René-Lucien Chomette, célèbre cinéaste français connu sous le nom de René CLAIR est né le 11 novembre 1898 et décédé le 15 mars 1981. Il fut l'un des cinéastes-phares des années 30-40 et a signé quelques oeuvres qui figurent en bonne place dans le panthéon cinématographique mondial... En compagnie de Nicoletta, je l'ai rencontré deux fois: chez lui pour l'interview que vous allez pouvoir lire et une autre fois lorsque j'interviewai à Paris son ami Rouben Mamoulian et qu'il est venu le voir... Aujourd'hui injustement oublié du grand public, il continue à avoir ses admirateurs inconditionnels comme, par exemple, mon ami Otar Iosseliani...

Cet entretien date de 1969.

50 ANS DE CINEMA

RENE CLAIR ET LE REGARD DU SAUVAGE

par Nicoletta Zalaffi & Rui Nogueira 

René Clair, le cinéaste français le plus connu à l'étranger. a déclaré un jour: "Ce qui est cinéma, c'est ce qui ne peut être raconté", pour ajouter ensuite: "Il faudrait rendre au cinéma le regard du sauvage ! "

A 71 ans, René Clair reste fidèle à cette conception d'un Art qui, déformé par la parole, n'a pas toujours été à la hauteur de ses objectifs premiers. Dans son appartement situé à Neuilly, près du Bois de Boulogne, il se consacre activement à ses premiers amours: la littérature et le théâtre. Pour le moment, le Cinéma ne le tente guère. Son dernier film, "Les Fêtes Galantes", date de 1965. Il travaille actuellement, entre autre, à remettre à jour, en y apportant certaines modifications et en y developpant certaines idées, son livre "Réfléxion Faîte", publié chez Gallimard en 1951.

Pendant l'entretien qu'il nous a accordé, il a bien voulu nous livrer un peu de son passé et quelques réfléxions autour du cinématographe.

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"Je suis entré dans le monde du spectacle tout à fait par hasard. J'étais journaliste et je pensais uniquement être écrivain quand un jour j'ai été amené à jouer dans un film d'amateur. A partir de là on m'a engagé pour un autre film toujours en tant qu'acteur, mais je n'aimais pas ce métier. C'est en faisant face à la caméra toutefois que j'ai pensé qu'il serait intéressant d'être derrière la caméra. Alors, je suis revenu plus ou moins à mon métier d'écrivain, c'est à dire, que je me suis mis à écrire des scénarios qu'ensuite j'ai moi-même tourné.

"Quand j'ai commencé à faire du cinéma en tant qu'acteur, comme je n'avais nullement l'intention de continuer, j'ai pris le nom de Clair, car je pensais garder mon véritable nom - celui de Chomette - pour ce qui m'intéressait réellement: la littérature. Après, comme je suis devenu connu sous ce pseudonyme, je l'ai gardé même quand j'ai publié mon premier livre, "Adams", en 1925.

"Ma carrière de journaliste n'a pas influencé ma carrière de cinéaste. Evidemment, le journalisme est toujours une assez bonne école. Le journalisme "quotidien" vous oblige à sortir de votre milieu, à voir beaucoup de choses, à rencontrer des gens que vous n'auriez pas rencontré sans cela. Ca satisfait un peu la curiosité d'un jeune homme. Dans le cinéma aussi d'ailleurs on doit être curieux de tout ce qui peut être enregistré.

"Quand j'étais à "L'Intransigeant" j'ai été amené à travailler à la rubrique des "Treize" - Les "Treize" étaient des collaborateurs anonymes qui rendaient compte des livres qui sortaient - et, comme j'étais probablement le seul à ce moment-là dans ce groupe à avoir lu le premier volume de Proust, j'ai dit que j'aurais voulu en rendre compte. Au fur et à mesure que les autres volumes ont paru j'ai continué à écrire des petites notes sur ces livres. J'ai connu d'ailleurs Marcel Proust lui-même, à travers le fils d'Alphonse Daudet, car il était un ami intime de l'écrivain.

"Toujours à l'époque de "L'Intransigeant" j'étais très ami avec Damia, comme mes camarades du journal. J'ai donc écrit une ou deux chansons pour elle. Je ne suis pas musicien, mais j'avoue que j'aime assez la musique. Au débit du sonore je me suis intéressé de très près à l'adaptation de la musique aux films.

"Quand je travaillais avec Feuillade j'ai fait deux ciné-romans pour lui en tant qu'acteur: "L'Orpheline" et "Parisette". Je pense que Feuillade était un homme assez remarquable dans son temps, mais je n'ai jamais été influencé par lui. Les gens de mon âge ne s'intéressaient pas du tout alors à ce que faisait Feuillade. Les jeunes metteurs-en-scène, ceux qu'aujourd'hui on appelerait de la nouvelle vague étaient plutôt portés vers des recherches esthétiques ou différentes... Ce sont là des phénomènes qui se repétent toutes les générations...

