Des récits en conflit. Faut-il parler d'Anthropocène ? | Insect Archive | Scoop.it
L’Anthropocène, cette nouvelle époque géologique déterminée par l’homme, s’est imposé comme la notion résumant la complexité des dégâts écologiques actuels. Mais le terme a gagné en popularité sans jamais être réellement défini. L’enjeu de son contenu est pourtant majeur car l’Anthropocène ne questionne ni plus ni moins que le récit de notre évolution. Et conditionnera donc le débat sur les solutions à la crise que nous traversons.
 
Par Youness Bousenna, publié le 10 mars 2021
 
"... C’est un chimiste qui a, le premier, posé le terme dans le débat . ­Paul ­Crutzen, Néerlandais lauréat du Nobel de chimie en 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone, a lancé le mot en février 2000 lors d’un ­colloque du Programme international ­géosphère-biosphère (IGBP) au Mexique. « Arrêtez de parler d’Holocène, nous ne sommes plus dans l’Holocène. Nous sommes dans le… le… dans l’Anthropocène! », s’était-il écrié devant ses collègues. Trois mois plus tard, il publie avec le géologue Eugene Stoermer un premier article dans le bulletin de l’IGBP pour structurer sa thèse que voici : nous serions entrés dans une nouvelle époque géologique depuis trois siècles. L’idée n’était pas totalement neuve. ­Paul ­Crutzen lui-même, dans un second article étayant son propos et publié en 2002, énumérait les précurseurs de la notion : le géologue italien ­Antonio ­Stoppani, en 1873, avait évoqué l’influence humaine comme une « nouvelle force tellurique » et parlé d’une « ère anthropozoïque » ; le Russe ­Vladimir ­Vernadski, inventeur de la notion de « biosphère », avait fait le même constat en 1926 et parlait, comme le scientifique et philosophe jésuite ­Pierre ­Teilhard de Chardin, d’une « Noosphère » (sphère de la pensée humaine) comme nouveau stade de développement de la Terre."
 
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Récupération technocratique

« On peut très bien utiliser le terme d’Anthropocène pour désigner l’ampleur de la crise écologique. Mais il faut en même temps réintroduire une vision historique et, sans jeter l’anathème sur “Anthropocène”, apporter des éléments critiques pour offrir une pluralité de récits et d’héritages afin d’éviter une récupération technocratique », souligne ­Christophe ­Bonneuil. Depuis quelques années, des termes alternatifs à « Anthropocène » fleurissent tout en reprenant son suffixe : Phagocène, Thermocène, Plantationocène, Occidentalocène… Les auteurs de l’Atlas de l’Anthropocène en ont recensé plus de cent ! Chacun souligne un aspect particulier du problème actuel. Le plus usité d’entre eux demeure celui de Capitalocène. Jean-­Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil en font l’un des récits développés dans L’événement Anthropocène en analysant comment le capitalisme industriel a été précédé et « intensément préparé » par un capitalisme marchand. Pour eux, ce dernier avait déjà structuré le monde de façon inégalitaire avec la colonisation, préparant l’accaparement des ressources des pays pauvres et le rejet vers eux des dégâts environnementaux.

« Parler de Capitalocène signale que l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de ­James ­Watt » comme le suggère Paul Crutzen, « mais d’un long processus historique de mise en relation économique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au xviesiècle et qui a rendu possible l’industrialisation », écrivent-ils, souhaitant par ce récit sortir de l’histoire jugée « très européo-centrée » de l’Anthropocène."

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[Image] Illustration : Lola Tinnirello