Une révolte éthique se propage chez les économistes | Mediapart #économie #essentiel | Infos en français | Scoop.it

13 JUILLET 2012 | PAR LAURENT MAUDUIT

C’est un événement important qui va faire du bruit dans la communauté des économistes français : réuni jeudi 12 juillet en fin d’après-midi, le conseil d’administration de l’École d’économie de Paris, qui regroupe quelques-uns des meilleurs spécialistes français de cette discipline et qui est présidé par Roger Guesnerie, professeur au Collège de France, a émis un avis favorable à l’adoption d’une charte déontologique qui s’imposera à tous ses chercheurs et enseignants-chercheurs.

Selon plusieurs témoins, le texte a été validé avec beaucoup d’enthousiasme par les membres du conseil. Adopté après des réflexions qui ont duré plus d’un an entre les différents responsables des institutions qui composent l’École, cette charte éthique est l’un des prolongements de la controverse publique autour de certains économistes français, liés à des degrés divers au monde de la finance, et dont l’indépendance a été mise en cause ces derniers mois par différentes publications, dont l’ouvrage écrit par l’auteur de ces lignes, Les imposteurs de l’économie (Editions Gawsewitch).

Voilà en effet plus d’un an que différents économistes réputés de l’École d’économie de Paris, qui est l’un des principaux pôles d’excellence de cette discipline en France, et qui est aussi connue sous le nom de Paris School of Economics (PSE), militaient pour l’adoption d’une telle charte déontologique. Le plus actif d’entre eux a assurément été Romain Rancière, un ancien du Fonds monétaire international (FMI), qui est aujourd’hui professeur à PSE – par ailleurs fils du philosophe Jacques Rancière.

Mais, conduisant mon enquête pour écrire mon livre, au cours de l’automne 2011, j’ai pu constater que de nombreux autres économistes de l’École étaient aussi favorables à l’adoption d’une telle charte, en plus d’une observation plus rigoureuse des règles légales qui encadrent la fonction publique et qui s’imposent donc aux universitaires, pour mieux garantir l’indépendance des économistes.

Parmi les économistes que j’ai alors rencontrés, Thomas Piketty, Guillaume Hollard ou encore Philippe Askenazyfaisaient clairement partie de ceux qui défendaient la nécessité d’un débat sur la déontologie. Le directeur de PSE, François Bourguignon, m’avait également clairement dit qu’il était d’accord avec Romain Rancière et qu’il pousserait dans le même sens.

Après de longs palabres, un peu embarrassés – on comprendra tout à l’heure pourquoi –, les discussions ont donc finalement abouti. Les différentes institutions publiques (l’École normale supérieure, l’École des hautes études en sciences sociales, le CNRS et l’Université de Paris I) représentées au sein du conseil d’administration de PSE (on peut en consulter ici les membres) ont donné leur accord sur le texte, baptisé « Principes de transparence et d’intégrité professionnelle à PSE – Ecole d’économie de Paris ». Puis, le conseil l’a donc ratifié ce jeudi 12 juillet. Et, d’ici début septembre, il devrait être adressé à tous les chercheurs ou enseignants-chercheurs de la maison, pour qu’ils se soumettent à ses obligations.

C’est donc, du fait de la crise et de la mise en cause de certains économistes qu’elle a engendrée, un séisme qui affecte la communauté des économistes français. L’an passé, il y a d’abord eu l’autre pôle d’excellence français en économie, Toulouse School of Economics (TSE), de culture beaucoup plus libérale, qui s’est doté d’une charte déontologique (elle est ici). Puis, en mars, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a fait de même (sa charte est ici). Et maintenant, c’est au tour de PSE.

Le lien embarrassant de Daniel Cohen avec la banque Lazard
La charte éthique de PSE commence donc par un rappel des principes généraux auxquels doivent adhérer tous ces membres :« L'ambition de PSE-Ecole d'économie de Paris exige l'excellence scientifique de ses enseignants-chercheurs et leur ouverture à la société et aux médias. Mais elle exige aussi le respect de principes éthiques destinés à préserver l'intégrité scientifique de la recherche économique telle que pratiquée à PSE. L'intérêt matériel ou l'esprit partisan ne peuvent primer sur la rigueur scientifique dans les publications et communications scientifiques, dans les médias ou lors de débats publics, spécialisés ou non.