"Bien d'innovations ont été faites déjà à cette époque. Quand il y a eu la première caméra à moteur, Abel Gance a même pris la caméra dans un ballon pour qu'elle se déplace plus rapidement. C'était pour "Napoléon", je crois.

"Nous étions au début d'une deuxième phase de l'évolution du cinéma et, quand on débute quelque chose, on a forcémment plus de possibilités d'inventer. Plus tard, on se repète plus ou moins.

"Il est évident que parmi les jeunes cinéastes de l'époque il y avait une réaction plus vive par rapport au passé du cinéma, qu'il n'y a aujourd'hui, parce que beaucoup de choses ont déjà été faites.

"Bien que j'aie remarqué dans plusieurs Histoires du Cinéma que je figure comme assistante de Feuillade, je dois vous dire que cela ne correspond pas à la réalité. Je n'ai jamais été assistant. D'ailleurs, je crois que Feuillade n'avait même pas d'assistant. Il va de soi que je n'ai même pas été assistant de Baroncelli, je n'ai jamais eu ce plaisir, bien qu'il ait été véritablement mon patron. C'est mon frère, Henri Chomette, qui a été son assistant. Avec Baroncelli, je suis parti pour la Belgique, car il devait faire plusieurs films là-bas et il m'avait amené pour que j'en tourne un moi aussi. Mais je ne l'ai pas fait.

"En revenant de la Belgique, je suis entré au "Théâtre et Comoedia Illustré" qui dirigeait Jacques Hébertot. C'était la grande époque du "Théâtre des Champs Elysées". Pendant deux ans j'y ai tenu la rubrique qui rendait compte des spectacles cinématographiques, qui était le supplément "Film". Entre temps, j'ai commencé à tourner mon premier film: "Paris qui Dort". 

"Ensuite, il m'a confié la réalisation du film "Entr'acte" qui était l'entr'acte d'un ballet monté par les Ballets Suédois. Ce ballet était "Relâche" de Picabia et Satie. Ballet que je vais remettre en scène pour le prochain Mai Florentin.

"Picabia m'avait dit que nous allions faire, au milieu du ballet, un entr'acte exactement comme on faisait autrefois dans les théâtres de variétés, les music-halls, où, pendant les entr'actes on projetait des petits films.

"Le but de mon film était donc de permettre aux spectateurs de sortir, s'ils le souhaitaient, pendant les deux actes du ballet. En réalité, personne n'est sorti.

""Entr'acte" a été tourné en muet, car le son n'existait pas encore, mais depuis que je l'ai sonorisé il est exactement comme il a été présenté, quand la musique d'Erik Satie était jouée par un grand orchestre de soixante musiciens.

"Le son m'a toujours beaucoup intéressé, tant que pour "Sous les Toits de Paris" j'ai fait des recherches de perspective sonore. Mais il faut bien dire que le premier qui ait fait une utilisation rationnelle et intelligente du son, ce fût Walter Rüttman dans "La Mélodie du Monde". C'est lui qui nous a appris à utiliser le son autrement que pour un chanteur.

"Par rapport au muet, le parlant a été une évolution inévitable.

"Ce que je craignais, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, comme Stroheim et Chaplin aux USA, comme Eisenstein et Poudhovkine en URSS, ce que je craignais disais-je c'est que l'arrivée de la parole mette fin au grand rêve que nous avions tous de faire du cinéma muet un language international. Et la parole a mis fin à ce rêve. Ce que je craignais aussi c'est que l'on tombe dans les conventions du théâtre et que l'on ne soit plus obligé de créer un style particulier qui est le style cinématographique, style que naturellement le muet favorisait.

"En cela, je crois que nous n'avions pas entièrement tort. Naturellement, on ne peut pas revenir au film muet mais il est évident que bien de films auraient necessité de plus de recherches et d'invention, s'ils avaient été muets. On ne peut pas simplement s'exprimer, s'expliquer que par le son, par la parole, comme le théâtre le faisait depuis des siècles. Malheureusement, il arrive souvent qu'on filme le dialogue plutôt qu'autre chose. Ce qui justifie les craintes que nous avions à l'époque c'est que très souvent vous pourriez couper la bande image d'un film et que avec la seule bande sonore vous comprendriez tout quand même. A ce moment-là pour moi ce n'est plus du cinéma, ou plus le cinéma que nous aurions voulu faire. Quand, par contre, vous coupez la bande son et le film reste un bon film cela prouve que c'est du cinéma.

"J'ai souvent dit que le théâtre étant basé sur le verbe, au théâtre un aveugle devrait pouvoir comprendre l'essentiel. Quand au cinéma, pour continuer une définition un peu brutale et paradoxale, au cinéma un sourd devrait pouvoir comprendre l'essentiel.

"Je ne crois pas pourtant qu'il puisse y avoir de l'intêret à revenir au muet. Non. Non.

"L'art du spectacle est toujours une convention entre le public et l'auteur. Maintenant, les gens sont trop habitués aux films parlants pour pouvoir admettre facilement les films muets. En tous cas maintenant il n'est pas question de faire du muet ou du parlant, s'il s'agit de faire du cinéma, avec du son et des paroles, mais il faudrait d'abord que l'image soit prépondérante. 

