Gamal Ghitany : « L’Égypte est dans une situation similaire à l’Allemagne de 1933 » | Mediapart | Infos en français | Scoop.it

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Le Caire, de notre envoyé spécial

L’écrivain Gamal Ghitany se réjouit de la décision prise, jeudi 14 juin, par la Cour suprême constitutionnelle, d’invalider l’élection d’un tiers des membres du Parlement égyptien, ce qui entraîne la dissolution de l’assemblée dominée par les Frères musulmans et les salafistes.

Cet intellectuel, fondateur en 1993 de l'hebdomadaire Akhbar al-Adab (Les Nouvelles littéraires), est en effet représentatif d’une génération et d’un milieu que la perspective de voir les Frères musulmans accéder au pouvoir suprême accable. Il ne croit pas que les membres de la confrérie, qu’il a connus dans les geôles de Nasser, dans les années 1960, aient vraiment changé depuis cette époque et pris un véritable tournant démocratique.

Comme correspondant de guerre durant les guerres de 1967 et 1973, il a connu personnellement plusieurs des généraux qui dirigent aujourd’hui le pays, et défend, dans ses éditoriaux, l’idée que l’armée demeure la colonne vertébrale de l’État égyptien. Il s’accommoderait donc mieux d’une victoire, aux élections présidentielles, de l’ancien général Ahmed Chafik, qui fut aussi le dernier premier ministre de Moubarak, que du candidat des Frères, Mohamed Morsi.

Pourtant, depuis son premier roman, Zayni Barakat, cet héritier de Naguib Mahfouz écrit des textes reconnus à la fois comme des chefs-d’œuvre de la littérature arabe et des dénonciations mordantes de l’oppression, de la tyrannie et de l’arbitraire. Interdit de publication sous Sadate, il s’est éloigné des cercles d’opposition à l’époque de Moubarak et n’a pas été un artisan de la révolution du 25 janvier 2011.

Il reçoit Mediapart dans les locaux du journal Al Akhbar et revient sur la situation politique de l’Égypte, comme sur son métier de journaliste et d’écrivain.

La liberté, notamment d’expression, que l’Égypte a entrevue avec la révolution, vous semble-t-elle menacée ?

Je n’ai jamais écrit avec une telle liberté, sans rédacteur en chef ou comité de censure pour relire mes textes, qui passent directement dans le journal. Au point que, parfois, je m’emballe. Mais ce ne sera plus du tout le cas si le candidat des Frères musulmans est élu. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui est en danger. Toute l’Égypte est en danger. Nous sommes dans une situation assez similaire à celle dans laquelle l’Allemagne se trouvait en 1933. Le régime nazi était un régime fasciste qui discriminait sur une base raciale. Aujourd’hui, il s’agit d’un fascisme religieux. Je ne serais pas étonné que des écrivains ou des journalistes soient assassinés. Je n’exagère pas quand je parle de fascisme.

Les Frères musulmans cherchent à changer complètement l’identité de l’Égypte. J’ai étudié de près l’histoire de l’Égypte, depuis les Pharaons jusqu’à aujourd’hui. C’est un pays très centralisé, avec un État très puissant, depuis la construction de l’État moderne par Mohamed Ali au début du XIXe siècle. Mais pour la première fois, je pense que cet État pourrait s’effondrer et, dans ce cas, ce sera un chaos absolu. Je m’attends à ce que toute une civilisation disparaisse.

Il est très important de comprendre que, pour les Frères musulmans, l’Égypte n’a pas d’importance comme nation. Ce qui compte, pour eux, c’est l’oumma, la nation musulmane. Un musulman malaisien est plus important pour eux qu’un copte qui vit ici.

Est-ce que la situation peut vraiment être pire que durant le régime de Moubarak ?

Pendant le régime de Moubarak, il y avait beaucoup de corruption, mais, au moins, il y avait un État. Dans le chaos actuel, le risque le plus grand est que les Frères musulmans s’emparent de tous les leviers du pouvoir. J’ai vu, de près, comment ils essayent de contrôler les médias publics. C’est la Choura, la Chambre haute, qui s’occupe des grands groupes de presse, comme Al Ahram et Al Akhbar. Depuis que les Frères y ont la majorité, ils ne cessent d’essayer de changer les directeurs et les rédacteurs en chef et veulent tout contrôler.
En outre, la Chambre haute travaille main dans la main avec le président du syndicat des journalistes, qui aussi membre des Frères musulmans. En 1973, lorsque Sadate m’a interdit de parution, je ne me suis pas senti en danger, parce que j’avais le soutien d’un syndicat puissant. Et c’était encore le cas en 1993, lorsque Moubarak a voulu passer une loi restreignant la liberté de la presse. Aujourd’hui, le syndicat est dirigé par quelqu’un qui prend ses consignes auprès du guide suprême de la confrérie.