« La communauté des chercheurs économistes a été prise publiquement à parti au sujet de son rôle dans la crise financière et économique de ces dernières années. En particulier des doutes ont été exprimés quant à l'honnêteté scientifique de certains membres de la profession dont le discours public a pu paraître influencé par les liens économiques qu'ils entretenaient avec certains groupes d'intérêts et de pression. Il importe de prévenir une telle dérive. Il y va de la crédibilité de la profession de chercheur-économiste elle-même et de la réputation des institutions où elle s'exerce. Dans cet esprit, il paraît indispensable que les membres à la Fondation PSE-Ecole d'économie de Paris s'engagent à respecter quelques principes élémentaires de transparence, et que la Fondation s'impose à elle-même des principes similaires. »

Ces postulats ne sont pas que de pure forme. Car dans le monde entier, la crise a révélé des liens de dépendance de certains économistes vis-à-vis du monde de la finance, sinon même un système de corruption ou du moins de « corruption douce », pour reprendre la formule du célèbre prix Nobel d’économie américain, Paul Krugman, par ailleurs chroniqueur du New York Times. Cette OPA de la finance sur le monde des économistes a été bien mis en évidence par le célèbre documentaire Inside Job, de Charles H. Ferguson, dont on peut visionner ci-dessous la bande annonce.

Mais mon enquête a clairement établi qu’en France aussi les liens de dépendance entre ce monde de la finance et celui des économistes sont aussi nombreux et préoccupants.

PSE n’est certes pas le lieu où le virus de la finance s’est le plus propagé. À la différence d’autres cénacles, comme le Cercle des économistes où les mondanités priment sur tout le reste, à commencer par la recherche, PSE s’est tenue relativement à l’écart de cette vogue consanguine. Mais quelques économistes de l’École ont été pointés du doigt. Dans mon livre, je m’arrête ainsi sur le cas de Richard Portes.

Comme l’économiste américain Frederic Mishkin, mis en cause dans le documentaire Inside Job, cet économiste a réalisé un rapport sur l’Islande (il est ici). C’était en avril 2008. Rédigé sous l’égide de la London Business School pour le compte de la Chambre de commerce d’Islande, juste quelques jours avant que ce pays ne s’effondre, ce rapport était consternant, car il ne poursuivait qu’un seul but : convaincre qu’un « atterrissage en catastrophe du pays » était impossible et qu’il n’y avait que de« mauvais journalistes » (« bad journalism ») pour le prétendre. Or, si ses racines sont britanniques, Richard Portes a aussi beaucoup d’attaches en France, et précisément à PSE où il est chercheur associé, ou encore à l’École des hautes études en sciences sociales où il est directeur d’études.

Et puis, il y a surtout le cas célèbre de Daniel Cohen. Responsable de l’économie à l’École normale supérieure et professeur à PSE, l’économiste a aussi été mis en cause pour sa proximité avec la banque Lazard, où il est rémunéré en qualité de « senior adviser ». Banque conseil du gouvernement grec pour la crise des dettes souveraines, la banque utilise l’économiste dont la spécialité est précisément ce sujet des dettes souveraines. Dans mon livre, je présente une enquête sur les liens financiers qui unissent l’économiste Daniel Cohen, l’un des plus connus en France, à cette banque, et en particulier à sa figure de proue à Paris, le banquier Matthieu Pigasse.

C’est pour tourner la page de ces controverses que PSE a décidé de se doter d’une charte éthique. Mais c’est aussi parce que le « cas Cohen » était embarrassant que l’École a mis plus de temps que d’autres institutions, TSE en particulier. En quelque sorte, beaucoup d’économistes ont voulu avancer vers une charte éthique et rappeler Daniel Cohen à ses obligations, mais sans lui faire violence.

Obligation de transparence pour les rémunérations privées
Après ces principes généraux, la charte éthique édicte les règles que devront respecter les économistes de la maison. Le point 1 est le suivant : « Les membres de PSE sont dans leur presque totalité employés principalement par des établissements et organismes publics d'enseignement supérieur et de recherche. A ce titre, et s'agissant de toute rémunération annexe, ils doivent respecter la réglementation de la fonction publique concernant le cumul d'activité. »

Ce commandement est de première importance. Traduction pour les profanes : la loi fait obligation aux fonctionnaires d’avoir l’accord de leur supérieur hiérarchique avant d’accepter une mission rémunérée dans le secteur privé. Au fil des ans, un véritable laxisme s’était installé et de nombreux économistes se sont dispensés de faire ces demandes avant d’accepter de faire des « ménages » pour le privé et arrondir de la sorte leur fin de mois. Daniel Cohen, pour en rester à cet exemple, sera donc dans l’obligation – c’est ce que rappelle cette charte – de demander une autorisation à sa tutelle s’il veut poursuivre son travail de « senior adviser » de la banque Lazard. Laquelle autorité hiérarchique sera en mesure de refuser. On ne peut donc pas exclure que la banque d’affaires perde bientôt la plus célèbre de ses recrues.