"Certaines salles passent des films muets à une vitesse différente de celle pour laquelle ils ont été conçus, c'est absolument scandaleux, un vrai attentat...

"Toutefois, si l'on peut pardonner aux salles de ne pas avoir l'équipement nécéssaire, l'on ne peut plus rien pardonner à la T.V. qui est un organisme officiel, quand elle passe des chefs-d'oeuvre du muet à une vitesse exagerée. C'est comme si dans un Musée on abîmait les tableaux en leur changeant les couleurs par des lumières déformantes. C'est un manque de respect de l'Art.

"Beaucoup d'acteurs du muet ont su très bien s'adapter aux problèmes qui posait le parlant. Bien que cela fût une difficulté à surmonter par ceux qui jusqu'alors n'avaient présenté que leurs visages et leurs gestes.

"L'acteur de cinéma n'est pas l'acteur de théâtre. Au cinéma on procède par petits morceaux. Le théâtre présente toute une technique à laquelle il faut que l'acteur s'adapte et quels qu'ils soient les soins qu'on ait apporté à la mise-en-scène, quand le rideau se lève, devant le spectateur l'acteur est tout seul sur scène. A partir de ce moment-là on ne peut plus l'aider, vous comprenez ? C'est un autre métier...

"Les cinéastes débutants, ce qui a été mon cas, ne s'intéressent pas tout de suite à la direction d'acteurs. Ils commencent par s'amuser avec la technique... En effet, je me suis intéressé à la direction d'acteurs beaucoup plus tard.

"Le principal talent d'un metteur-en-scène par rapport aux acteurs c'est de ne jamais leur demander quelque chose qu'on sent qu'ils ne peuvent pas faire... Il ne faut jamais les forcer. Il faut qu'il soit capable de créer une espèce de collaboration. Quand on écrit un scènario, on s'imagine un certain personnage, puis, tout d'un coup ce personnage n'est plus le personnage, c'est un acteur qui doit devenir ce personnage. Survient alors un phenomène d'adaptation. Là réside le talent d'un directeur d'acteurs.

"On peut dire des films ce que les auteurs dramatiques ont dit des pièces de théâtre: "il y a trois pièces: celle dont on rêve, celle qu'on réalise et celle que le public voit". 

"Ma collaboration avec Lazare Meerson a vraiment commencé sur "Un Chapeau de Paille d'Italie". Nous nous sommes séparés seulement quand j'ai quitté la société Albatros pour laquelle Meerson travaillait, mais je l'ai retrouvé plus tard, aux Studios d'Epinay, pour les premiers films parlants que j'ai réalisé.

"L'influence de Lazare sur l'art du décor est considérable. C'est lui qui a changé complètement la conception du décor, tout au moins en France. Trauner a été l'un de ses disciples. Il a été son assistant dans beaucoup de films.

"Aux Studios d'Epinay, j'ai rencontré Périnal, que je connaissais déjà, mais avec qui je n'avais encore jamais travaillé. C'est à l'époque de "Sous les Toits de Paris" qui s'est formée cette très bonne équipe de collaborateurs qui m'a aidé d'une manière vraiment remarquable.

"Ma période américaine, je ne l'aime pas tellement, surtout à cause de la différence de méthodes de travail. En France, j'étais habitué à travailler d'une façon tout à fait indépendante. Là bas, ils ont pourtant été assez gentils avec moi... il faut le dire. Si je n'ai pas fait plus de films c'est parce que je ne me suis plié à aucun contrat de longue haleine, où vous êtes obligé de faire tous les films qu'on vous demande de faire, qu'ils vous plaisent ou pas. 

"Si je m'étais plié aux habitudes de Hollywood, j'aurais fait dix ou douze films, tandis que je n'en ai fait que quatre, bien que le dernier, "And Then There Were None" (Dix Petits Indiens), je considère qu'il portait la marque d'Agatha Christie.

"Par contre, après avoir vu "It Happened Tomorrow" (C'est Arrivé Demain) et "I Married a Witch" (Ma Femme est une Sorcière), Chaplin m'a dit qu'il n'aurait pas eu besoin de voir les génériques pour savoir que c'étaient des films à moi. Ce qui était très flatteur.

"D'après ce que l'on m'a dit à Hollywood, il est à peu près certain que Chaplin a vu "A Nous la Liberté" avant de faire, trois ans après, "Les Temps Modernes". Je trouve ça tout à fait naturel. Moi-même je me suis inspiré assez souvent de Chaplin. Je trouve que c'est un grand plaisir et un grand honneur pour moi, si Chaplin s'est inspiré de moi. Nous nous inspirons tous les uns les autres et du moment qu'on ne se vole pas des choses, il est normal qu'il en soit ainsi. Nous ne faisons pas un métier complètement individualiste. C'est une vaste collaboration que le Cinéma. 

Propos recueillis à Neuilly s/ Seine, par Rui Nogueira & Nicoletta Zalaffi.