L’économie verte, histoire d’une idée aspirée par le néolibéralisme | Mediapart | Infos en français | Scoop.it

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L’économie verte, c’est l’une des plus grosses boulettes politiques de ces dernières années. Popularisé par l’OCDE, les Nations unies, la Banque mondiale et l’Union européenne, ce concept voulait désigner un nouveau modèle économique respectueux de l’environnement. Alors que le développement durable perdait de son sens à force de discours jamais mis en œuvre ou d’invocations mensongères, parler de croissance et d’économie verte devait rassurer les acteurs économiques en consolidant l’objectif de créer des richesses, et consacrer l’écologie comme moteur universel de développement. Un compromis vertueux entre capitalisme et nature. En théorie.

Sauf qu’à coups de rapports plus néolibéraux les uns que les autres, les institutions internationales en ont fait un synonyme d’exploitation de la nature au profit des intérêts privés, et occidentaux en particulier. Eloge des mécanismes de marché, promotion de l’innovation technologique, valorisation du rôle des entreprises, mécanismes de compensation : tout l’arsenal de l’orthodoxie économique et de la réduction du rôle de l’Etat à la portion congrue a été mobilisé. Si bien que parmi les premiers détracteurs de l’économie verte, on trouve aujourd’hui les défenseurs des biens communs, des militants écologistes et des dirigeants de pays en développement. Ceux-là mêmes qui auraient dû en être les premiers promoteurs.

Ainsi au Brésil, en même temps que la conférence de l’Onu Rio+20, du 20 au 22 juin, en partie consacrée à l’économie verte, se tient un sommet des peuples pour la justice sociale et environnementale qui veut mobiliser contre « les fausses solutions » et la transformation de la nature en marchandise. En France, une coordination d’associations (Attac, Amis de la terre, Oxfam, Crid…) mène campagne contre « leur » économie verte (samedi 9 juin, Mediapart s'associe à un après-midi de débat sur ce sujet, voir sous l'onglet Prolonger).

Parler de « capital naturel », vouloir donner un prix à la nature, c’est une « utopie macabre », écrivent des militants d’Attac dans un récent ouvrage, La nature n’a pas de prix, « un nouveau mouvement d’expropriation des ressources ». A leurs yeux, s’est enclenché un mouvement de rupture, « de même ordre que celle qui est intervenue à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle ». Un appel international à la société civile(notamment soutenu par le réseau paysan Via Campesina, les altermondialistes de Jubilee South, les experts de Third world network, le conseil des Canadiens, très actifs contre les gaz de schiste) alerte sur « le rôle du secteur industriel comme promoteur de la soi-disant économie verte » et veut « libérer l’ONU de sa capture par les entreprises ». Tandis que Nnimmo Bassey, le président des Amis de la terre à l'international, s’inquiète d’une récente réunion de consultation des industries avec les gouvernements et la société civile, en amont de Rio+20, focalisée sur… l’agenda de l’économie verte.

« Fracture Nord/Sud, vieille école »
Du côté de la négociation officielle autour du projet d’accord, « on retrouve une fracture Nord/Sud très vieille école, et l’économie verte, promue par l’OCDE et l’Union européenne, a rencontré ce front diplomatique », analyse Tancrède Voituriez, chercheur à l’Iddri, un think tank de Sciences-Po. Au point que Dilma Rousseff, la présidente du Brésil, a voulu abandonner le terme d’économie verte l’automne dernier, pointe-t-il. En amont de Rio+20, les Etats du G77 disent se sentir menacés par les objectifs de croissance verte mis en avant par les pays riches. Ils craignent qu’ils ne servent de prétexte à l’érection de barrières commerciales contre leurs exportations et ne réservent les marchés porteurs de demain au monde industrialisé. « Les Brésiliens nous disaient : “vous voulez qu’on achète vos technologies vertes” », raconte un expert de la Banque mondiale.

Le débat traverse cercles académiques et militants. Membre d’Attac, théoricien des nouveaux indicateurs de richesse et proche du mouvement décroissant, Jean Gadrey expose un point de vue plutôt magnanime sur son blog : « L’économie verte peut être la meilleure ou la pire des choses du point de vue des perspectives du “bien vivre dans un monde soutenable”. » Surtout, insiste-t-il,« il faut soigneusement distinguer “une économie verte”débarrassée du culte de la croissance, associée à une maîtrise collective de la finance et à une nette réduction des inégalités, du simple verdissement du capitalisme financier, productiviste et inégalitaire ».