Mais était-ce différent du temps de Nasser, Sadate ou Moubarak ?

Bien sûr que c’était aussi le cas. Mais si l’Égypte a fait une révolution, ce n’est pas pour que les systèmes mal conçus continuent d’exister. Nous voulons l’autonomie des organismes de presse. Les Frères musulmans veulent tellement tout contrôler qu’ils ont déjà perdu beaucoup de popularité dans la rue. Mais j’étais en prison avec eux, dans les années 1960, et c’est vraiment une organisation qui agit en catimini, de manière très structurée. Je suis convaincu qu’ils ont des milices prêtes à se battre et qu’ils n’hésiteront pas à s’en servir.

Vous comparez les Frères musulmans à une organisation fasciste. Est-ce qu’ils ne peuvent pas plutôt suivre le parcours des islamistes turcs, qui ont joué le jeu démocratique ?

La situation de la Turquie est particulière, à cause de la tradition laïque. Et le parti au pouvoir est beaucoup plus ouvert que les Frères musulmans vis-à-vis des femmes ou des minorités. En Égypte, je vois beaucoup de coptes dire qu’ils émigreront si les Frères arrivent à la présidence. Or, la richesse de l’Égypte vient de sa diversité. Je ne veux pas d’une Égypte monotone, avec un parti islamique dominateur et seulement des musulmans comme habitants.

Comment lutter contre cette emprise des Frères musulmans ? Est-ce que cela implique de confier les rênes de l’Égypte à un homme de l’ancien régime ?

Le choix se situe entre l’État civil et l’État religieux. Voter Chafik, ce n’est bien sûr pas le meilleur des choix, mais cela va protéger l’identité civile et l’identité culturelle de l’Égypte. Entre la peste et le choléra, je choisis le choléra, parce que ça permet de survivre quelques jours et d’espérer trouver un remède qui agisse avant la mort.
Mais je reste optimiste. Aujourd’hui, les Égyptiens vivent sans État, sans police, sans économie, et ils y arrivent. Cette volonté de vivre du peuple égyptien me donne confiance pour l’avenir.

Comme écrivain, vous êtes connu pour des livres comme Zayni Barakatou Les récits de l’institution, qui dénoncent l’oppression. C’est étrange de vous entendre dire qu’il vaut mieux avoir Chafik, un homme de l’ancien régime, qu’un candidat Frères musulmans élu démocratiquement ?

Chafik va préserver la structure de l’État et, selon moi, il ne va pas se mettre dans les pas de Moubarak. Il va essayer de laisser sa propre empreinte dans la gestion de l’État. Par contre, Morsi va vouloir tout bouleverser, mais pour nous faire revenir au Moyen-Âge.
Ce qui est cynique est que les jeunes ont monté une révolution, mais qu’elle risque d’aboutir à l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans. C’est comme une explosion atomique dont on ne pourrait pas exploiter l’énergie. Je regrette que ces jeunes n’aient pas été plus organisés, et je tiens quelqu’un comme Mohamed El Baradei pour responsable de cet échec. S’il s’était lancé dans la course présidentielle, il aurait gagné à tous les coups. Mais je reste confiant, car on assiste aussi à l’éclosion d’une génération créative, autant politiquement que littérairement.

Est-ce que la révolution a changé la manière d’écrire en Égypte ?

Je ne vais pas prétendre être un des membres de la révolution, et je ne pense pas que cela ait changé quoi que ce soit à mon écriture littéraire, même si mon travail de journaliste est plus intense, car tout va très vite et oblige à prendre sans cesse position.
Il y a aujourd’hui beaucoup d’écrivains qui exploitent le thème de la révolution, mais ce sont des écrivains mineurs. Mais dans la revue Fossoul, ou le journal Midan Masr, on commence à lire des jeunes écrivains prometteurs. Je pense qu’on se trouve, en Égypte, au début d’une toute nouvelle littérature. Moi, je représente le passé, mais je m’intéresse à ce renouvellement.