Il est à noter que la charte déontologique ne rappelle pas que la loi interdit par ailleurs à un fonctionnaire de siéger au conseil d’administration d’une entreprise privée. Dans l’esprit des rédacteurs de la charte, cela coule-t-il de source ? Daniel Cohen, toujours pour s’en tenir encore à cet exemple, devra-t-il donc démissionner du conseil de surveillance du groupe Le Monde ? Il faudra suivre dans les prochains mois les conséquences nombreuses de cette charte.

Les points suivants de la charte sont tout aussi sensibles. D’abord, le point 2 fixe cette règle : « En outre, tout membre s’engage à déclarer à la direction de la Fondation toute source de rémunération annexe supérieure à 5.000 euros, et à préciser pour chacune d’entre elles où se situe cette rémunération dans les deux intervalles suivants : (i) de 5.000 à 25.000 euros par an, (ii) plus de 25.000 euros par an . Il s'engage également à mentionner cette information sur sa page internet hébergée par PSE, sous l'intitulé : “activités rémunérées annexes”. »

Cette règle était la plus attendue car, en France, de nombreux économistes courent micros et caméras, en se présentant sous leur casquette d’universitaires sans prévenir ceux qui les écoutent qu’ils sont aussi appointés par des établissements bancaires ou financiers, et qu’ils ont même parfois fait discrètement fortune grâce à eux. L’exigence de transparence était donc l’une des revendications les plus fortes de nombreux économistes. Dans de nombreux pays en effet, les économistes affichent « d’où » ils parlent. C’est particulièrement le cas, désormais, aux États-Unis.

A l’Université de Harvard, par exemple, les économistes sont tenus par leur contrat de travail de faire figurer sur leur blog un onglet baptisé « outside activities » où ils mentionnent toutes leurs rémunérations obtenues en dehors de l’université. C’est donc ce principe de transparence et de publication sur les blogs des chercheurs que PSE reprend à son compte.

Ce principe fait l’objet d’un vif débat dans la communauté des économistes. Certains experts considèrent en effet que ce principe est notoirement insuffisant et qu’il faudrait des mesures autrement plus énergiques pour moraliser la profession. D’autres considèrent que la transparence incitera beaucoup d’économistes à se recentrer sur leur métier de peur d’être montré du doigt ou d’alimenter une suspicion sur un possible lien de dépendance ou de connivence avec les milieux financiers.

Dans le cas de PSE, il faut, quoiqu’il en soit, bien mesurer l’onde de choc de cette obligation. Dans mon enquête, j’avais en effet révélé que, selon de très bonnes sources, Daniel Cohen, pour en finir avec cet exemple, percevait une rémunération de l’ordre de 1 à 2 millions d’euros par an de la banque Lazard. Interrogé par Le Nouvel Observateur lors de la sortie de mon livre, l’économiste avait contesté ces chiffres, et m’avait fait cette réponse : « Concernant mes rémunérations, vous êtes dans un gros rapport de un à dix avec la réalité... ». Ce qui voudrait donc dire que les honoraires qui lui sont versés par la banque Lazard ne seraient que de 100 000 à 200 000 euros par an.

Une charte déontologique très ambitieuse
Ce chiffrage est contesté par plusieurs sources auxquelles j’ai eu accès. Mais quand bien même Daniel Cohen dirait juste, cette obligation de transparence va le mettre dans une situation très délicate à PSE : il va devoir admettre publiquement que, même dans cette version basse, son activité de « senior adviser » à la banque Lazard lui fait gagner deux à quatre fois plus que son métier d’universitaire économiste.

À la suite de cette disposition, de nombreux autres points de la charte visent à éviter les situations de conflit d’intérêt et à contraindre les économistes à indiquer les liens multiples qui peuvent peser directement ou indirectement sur leurs travaux ou leur expression publique.

