À Madrid, Bankia est en ruines mais fait expulser les mauvais payeurs | Mediapart | Infos en français | Scoop.it

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De notre envoyé spécial à Torrejon de la Calzada (Espagne),

La maison est facile à trouver : une voiture de police s'est garée en face, au petit matin. Dès huit heures, un attroupement de voisins et d'activistes se forme, devant la barrière de l'entrée, à l'ombre d'un épais chèvrefeuille. Au numéro 15 de cette rue de Torrejon de la Calzada, dans la lointaine banlieue sud de Madrid, vivent trois Colombiennes : une grand-mère, une mère et sa fille, sur le point de se faire expulser, jeudi 14 juin. L'opération est prévue pour 11 heures.

Débarquée de Bogotá en 2002, Gloria Gallego a acheté, il y a sept ans, ce petit pavillon à un étage, pour 350 000 euros. Sa banque, la caisse d'épargne Caja Madrid, lui avait proposé un prêt sur 30 ans. A l'époque, l'Espagne construit à tout-va, les banques et les promoteurs immobiliers investissent les yeux fermés, et beaucoup de familles s'endettent sans compter. L'an dernier, Gloria, qui travaillait surtout comme femme de ménage, perd une à une toutes ses activités rémunérées. « Je me suis retrouvée d'un coup au chômage, mais je n'ai même pas accès aux indemnités », assure-t-elle.

Depuis un an, le trio affirme ne plus pouvoir compter que sur les 600 euros de retraite, versés chaque mois à la grand-mère par… l'Etat colombien. Impossible de combler le prêt dans ces conditions. Entre-temps, Gloria a obtenu la nationalité espagnole et la bulle immobilière a éclaté. Les intérêts, par un système de prêts croisés vertigineux qui avait totalement échappé à Gloria au moment de la signature du contrat, ont explosé. La somme à rembourser a encore grossi. Sans surprise, Bankia, ce colosse financier né de la fusion de sept caisses d'épargne, dont Caja Madrid, a demandé il y a quelques mois l'expulsion des trois Colombiennes.
Sur le trottoir ce jeudi, ils sont une soixantaine à avoir fait le déplacement, pour tenter d'empêcher l'opération. « ¡Stop desahucios! » (stop aux expulsions), s'égosillent-ils. Les amies d'école d'Ana, la fille de 18 ans, sont venues en délégation. Certaines ont apporté des chaînes, pour s'attacher symboliquement au lieu. Des proches colombiens de la famille sont aussi présents, et agitent le drapeau de leur pays. Quelques activistes « indignés », venus de Madrid, et d'autres victimes de prêts hypothécaires carabinés, complètent l'équipée.

Partout, des téléphones portables filment le rassemblement. On chante, en attendant l'heure fatidique, des slogans bien rodés. « Ils sauvent le banquier, nous sauvons l'ouvrier » :

A l'étage, à la fenêtre gauche, la grand-mère de 71 ans observe le spectacle, en retrait, effarée par ce qui lui tombe dessus. Son sac à main vissé à l'épaule, elle semble prête à dévaler les escaliers et s'enfuir à tout moment. Gloria, elle, ne tarde pas à s'effondrer en pleurs dans le canapé du salon.
Ce cas de figure n'a rien d'exceptionnel dans l'Espagne en crise. Rien qu'à l'échelle de la communauté de Madrid, environ 40 expulsions se déroulent chaque jour, selon l'inventaire de la PAH, une association d'aide aux victimes de prêts hypothécaires. En 2011, plus de 58 000 opérations ont été recensées, dans tout le pays. Un chiffre en explosion (+22 % par rapport à l'année précédente).

« Pas assez de logement social »
Mais la situation de Gloria Gallego revêt une dimension particulière. Elle intervient quelques semaines à peine après la nationalisation express de Bankia, au bord de la faillite. Au total, ce sont 23,5 milliards d'euros d'argent public qui ont été, ou vont être, injectés, pour tenir à flots ce géant financier, quoi qu'il en coûte. Ce plan de sauvetage n'empêche pas Bankia de poursuivre les opérations à l'encontre de ses mauvais payeurs. A Madrid, cette banque arrive même en tête des expulsions réalisées ces dernières semaines, devant Santander, selon les estimations de la PAH.

Les « 24 milliards » de Bankia reviennent en boucle dans les conversations ce matin-là, comme le symbole ultime d'un « deux poids deux mesures » de plus en plus inacceptable pour les Espagnols. « Puisque c'est l'argent du contribuable qui a renfloué Bankia, c'est au contribuable de décider s'il faut continuer les expulsions », lâche un ami d'Ana, qui refuse de donner son identité. Sur la feuille de papier format A4 qu'il porte ce matin-là, l'étudiant a écrit, en forme d'adresse à Bankia : « Ceci est ma maison, pas la tienne. »

Il est 10 h 20 quand trois policiers s'approchent de l'entrée de la maison. Ils viennent d'obtenir l'information : les autorités judiciaires ont décidé de « suspendre » l'expulsion. Pour combien de semaines ou de mois ? Impossible de le savoir pour l'instant. Mais l'annonce est accueillie par un déferlement de cris de joie, au 15 de la rue José Antonio. « Oui, on peut y arriver », s'enflamment les activistes :

Cette décision, précaire, est une victoire pour la PAH. Cette plateforme d'aide, d'abord apparue en Catalogne, active depuis plus d'un à Madrid, s'occupe du dossier Gloria Gallego depuis des semaines. « Nous sommes totalement débordés depuis quelques semaines, je n'ai jamais eu un agenda aussi rempli de toute ma vie », constate Esther Sanz Ruiz, une cuisinière de profession, tombée au chômage il y a un an, et qui consacre désormais tout son temps comme bénévole à cette association.
En moyenne, la PAH, avec d'autres relais sociaux dans les quartiers, parvient à retarder la moitié des expulsions sur la communauté de Madrid, grâce à cette pression populaire. Mais cela ne règle rien au problème de fond. Les militants le reconnaissent sans détour : ils peinent à concrétiser leurs deux principales revendications. D'abord, faire en sorte que la dette des ménages soit annulée dans son intégralité, une fois la famille expulsée – ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Surtout, développer une offre de logement social, quasiment inexistante en Espagne d'après eux, qui pourrait amoindrir la violence des expulsions.

« C'est aberrant : l'Espagne compte plus de six millions de maisons ou d'appartements vides, qui ont été construits et n'ont pas trouvé vendeurs ces dernières années. Et l'on expulse des milliers de personnes… Il faudrait recycler ces villes fantômes », plaide-t-on du côté de la PAH. Un débat qui ressemble à s'y méprendre à celui en cours depuis plus d'un an en Irlande, où une commission avait été mise sur pied, pour préparer la reconversion des villes fantômes.