Mais du côté du physicien Dennis Meadows, co-auteur dufameux rapport du Club de Rome, en 1972, sur les « limites de croissance », la critique semble plus radicale, comme il s’en explique dans cet entretien à Agir pour l’environnement : « Quant à l'économie verte, je crois que quand quelqu'un s'en préoccupe, il est plutôt intéressé par l'économie que par le vert. Tout comme les termes soutenabilité et développement durable, le terme d'économie verte n'a pas vraiment de sens. Je suis sûr que certaines personnes qui utilisent cette expression sont très peu concernées par les problèmes globaux. »

« On ne peut pas se contenter d’une réflexion philosophique sur la marchandisation de la nature, ne perdons pas de temps en querelle de terminologie ! proteste Stéphane Hallegatte, économiste et co-auteur du tout récent rapport de la Banque mondiale sur la croissance verte inclusive. A ses yeux, se focaliser contre l’économie verte, « c’est une manière de ne pas parler du fond et d’utiliser la question environnementale pour des raisons idéologiques. S’assurer que la croissance verte ne soumette pas la nature au marché, c’est important. Mais ne pas parler des politiques urgentes à mener dans les cinq ans à venir, c’est un problème ».

Son rapport propose une définition assez précise de la croissance verte : « Son but est de rendre possible le développement durable en permettant aux pays en développement d’atteindre une croissance solide sans s’enfermer dans des modèles insoutenables. »

Tout son objet est de la tirer du côté le plus social possible, en proposant le concept de croissance verte inclusive, c’est-à-dire : une« croissance efficace dans son usage des ressources naturelles, propre au sens où elle réduit au minimum ses impacts environnementaux et sa pollution, et tenace, en ce qu’elle prend en compte les risques naturels, le rôle de la gestion environnementale et du capital naturel dans la prévention des catastrophes ».

A la conquête du « capital naturel »
En réalité, l’ire suscitée à gauche et chez les écologistes se fonde sur des arguments plus précis. Car l’économie verte ne se résume pas à une vague expression surplombante, elle produit aussi ses outils d’analyse et de calcul. Par exemple, l’évaluation économique des services écosystémiques de la nature et le paiement pour services environnementaux. Ces deux propositions font l’objet depuis quelques années d’une littérature académique et administrative proliférante, au point d’être devenues des références classiques pour les acteurs de l’économie verte.

De quoi s’agit-il ? De mesurer la valeur monétaire de certaines« activités » naturelles, considérées du coup comme des services (captation du carbone par une forêt, irrigation d’une terre arable, richesse en biodiversité d’une mangrove…). Et de rémunérer les usagers de ressources naturelles en échange d’un service rendu à la nature (ralentir la déforestation, moins pêcher, économiser l’eau…). Pour les auteurs de La nature n’a pas de prix, ce désir de conquérir le « capital naturel » est l’œuvre d’un dangereux réductionnisme économique. La nature n’est plus seulement un stock à maîtriser, elle devient flux d’investissements et de profits. Cela ouvre la voie à la privatisation des terres, de l’air, des mers, et à la marchandisation du vivant.

Ainsi, la Banque mondiale développe au Kenya un projet agricole visant à encourager la séquestration du carbone, Biocarbon Fund project : 15 000 agriculteurs doivent modifier leurs pratiques agricoles afin de fixer dans le sol 600 000 tonnes de gaz à effet de serre sur vingt ans, en échange de 2,5 millions de dollars en crédit carbone. Mais au bout du compte, selon leurs calculs, il ne restera qu’un dollar par personne et par an. « L’essentiel des revenus créés se répartit entre acteurs des pays industriels », dénoncent-ils.

Autre exemple de dysfonctionnement : le marché européen du carbone. Instauré pour mettre en œuvre les réductions de gaz à effet de serre exigées par le protocole de Kyoto, il n’est jamais parvenu à donner un prix suffisamment élevé à la tonne de carbone pour que l’allocation de quota devienne véritablement contraignante pour les industries. Depuis 2009, avec la crise économique, le cours du CO2 ne cesse de baisser, rendant de plus en plus illusoire l’objectif de régulation des rejets de gaz carbonique par le pur effet de l’ajustement de l’offre et de la demande.

Mais pour Stéphane Hallegatte, il y a d’un côté ce qui ressort de la pure évaluation, de l’instrument de mesure, à prendre en compte dans le cadre d’une analyse coûts-bénéfices. « Cela revient à remettre l’analyse économique à sa bonne place dans la prise en compte des dommages environnementaux qui, sinon, ne sont envisagés que du point de vue de l’éthique et sont du coup trop souvent ignorés. Il s’agit d’expliquer que si vous détruisez cette forêt, cela vous coûtera tant. » Et de l’autre, les instruments de marché, qui peuvent être utilisés à bon ou mauvais escient.

