l’Arsenic, en voie d’être reconstruit plus beau qu’avant, donne des ailes à la scène contemporaine. Enfin, à Lausanne, il y a encore la Manufacture, Haute Ecole de théâtre de Suisse romande, qui ancre l’avenir de l’art dramatique dans la cité lémanique. Alors quoi, Genève souffre d’un gros mal de scène? La patrie de la future Nouvelle Comédie, théâtre de dimension européenne prévu en 2018 sur le site de la Gare des Eaux-Vives, aurait perdu ses couleurs théâtrales? Parcours dans le noir de ses salles.

 

En mal d’identification

Quand, dans une ville, le théâtre principal est plein, toutes les autres salles se portent bien. Or, à Genève, depuis la prise de fonction d’Hervé Loichemol en septembre 2011, la Comédie, souvent désertée, ne remplit plus son rôle de locomotive. Plusieurs facteurs expliquent cette désaffection, à commencer par le simple changement de direction. Chaque succession nécessite un temps d’adaptation, une re-fidélisation du public.

L’ennui, c’est que durant sa première année, Hervé Loichemol a connu de gros ratages qui ont miné sa saison inaugurale. C’est que, fidèle à sa ligne philosophico-littéraire plutôt austère, le directeur privilégie des pièces à thèse sur des productions spectaculaires. C’est son droit, mais le public a aussi le droit de s’ennuyer et de ne pas revenir. L’opération de dissuasion s’est renouvelée cet automne avec Le Citoyen. Consacrée à Jean-Jacques Rousseau, figure qui a pourtant généré de beaux moments de théâtre à Genève durant l’année de son tricentenaire, la production signée Hervé Loichemol et Denis Guénoun a commencé ses représentations mollement en termes de public pour finir de manière catastrophique. «C’est une création qui n’a pas trouvé son public», confirme Bernard Laurent, administrateur de la Comédie de Genève, qui admet plus généralement que «l’identification de la population à la Comédie ne s’est pas encore faite et qu’un travail doit être entrepris pour redresser la barre». Cela, sans sacrifier à la prise de risque inhérente à un théâtre de création, souligne l’administrateur. Encore que, poursuit-il, «les prochaines saisons devront peut-être contenir plus d’accueils et/ou plus d’auteurs connus. Lorsqu’en décembre, nous avons présenté un spectacle basé sur un texte de Nancy Huston, on a rempli.» De là à dire que le public aime voir ce qu’il connaît déjà…

Absence de ligne

Le manque de notoriété, c’est exactement ce dont souffre aussi Frédéric Polier à la tête du Théâtre du Grütli, à Genève. Entré en fonction en septembre 2012, celui qui fut pourtant pendant cinq ans directeur du Théâtre d’été de l’Orangerie n’est pas arrivé dans son nouveau lieu avec un public déjà fidélisé. Au contraire. Au Grütli, il succède à Maya Bösch et Michèle Pralong qui, après six ans, avaient réussi à mobiliser un public autour de la création contemporaine et expérimentale, alors que Frédéric Polier revendique comme seule ligne «le fait de donner du travail aux comédiens et metteurs en scène locaux». Difficile de dégager une esthétique de ce postulat. Dès lors, l’audience attend la deuxième semaine de représentations, les critiques et le bouche-à-oreille pour venir au Grütli. Ainsi, Mein Kampf (farce), production du maître des lieux, a fini complet après avoir connu un début plus que laborieux. Soit 59% de fréquentation pour un total de 1165 spectateurs. «Sans doute, le public peine à situer notre offre, concède Lionel Chiuch. Mais nous revendiquons cette programmation panachée avec tantôt des formes très contemporaines, tantôt des formes plus classiques.» Par contre l’adjoint à la direction reconnaît qu’il faut gagner le public à ce principe. «Dans une saison, j’envisage de lancer une publication. Tout de suite, nous pensons organiser des dîners publics-artistes pour que les spectateurs puissent rencontrer les artistes dans un cadre informel et chaleureux.» Le Grütli s’affole-t-il de ce taux de fréquentation de 53% depuis la rentrée? «Non, répond Lionel Chiuch, nous sommes confiants. Chaque changement de direction implique un temps d’adaptation. Vu la qualité des spectacles déjà programmés, le public va finir par venir dès les premières représentations.»

