« Entre Dieu et le diable, on trouve la puce » – Entretien parasitique avec Camille Le Doze | Insect Archive | Scoop.it

"Étrange parasite que la puce, insecte entêtant qui s’est longtemps promené sans distinction sur le corps du pape ou de la lavandière, du magistrat ou du marin. À l’origine de la peste, de sanglantes crises de grattements et d’innombrables potions destinées à l’éradiquer, la vermine sautillante se joue des conventions, bondit dans les dentelles et éveille l’esprit libertin, jusqu’à l’avènement des rigueurs hygiénistes à partir du XIXe siècle. Entretien avec Camille Le Doze, historienne de la période de l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècle) et auteure aux éditions Arkhê de La puce, de la vermine aux démangeaisons érotiques."

 

Article11 - Entretiens, par Julia Zortea, 31.05.2013

Une petite chose qui touche tout le monde

« Alors que je devais choisir un sujet de recherche, les étudiants de ma faculté qui travaillaient sur la période de l’Ancien Régime avaient coutume de se pencher sur les inventaires après décès : entre le XVIe et le XVIIIe siècle, quand quelqu’un mourrait, la liste de tout ce qui se trouvait dans sa maison était systématiquement dressée. Mais l’histoire matérielle ne me disait trop rien ; j’avais plutôt envie de traiter d’une petite chose qui touche tout le monde. Un jour, j’ai lu dans Le Monde un entrefilet écrit par un parasitologue breton, collectionneur de sources anciennes sur les parasites, qui venait d’auto-éditer une brochure rassemblant ses références. Il semblait possible d’entamer une recherche historique sur cette catégorie d’insectes, et sur ses liens avec l’homme.

 

Pour la petite histoire, mon arrière-grand-mère, cartonnière à Paris dans les années 1920, a eu la peste, qui s’attrape et se transmet par la puce. En choisissant cet animal pour ’’entrer dans l’Histoire’’, je pensais très rapidement dériver vers les pestes de l’Ancien Régime et l’histoire médicale. »

Mais la peste est une punition divine

« Les ouvrages d’histoire naturelle du XVIe et du XVIIe font partie des premières publications imprimées. En lisant les articles consacrés aux insectes, je me suis vite rendue compte que le lien entre la peste et la puce n’était absolument pas fait à l’époque. Pour les médecins, cette maladie est alors la conséquence d’un dérèglement du corps, symbolise une punition divine, ou s’explique encore de mille autres manières qui ne mettent jamais en scène le parasite.

La richesse de ces ouvrages d’histoire naturelle se trouve plutôt dans les références auxquelles ils font écho : de nombreuses expressions, adages et anecdotes tournent autour de la puce et renvoient à des textes souvent poétiques, qui composent au final tout un pan de littérature dédié à cet insecte. La Puce de Madame des Roches en est une parfaite illustration. Alors que les guerres civiles et religieuses déchirent le royaume, Henri III organise une juridiction extraordinaire à Poitiers, regroupant des magistrats des différents parlements. Ces derniers en profitent pour se réunir chez Madeleine des Roches, qui tient salon. C’est en hommage à une puce qui se balade sur la poitrine de Catherine, sa fille, qu’est lancée une joute poétique - 600 pages de vers écrits en français, en espagnol et en latin. »

La puce, elle naît de rien

« Jusqu’à l’invention du microscope au XVIIe siècle, un flou immense règne quant à la manière d’appréhender les très petits animaux. Les gens ne se doutent pas que les insectes se reproduisent et imaginent que ces derniers existent spontanément. Puisqu’ils sont nuisibles, on pense que les parasites surgissent de matières infâmes telles que la pourriture ou la fiente, et puisque les puces viennent se coller au corps, on estime qu’elles naissent de la transpiration.

À l’époque, la santé est analysée selon la théorie des humeurs (chaude, froide, sèche ou humide), soit autant d’expression des quatre éléments (l’eau, la terre, l’air et le feu) qui sont censés composer le corps. Un corps en bonne santé est un corps aux humeurs équilibrées. Un excès de transpiration - ou de puces - ne présage donc rien de bon : c’est un signe de dégradation de l’intérieur. Dans le même temps, puisque la puce est comprise comme un prolongement du corps, on ne peut pas véritablement s’en débarrasser. Elle n’est qu’un ’’un petit désagrément’’ : elle pique, fait mal, nous empêche de dormir, tout en nous accompagnant.

 

La puce est l’un des premiers objets à avoir été observé au moyen d’un microscope, d’ailleurs appelé au moment de son invention « lunette à puce ». Derrière ce grain noir sautillant que l’on écrase entre ses ongles, on découvre un petit monstre capable de se reproduire. Mais la science bouleverse trop brutalement un imaginaire ancré depuis l’Antiquité, et il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que cesse l’idée d’une génération spontanée des insectes. »

(...)

 

[Image] Nicolas Lancret, La chercheuse de puces, Londres (1720-30)

 

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 Référence :

 

  • Anaïs Lewezyk, « Le DOZE Camille, La Puce. De la vermine aux démangeaisons érotiques »Histoire, médecine et santé [En ligne], 1 | printemps 2012, mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 26 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/hms/266 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hms.266