Dans la foulée, à partir du point 7, la charte indique que la fondation qui gère PSE (sur le modèle des fondations autorisant des financements privés qui ont prospéré avec la loi Pécresse) s’appliquera à elle-même les principes de transparence auxquels les économistes seront astreints. « Selon le même principe de transparence, la Fondation PSE-Ecole d'économie de Paris s'engage à faire apparaître et maintenir à jour sur son site internet la liste des contributeurs à sa dotation, ainsi que la composition exacte de son conseil d'administration. »

Ce point ne constitue, en fait, pas une nouveauté, puisque dès à présent le site Internet de PSE fait apparaître les financements privés dont jouit l’école, avec la liste des plus gros contributeurs. On y apprend en particulier ceci : « Quatre entités privées font actuellement partie du collège des partenaires privés de la fondation : l’AFPSE, AXA, Boussard & Gavaudan et Exane. Ces partenaires sont représentés respectivement par : Georges De Menil, Henri De Castries, Emmanuel Boussard et Nicolas Chanut. ».

Mais, dans un souci de transparence, la Fondation de PSE va au-delà : elle « rendra publique, chaque année, la liste des financements contractuels et subventions de recherche reçues au titre de contrats de recherche, consultation ou chaires d'entreprise. Pour tout financement supérieur à 10.000 euros, cette liste doit mentionner l'identité des financeurs, publics ou privés, nationaux ou étrangers, ainsi que la nature de la recherche ou de la prestation réalisée. » Et la charte ajoute : « Le financement d'un programme particulier de recherche de la Fondation PSE-Ecole d'économie de Paris par un organisme privé ne saurait préjuger en rien des conclusions auxquelles conduiront les travaux correspondants. De la même façon, toute contribution à la dotation de la Fondation ne sera acceptée que si elle respecte ce même principe de non-ingérence du donateur dans les programmes de recherche de PSE-Ecole d'économie de Paris et les conclusions obtenues par ses chercheurs. »

Ce dernier engagement prend une très grande importance car PSE, comme d’autres pôles de recherche et d’enseignement, dispose également de chaires d’enseignement dont les financements peuvent être assurés par des sociétés privées, ce qui peut générer des relations de dépendance ou d’influence pas toujours très compatible avec l’indépendance du savoir académique.

C’est donc, somme toute, une charte déontologique très ambitieuse que PSE vient d’adopter – beaucoup plus ambitieuse que celle de TSE. À l’initiative et sous la pression de Romain Rancière, avec en appui Thomas Piketty, qui a joué un rôle important au comité de pilotage de PSE pour que la charte soit exigeante, François Bourguignon, le directeur de l’École, a finalement placé la barre très haut. Et c’est pour cela qu’il s’agit d’un événement majeur dans le monde des économistes français.

Vu de loin, on pourrait certes penser que rien n’a changé dans le petit microcosme des imposteurs de l’économie. Comme à son habitude, le mondain Cercle des économistes a organisé ces derniers jours son pince-fesse annuel à Aix-en-Provence. Et tout le gotha des affaires s’y est précipité, jusqu’au ministre socialiste des finances Pierre Moscovici à qui cela n’a fait visiblement fait ni chaud ni froid de s’afficher avec les économistes les plus critiqués pour leurs accointances avec les milieux corrupteurs de la finance. Splendeurs et misères des courtisanes ! Tout ce petit monde composé d’économistes, d’hommes d’affaires, d’intrigants en tous genres, a donc fait la fête. Comme si de rien n’était. Comme si la crise n’avait pas mise à nu des connivences si longtemps cachées entre le monde des économistes et celui des affaires et de la finance.

Mais ce sentiment que tout continue comme avant et que le conservatisme est en passe de l’emporter, est à l’évidence faux. Dans la communauté des économistes, on sent bien, au contraire, qu’une page est en train de se tourner. Et que l’aspiration à une véritable indépendance des économistes, gage du pluralisme des recherche, se fait se plus en plus forte. C’est ce dont témoigne l’audience nouvelle de l’Association française d’économie politique, présidée par André Orléan, qui est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’Ehess. C’est aussi ce dont témoigne cette courageuse charte déontologique de PSE. En bref, dans le monde des économistes français, plus rien ne sera tout à fait comme avant. Un tremblement de terre commence, et il connaîtra de nombreuses répliques…