 

Au théâtre, quand on veut

L’austérité d’une programmation ou le renouvellement d’une direction ne sont pas les seuls facteurs de baisse d’audience. Le Théâtre de Carouge, qui affiche fièrement ses 93,3% de fréquentation en 2011-2012, constate une nouvelle pratique des publics qui l’inquiète. En gros, les gens s’abonnent moins, viennent plus au coup par coup, et surtout, réservent très tard – souvent le jour même –, ce qui provoque des sueurs froides en termes de remplissage. «Ça ne nous était jamais arrivé, relate Francis Cossu, chargé de communication du Carouge. Peu avant le début des représentations de Murmures des murs, de la tête d’affiche Aurélia Thiérrée, nous n’avions pour la première semaine que 68% de taux de fréquentation, soit les places des abonnés. Les places libres, qui en général s’arrachent très vite, peinaient à être réservées.» Branle-bas de combat, le directeur Jean Liermier convoque une séance de travail et organise une contre-attaque avec tractage devant les autres théâtres, sollicitation spéciale des partenaires, envois de mails ciblés. «Grâce à cette mobilisation, on a pu atteindre les 85% de fréquentation sans lesquels notre directeur ne dort pas la nuit! Mais dans la crainte que cette volatilité du public se reproduise sur La Locandiera, qui débute ce vendredi, on a mené une campagne d’arrache-pied avec, entre autres, une répétition ouverte au public suivie de la vente de billets, opération qui a bien réussi.»

Le fléchissement serait donc bien général. Comme si la crise poussait les gens à rester chez soi à regarder des films téléchargés… «Oui, Genève vit à sa mesure ce qu’ont pu vivre d’autres villes françaises avant elle. Plus de morosité, moins de moyens pour aller au théâtre», estime Francis Cossu qui se bat justement pour la «survivance du lien humain». Il est rejoint par Lionel Chiuch: «On parle beaucoup 3D au cinéma. La meilleure 3D reste celle proposée en live par le théâtre!»

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«La fréquentation n’est pas le seul indicateur»Marie-Pierre Genecand

Mathieu Menghini, théoricien du théâtre, au chevet du cas genevois

 

Le Temps: Beaucoup de théâtres genevois voient leur fréquentation baisser. Un des effets de la crise qui pousse le public vers le divertissement?

Mathieu Menghini: Il est vrai qu’en temps de crise, certains spectateurs formulent ce besoin. Tous les acteurs de la culture doivent-ils toutefois répondre de la même manière? Je ne le crois pas. Se soucier de la rate seule des gens peut bien soulager les trésoreries des théâtres, mais n’est pas ce que l’on attend de l’argent public. La crise doit être l’opportunité d’une remise en question: du développement, par exemple, d’une relation moins commerciale à la population et plus attentive aux obstacles cognitifs dans l’accès à la culture. Par ailleurs, les variables sont nombreuses qui peuvent influer sur la fréquentation des lieux: l’accroissement de la concurrence, une évolution des choix esthétiques, une autre manière de communiquer, une évolution de la politique tarifaire, moins de presse culturelle, etc. Sans monographies fines, il est difficile d’apporter un jugement très définitif. Or, comme personne n’a les moyens de ces enquêtes approfondies, on se plaît à apprécier l’élément le plus sensible: les choix artistiques. Parfois, avec raison; parfois sans.

Enfin, un rappel! La fréquentation n’est pas un indicateur infaillible de pertinence esthétique: certaines œuvres, par leurs audaces formelles ou de fond, leur refus de la complaisance, ne parviennent pas à atteindre de suite une large audience.