Un bon exemple ? Le marché des quotas individuels de pêche. En vertu de ce système mis en place il y a de cela dix-sept ans, des quotas sont alloués à des pêcheurs, qui peuvent les revendre si le stock d’animaux capturés est inférieur au plafond fixé. Ils sont ainsi incités à respecter les normes de protection des espèces marines, puisqu’ils ont financièrement tout intérêt à cela. Selon les calculs de la Banque mondiale, les profits engrangés par les pêcheries soumises à ce système ont grimpé beaucoup plus vite que leurs prises, ce qui semble concilier le soutien à une industrie en crise et la limitation de la surpêche.

Quant à l’accaparement des terres, ajoute l’économiste, le problème, ce sont les Etats qui laissent des acteurs se comporter en prédateurs sur leur territoire national. Les grands acteurs internationaux, multinationales ou autres profitent de la faiblesse institutionnelle des pays les moins développés. « Il faudrait dans ces cas mettre en place des systèmes de royalties ou de taxation pour garder le bénéfice des ressources ainsi exploitées dans le pays où elles se trouvent. »

Mais, selon Stéphane Hallegatte, une mesure environnementale risque toujours de désavantager les plus pauvres par rapport aux riches. Il faut donc l’accompagner de mesures compensatoires. D’où son insistance à parler de croissance verte « inclusive ».

« Cette idée ne sert à rien »
« Je ne suis pas sûr que l’économie verte ait la force, en soi, de produire ce que lui reprochent ses détracteurs, analyse Raphaël Billé, qui coordonne le programme diversité et adaptation au changement climatique à l’Iddri. Je crois que c’est un couteau sans manche. C’est une idée qui ne sert à rien. » Avec son collègue Romain Pirard, il a étudié en 2010 plusieurs expériences de paiements pour services environnementaux en Indonésie (voir ici leur article). Conclusion : il existe un grand écart entre la théorie et la pratique, et il leur fut bien difficile d’identifier clairement qui étaient les bénéficiaires et les fournisseurs de service, et même, d’isoler exactement quels services « écosystémiques » étaient en jeu.

Autrement dit, la redoutable machine de vente à la découpe de la nature que certains décrivent ne fonctionne pas si bien que cela. Si l’on y ajoute l’absence criante de suivi des effets de ces politiques, pour le chercheur, ces deux notions phare de l’économie verte ne sont tout simplement pas opérantes.

« Ce qui fâche, ce ne sont pas seulement les mécanismes de marché, ce sont les besoins de dépenses et d’investissements publics, remarque de son côté Tancrède Voituriez, lui aussi à l’Iddri. L’économie verte, ce n’est plus qu’une affaire de cellules photovoltaïques chinoises. » Partout où il est fort (en Chine, en Allemagne, au Danemark, aux Etats-Unis), le secteur des énergies renouvelables est subventionné par l’Etat à travers le mécanisme du tarif d’achat. La croissance verte n’est pas qu’une cour de récréation pour intérêts privés. C’est un enjeu d’action publique. D’où le discours montant chez les dirigeants politiques autour de la transition énergétique, qu’on retrouve chez François Hollande, et l’inflexion du discours européen, qui relie désormais plus fortement verdissement de l’économie et exigences sociales.

Mouvements sociaux et écologistes ne les ont pas attendus pour fourbir leurs propres armes et développer leurs alternatives à la croissance verte ; pour concilier développement des pays pauvres et réduction de l’empreinte carbone, les Amis de la Terre portent l’idée d’un « espace écologique ». La CGT, impliquée dans la préparation de Rio +20 par le biais de la confédération syndicale internationale et comme cofondatrice du collectif Rio+20, défend, de son côté, le projet d’un « développement humain durable ». Et Attac promeut une « transition écologique et sociale ».

L’économie verte se relèvera-t-elle de sa captation par le néolibéralisme ? Pas sûr. D’un point de vue écologiste, c’est une épreuve supplémentaire. Car cette confiscation politique entretenue par les uns et les autres réduit le soutien au sommet de Rio+20 et la mobilisation sociale, encore très faible, à deux semaines de l’ouverture.

Pourtant, il y aurait de quoi manifester et protester contre les décisions énergétiques mondiales. L’année 2012, après 2011, est l’année des énergies fossiles : le Canada enterre définitivement le protocole de Kyoto, les Etats-Unis connaissent une nouvelle ruée vers l’or noir avec les gaz et huiles de schiste. Les émissions de gaz à effet de serre n’ont jamais été aussi importantes. Bref, le monde ne sait toujours pas découpler croissance économique et consommation énergétique. Le problème que voulait résoudre l’économie verte reste entier.