La marine de guerre russe réinvestit les océans. Ses navires croisent là où ils n'ont pas été vus depuis longtemps, parfois plus de vingt ans. C'est le cas dans les Caraïbes, au large de Cuba et du Venezuela. Dans la Corne de l'Afrique, face à l'Iran et au Yémen. En Méditerranée orientale, à la faveur de la crise syrienne.
Dans l'Arctique, Moscou a annoncé à la mi-septembre la réouverture de l'aérodrome de l'île de Kotelnyi, fermé en 1993. Bien qu'il ne soit libéré des glaces que quatre mois par an, ce point d'appui sera synonyme de "présence permanente", a assuré le chef d'état-major de la marine. Un discours nouveau.
Pour l'occasion, dix bâtiments militaires ont pris la route de l'archipel de Nouvelle-Sibérie, dont le croiseur nucléaire Pierre-le-Grand. Ce monstre de la guerre froide, navire amiral de la flotte du Nord, est un symbole. Il est tout à la fois énorme et vulnérable ; il vogue sans l'armada qui l'aurait protégé dans le passé soviétique.
Il n'est pas prévu que la base de Kotelnyi accueille des troupes en nombre. Mais, avec une infrastructure légère (réserves de kérosène, poste sanitaire, etc.), elle permettra de mener des recherches et de sécuriser les routes maritimes, à l'aube de l'ouverture des passages du Nord. Fin août, la première incursion d'un cargo chinois, qui a traversé l'Arctique pour rejoindre Rotterdam, a été remarquée. Les sept brise-glaces russes, à propulsion nucléaire, doivent être protégés. La base aura aussi un intérêt militaire plus discret, selon certains experts: elle permettra d’installer des moyens de guerre électroniques – radars, détection sous-marine, relais spatial.
Ces déploiements récents veulent illustrer la priorité accordée à lamarine dans l’effort considérable annoncé par Vladimir Poutine pour la défense. Dans la programmation affichée pour2011-2020, l’arme navale concentrerait 160 milliards de dollars sur les 464 milliards promis. Les experts, toutefois, jugent ce plan inatteignable en raison de l’état de décrépitude du complexe militaro-industriel.
La chute de l’URSS avait entraîné l’effondrement de la première marine du monde. Entre 1991 et 1996, rappelle le Centre d’études supérieures de la marine (CESM), à Paris, la flotte russea perdu la moitié de ses bases et plus de 40% de ses unités navales.
Les flottes de la Baltique et de la mer Noire se sont trouvées réduites à stocker
les épaves. Les années 2000 n’ont pas permis de sortir de cette décrépitude.
Ainsi, la quinzaine de vieux bâtiments présents en Méditerranée orientale
depuis un an sont bien connus desmarins occidentaux.Certains ont dû être prélevés sur la flotte du Pacifique. Peu opérationnels, sans base support, ils ne tiendraient pas une heure face aux armadas de haute technologie, américaine en tête, déployées dans la région.Bien que stratégique, la base de Tartous,en Syrie, n’a pas été modernisée comme annoncé, et reste une base logistique. La Méditerranée demeure, selon l’expression des militaires français, un «lac otanien» dans lequel la présence russe est tolérée.
Enormes difficultés
En mer Noire, la cohabitation russo-krainienne n’est pas aisée sur la base de
Sébastopol, partagée par les deux pays depuis 1997. Le 12 septembre, la douane ukrainienne a retardé le départ du patrouilleur Smetlivy (« l’intelligent »)
vers la Syrie, en imposant à son commandant des vérifications imprévues. «Une riposte aux récents contrôles imposés par la douane russe sur les exportations ukrainiennes», a expliqué le quotidien Nezavissimaïa Gazeta.
Renouvelé en 2010 pour trente deux ans en échange d’une réduction sur
le prix du gaz russe, le bail de la base est soumis aux fréquentes sautes d’humeur entre Moscou et Kiev. Peu séduits par la perspective d’une militarisation à outrance de la mer Noire, les Ukrainiens freinent l’arrivée de nouveaux bâtiments russes.
La Russie mise sur Novorossiisk, situé sur la côte russe de la mer Noire plus à l’est, commeport de repli éventuel. Le ministère de la défense voudrait en faire en 2014 le port d’attache du Sébastopol, leporte-hélicoptères de classe Mistral acheté à la France. Mais tout reste à bâtir à Novorossiisk.
Les flottes du Nord et du Pacifique concentrent les efforts de modernisation, avec d’énormes difficultés. La manne budgétaire «ne donnera rien», assure Mikhaïl Voïtenko, fondateur du site Le bulletin maritime (odin.tc). «Impossible de résoudre leurs problèmes en injectant de la technique et en formant les cadres. Il manque l’essentiel, la compréhension du type de flotte qu’il nous faut et pour quoi faire.» Le président russe avait lui-même admis le 31 août 2012 lors d’une réunion du Conseil de sécurité : «De nombreuses entreprises du secteur sont technologiquement attardées(…) Elles ont raté plusieurs cycles de modernisation.» La Russie de Poutine multiplie donc les partenariats d’armement avec les Européens(Allemagne,France,Italie) pour tenter d’acquérir les technologies qu’elle ne maîtrise plus, notamment en matière d’intégration des systèmes d’armes sur les navires.
Le pays ne devrait disposer en 2020 que d’une cinquantaine d’unités conventionnelles opérationnelles, dont peu de grands bâtiments de combat, tant les retards sont importants. Les sous-marins, secteur prioritaire, n’y échappentpas. Des incendies frappent régulièrement les chantiers. Mi-septembre, c’est le Tomsk, lanceur de missiles K150, qui a brûlé à Zvezda,alors qu’il était déjà immobilisé depuis trois ans pour rénovation,
faisant une quinzaine de blessés.Lesgrandes difficultés de l’intégration du missile intercontinental Boulava sur les nouveaux sous-marins d’attaque de la classe Boreï pourraient être gravissimes: plus de la moitié du plan de modernisation 2015-2020 a été consacré à la construction de ses trois bâtiments. Quant aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, des fuites dans la presse ont fait état de 5 patrouilles en 2012, le chiffre le plus bas depuis 2006.
D’un point de vue militaire, les récentdéploiements navals russes sont donc loin d’illustrer une remontée en puissance. Ils ne relèvent cependant pas non plus
d’une simple gesticulation. «Ilsaccompagnent la posture politique de réinvestissement des frontières russes, posture qui n’a pas besoin d’être servie par de la haute technologie», estime Philippe Pelé-Clamour, professeur affilié à HEC. En ce sens, sa flotte de guerre serait pour la Russie un outil de rayonnement, non plus de dissuasion.
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Patrick H.