– Parmi les facteurs d’influence, vous avez évoqué l’accroissement de la concurrence. Selon vous, y a-t-il simplement trop de spectacles à Genève?

– Je suis personnellement frustré de manquer tant de spectacles du fait d’autres activités et de certains chevauchements calendaires, mais force est d’observer que les salles demeurent aujourd’hui encore – sauf exception – correctement garnies. On pourrait, cependant, s’emparer autrement du sujet et se demander si une autre économie de la production ne serait pas favorable à tous. La démultiplication des projets est à la fois cause et conséquence de la précarité du travail artistique. Une politique culturelle soutenant moins ponctuellement les compagnies, mais établissant davantage de conventions pluriannuelles avec elles permettant des recherches plus approfondies, un répertoire plus riche, des reprises et n’imposant pas un nombre de productions déraisonnable donnerait un autre visage à Genève.

 

– Plutôt qu’une ligne esthétique – qui fait penser à ligne droite, dit-il –, le Grütli revendique le droit au vagabondage dans divers genres théâtraux. Pensez-vous qu’un théâtre qui ne suit pas une esthétique définie puisse trouver son public?

– S’agissant des profils des salles, des projets artistiques forts et distincts sont importants si ce n’est pour les structures prises isolément, du moins pour la diversité du paysage culturel régional dans son ensemble. 
Il existe mille façons de décliner les enjeux de service public 
de la culture: par le déploiement du patrimoine, de la recherche ou d’un art critique. Ces «lignes» théâtrales doivent également cultiver les pièges pour 
inviter le public à accroître 
ses attentes, développer son regard. Les collaborations entre théâtres peuvent favoriser cet aspect.

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Vidy, un modèleMarie-Pierre Genecand

En termes d’accueil du public, le Théâtre Vidy-Lausanne privilégie la liberté

 

L’époque n’est plus aux abonnements contraignants? Depuis la saison 1992-1993, le Théâtre Vidy-Lausanne a compris l’intérêt de laisser son public libre. Une carte d’adhérent d’une valeur de 130 francs (80 francs pour les spectateurs AVS-AI-chômeurs) donne accès à la quarantaine de spectacles annuels pour 16 francs, au lieu des 42 francs du billet plein tarif. «Cinq mille personnes profitent de cette carte, qui est remboursée au bout de cinq spectacles», informe Sarah Turin, responsable de la communication.

Et la fréquentation s’en ressent. Doté d’une grande salle de 400 places, d’une petite salle (La Passerelle) d’environ 100 places, d’une salle à la jauge modulable (la salle de répétition), et encore d’un chapiteau de 150 places, le Théâtre Vidy-Lausanne affiche souvent complet. «Oui, mais cette réputation de saturation nous nuit parfois. Pour L’Atelier volant de Valère Novarina, en novembre dernier, la salle n’était pas pleine. Nous devons réinciter notre public à venir au théâtre comme il va au cinéma, sans avoir forcément réservé des jours à l’avance.»

Les cinq mille adhérents voient, en moyenne, dix spectacles par année et «se montrent plus curieux que s’ils devaient chaque fois payer plein tarif», se réjouit Sarah Turin, en soulignant le grand succès du «nouveau cirque» dans la programmation. Pareil pour les jeunes: moyennant une carte de 20 francs, les moins de 25 ans vont au théâtre pour 10 francs. La Comédie de Genève a lancé une telle carte d’adhérent en septembre dernier, «mais sans grand succès à ce stade», constate l’administrateur Bernard Laurent.

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En chiffres : 

 

Pour la saison 2011-2012

Théâtre de Vidy

Nombre d’abonnés: 5000

Taux de fréquentation: 82,56%

Nombre de spectateurs: 83 124

Théâtre de Carouge

Nombre d’abonnés: 4082

Taux de fréquentation: 93,3%

Nombre de spectateurs: 51 585

La Comédie de Genève

Nombre d’abonnés: 923

Taux de fréquentation: 66,93%

Nombre de spectateurs: 25 306