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La troisième voie européenne

Par Bruno Colmant (*)

 

Les bouleversements qui ont traversé l’économie européenne au cours des 25 dernières années sont stupéfiants. Mais après avoir été une terre malheureuse, l’Europe doit anticiper des mouvements économiques de grande envergure. Longtemps confinés aux pays adjacents, les flux du commerce se sont détendus vers l’Est du planisphère. La carte économique du monde se redessine de façon spectaculaire.

 

Dans ce contexte, l’Europe politique souffre peut-être d’un déficit de capacité d’anticipation. Qui aurait pu augurer, par exemple, que certains des pays ressortissants à la zone BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) ne seraient pas uniquement les lieux de délocalisation d’activités industrielles ou de marchés de consommation en décollage, mais aussi ceux à l’origine de stratégies de consolidation, comme la sidérurgie ? Ce redéploiement des forces économiques était prévisible depuis les années quatre-vingt, au cours desquelles Deng Xiaoping a enclenché le cap de la modernisation chinoise, avec l’objectif pour son pays de devenir une puissance mondiale au milieu du XXIe siècle.

 

Bien sûr, la croissance ne sera pas plane, car certains auspices sont funestes. On anticipe déjà des chocs pétroliers, exacerbés par la raréfaction de la ressource et la fragilité des moyens de transport. On prévoit aussi des frictions militaires, qui s’ordonneront avec les flux énergétiques. Avec beaucoup de lucidité, François Mitterrand, le visionnaire humaniste, l’avait chuchoté confidentiellement en 1995 : cette guerre économique sera à mort. De Gaulle aussi, en prophète désespéré et fataliste, l’avait imaginé en la craignant, cette Europe économique, de l’Atlantique à l’Oural.

 

Mais où la garnison européenne va-t-elle pousser ses feux dans ce plan de bataille économique ? Deviendra-t-elle un continent mature, à la démographie déclinante et peut-être stabilisé socialement ? Et comment va-t-elle surmonter son vieillissement, source de frictions sociales (pensions, immigration compensatoire) ? Comment les pouvoirs politiques, à peine affranchis de plusieurs décennies de protectionnisme, vont-ils réconcilier la mobilité des capitaux, et la protection et la formation du travail ? La solidarité sociale sera-t-elle fondée sur l’assistanat ou sur des logiques d’assurances déjà appliquées dans les pays nordiques ?

 

L’économiste français Alain Minc résume l’alternative qui s’offre aujourd’hui à l’Europe : Sera-t-elle une « Suisse, avec des musées en plus », ou dupliquera-t-elle le modèle canadien, reflétant lui-même les traditions européennes d’un État social avec les exigences de la concurrence anglo-saxonne ?

 

À l’intuition, c’est cette seconde voie, sans doute définie par défaut, qui devra être suivie, avec comme corollaire un rééquilibrage du contrat social et fiscal en faveur du travail. Les réformes couvriront, par exemple, les exigences de l’enseignement, qui devra ajuster la mobilité des travailleurs et surtout, résoudre le paradoxe d’un chômage structurel et d’une immigration importante. Au reste, l’immigration prendra elle-même des formes inconnues : elle se couplera à des immigrations de capitaux, mais aussi de compétences raréfiées par l’accession des baby-boomers à la retraite. C’est donc l’équilibre intergénérationnel du travail et de ses revenus (différés ou non) qui fera l’objet des ajustements fiscaux et financiers.

 

Certains imaginent que le statu quo économique européen est souhaitable et justifié par une certaine tradition collective. C’est insensé. La fin de la guerre froide l’avait prédit : l’Europe devra inéluctablement, ajuster le curseur de son degré de compétitivité vers une économie de marché éclairée. Sa logique devra être innovatrice plutôt que contemplative. Et, finalement, on a peut-être enterré trop vite les débats idéologiques qu’on croyait appartenir à un cycle économique révolu.

 

L’Europe continentale sera toujours à la recherche de cette fameuse troisième voie, entre la collectivisation étatique et le cynisme mercantile de certaines économies. Cette troisième voie, c’est peut-être l’indécision entre les modèles libéral et nordique.

 

 

Par Bruno Colmant (*) – blogs.lecho.be – le 11 juin 2015

 

(*) Bruno Colmant est membre de l’Académie Royale de Belgique, Docteur en Économie Appliquée (ULB) et Master of Science de l’Université de Purdue (États-Unis). Il enseigne la finance appliquée et l’économie à la Solvay Business School (ULB), à la Louvain School of Management (UCL), à l’ICHEC, à la Vlerick Business School et à l’Université de Luxembourg. Sa carrière est à la croisée des secteurs privés, publics et académiques.