Photo : J. Kerry et S. Lavrov
Le cadeau empoisonné de J. Kerry à V. Poutine
Par Karine Bechet-Golovko (*)
La visite éclair, et pour le moins chaleureuse, de J. Kerry, secrétaire d’État américain à Sotchi, après l’ambiance délétère de la visite de A. Merkel, oblige à tirer quelques conclusions. Tout d’abord, ces deux visites consécutives sont à analyser à la lumière l’une de l’autre, éclairant tout autant la répartition des rôles à l’intérieur du clan euroaméricain que la domination sans partage des États-Unis sur l’Europe, domination clairement assumée en public. Ensuite, l’évolution du discours semble réorienter les centres d’intérêt à court et moyen terme de la politique américaine vers le Moyen-Orient, laissant l’Ukraine plus dans l’ombre. Enfin, si la Russie sait parfaitement réagir et se redresser lorsqu’il y a péril, généralement elle commet des fautes lorsque la situation se détend. Autrement dit, combien pourrait coûter à la Russie le changement (temporaire) d’humeur des États-Unis, sachant que le Président est sortant ?
L’affirmation sans complexe de la domination américaine
Autant la visite de la chancelière A. Merkel s’est mal passée, le ton était dur, l’annexion de la Crimée, le danger pour l’équilibre géopolitique, autant les rapports sont amicaux avec J. Kerry. Autrement dit, les Européens ont eu le rôle du méchant qui doit tenir une position de principe inflexible, les États-Unis peuvent eux se permettre plus de souplesse, de la realpolitik, permettant la défense de leurs intérêts nationaux. C’est l’avantage du chef, la souplesse. Les autres exécutent.
Et cette attitude est visible au sujet des sanctions américaines et européennes contre la Russie, adoptées par les États-Unis et l’UE. Tout d’abord, J. Kerry se permet d’annoncer au nom des États-Unis et de l’UE la possibilité réelle d’annuler prochainement certaines sanctions et à terme et sous certaines conditions les autres sanctions. Reste à déterminer lesquelles. Le ministre russe des Affaires étrangères, S. Lavrov, n’a pas voulu entrer dans la négociation de marchand de tapis : ce n’est pas la Russie qui a adopté ces sanctions, ce n’est pas à elle de déterminer leur mécanisme d’annulation.
Intéressant, car en général, J. Kerry évite de parler aussi directement au nom de l’UE. Donc, officiellement, ce sont les États-Unis qui décident de ce qui doit être ou pas. Et cela est affirmé à la face du monde. Et ce revirement de position est intéressant, car manifestement l’UE n’a pas été mise au courant. Tout d’abord, parce que J. Kerry ne lie plus les sanctions à la Crimée, comme l’affirmait encore J. Psaky, porte-parole du Département d’État, à la mi-mars.
Et l’UE avait bien docilement suivi la voie américaine, le comité des affaires étrangères du Parlement européen ayant prévu un projet de renforcement des sanctions contre la Russie, qui doit être adopté en juin. Ce projet indiquant « l’annexion de la Crimée » comme un des fondements, l’autre étant « l’agression russe » en Ukraine. Donc pour favoriser la paix, les députés européens prévoient de discuter de la question de l’aide militaire de l’Ukraine. Concrètement, l’UE a un train de retard. C’est souvent le problème lorsque l’on ne peut souverainement décider de sa politique. Et l’UE n’étant souveraine à aucun point de vue, ne peut être dépendante que, dans le meilleur des cas, des choix politiques des États qui la composent, soit, en cas de défaillance de ceux-ci (ce qui est le cas), d’une force extérieure dominante. Et en l’occurrence, les États-Unis lancent un signal de recul sur le dossier ukrainien.
Encore un petit détail. Si le dossier ukrainien continue sur cette voie, le refus de la France de livrer les Mistrals va sembler de plus en plus ridicule. Il faut dire que les États-Unis avaient mis le paquet pour calmer l’esprit présidentiel, surchauffé par la défense de l’intérêt national. Du coup, en contrepartie, la société à St Nazaire qui construit les Mistrals a reçu une commande de la part des États-Unis pour des bâtiments civils d’un montant supérieur à celui de la commande des Mistrals. Comme le note l’analyste russe P. Shipilin, les États-Unis ont ainsi su récompenser leurs partenaires français, et par là même calmer l’ego national.
Négociation de l’Ukraine contre le Moyen-Orient
Quelques signes ne trompent pas. Tout d’abord, alors que l’Ukraine était officiellement à l’ordre du jour et que la célèbre dame aux petits pains, V. Nulland (qui avait distribué des petits pains aux manifestants et mis de force dans les mains des policiers sur la place Maïdan), responsable du dossier ukrainien pour le Département d’État, accompagnait J. Kerry, celle-ci est restée à la porte des négociations. Physiquement. Elle n’a pas été autorisée/invitée à y prendre part. Ce qui, de l’avis des journalistes présents, l’a fait bouillir de rage. Elle qui défend une position radicale sur le dossier ukrainien était inquiète de la tournure des évènements.
Ensuite, ces jours-ci, P. Poroshenko a annoncé à la presse ukrainienne que l’armée ukrainienne reprendrait rapidement l’aéroport de Donetsk, qui avait été abandonné après de longs combats. Malgré le cessez-le-feu, des coups de feu étaient toujours tirés dans la zone, mais aucune grosse offensive n’était lancée contre l’aéroport. J. Kerry, lorsque son opinion lui a été demandée, a clairement répondu :
« Je conseillerais à l’Ukraine de bien réfléchir avant de prendre de telles décisions ».
Il semblerait que le Président ukrainien n’ait pas bien compris les paroles de Kerry, l’attaque de l’aéroport s’étant intensifiée aujourd’hui.
En revanche, le sujet qui inquiète largement le Pentagone aujourd’hui est le Moyen-Orient. Les relations des États-Unis avec les pays clés dans la région ne sont pas simples, ils reconnaissent avoir commis des erreurs stratégiques, et ont besoin d’aide notamment sur le dossier syrien. Et cette aide doit venir de la Russie. Alors, finalement, l’enlisement de l’Ukraine peut attendre.
C’est surtout ce point qui a justifié la visite éclair et constructive du secrétaire d’État américain, la veille de l’ouverture du sommet de l’OTAN en Turquie. Et c’est cet enjeu pour la politique américaine qui a déterminé le ton de la discussion, ton que S. Lavrov a qualifié de miraculeux.
Les enjeux pour la Russie
À ce jeu de menteurs, l’intérêt de la Russie n’est pas négligeable, mais la pente est glissante. Les États-Unis, comme le souligne un analyste russe, El Murid, ont pour habitude d’utiliser tous les moyens pouvant contribuer à la réalisation de leur but et ne sont jamais enclins au compromis. Autrement dit, l’intérêt aujourd’hui de la politique américaine oblige à faire alliance avec la Russie pour désamorcer la situation au Proche Orient, car la Russie, justement, y a une bonne réputation. Mais une fois l’affaire réglée, quelle sera l’orientation de la politique américaine ? L’Ukraine restera toujours un point faible tant que l’état de droit n’aura pas été restauré et affirmer que, sans la Crimée, son entrée dans l’OTAN ne poserait pas de problèmes de sécurité à la Russie doit être analysé à deux fois.
Car quelles seraient les garanties apportées à la Russie ? Une reconnaissance par les États-Unis de la Crimée ? On peut sérieusement en douter. La promesse que la Russie ne sera plus inquiétée sur ce dossier ? Et que vaut cette promesse faite par un gouvernement très rapidement sortant ? L’Histoire a montré que les promesses faites par les États-Unis ne valent pas cher, car elles tiennent le temps nécessaire à l’intérêt du pays.
Par ailleurs, l’annulation des sanctions prises par les États-Unis et l’UE contre la Russie va obliger la Russie à remettre en cause également ses sanctions. Or, cela revient à rouvrir totalement le marché, qui est aujourd’hui protégé. Les petites entreprises russes qui commencent à se développer et à tisser un véritable maillage économique ne vont, pour la majorité (et comme elles l’affirment elles-mêmes) pas pouvoir survivre, car elles ne sont pas encore concurrentielles en milieu ouvert et n’auront pas le temps de le devenir. Autre question qui se pose, celle de la ténacité politique du Gouvernement. Avec l’entrée en vigueur des sanctions, une forte politique de stimulation économique nationale est mise en œuvre, sera-t-elle poursuivie en cas même de simple allègement ? On peut en douter.
Bref, la Russie a, théoriquement, à y gagner la reconnaissance de la Crimée, l’annulation des sanctions, la normalisation des relations internationales. Elle a à y perdre son redressement économique, sa position et son image au Moyen-Orient, le Donbass, la neutralité de l’Ukraine. Ce qui est moins théorique.
En guise de conclusion, la venue de J. Kerry est à prendre avec des pincettes. Le fait même de sa venue, après 6 ou 7 annulations de dernière minute cette année, est en soi un signe de la réorientation de la politique américaine. Mais cela n’indique pas en quoi ce changement est profond et pérenne. Cela n’indique pas que ce changement soit réellement et également dans l’intérêt de la Russie. C’est pourquoi le cadeau peut-être empoisonné.
Par Karine Bechet-Golovko (*) - russiepolitics.blogspot.ch – le 13 mai 2015
(*) Karine Bechet-Golovko est une Française et une experte en droit russe, professeur invité à la faculté de droit l’Université d’État de Moscou (Lomonossov). Elle anime le blog RussiePolitics dédié à l’analyse politico-juridique de l’actualité en Russie. (Source : fr.sputniknews.com).