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Noam Chomsky et la stupidité institutionnelle

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Photos :

- Noam Chomsky / guernicamag.com

- La récompense

- Chomsky intervenant à la cérémonie des Philosophy Now Awards au Conway Hall de Londres en visioconférence depuis sa maison du Massachusetts

 


Noam Chomsky et

la stupidité institutionnelle

 

Alors, en quoi Chomsky peut-il nous être utile pour ce problème ? Un des intellectuels les plus connus au monde, il a d’abord connu la gloire pour ses travaux en linguistique, en particulier pour sa théorie selon laquelle la grammaire serait innée et sous-tendrait toutes les langues naturelles du monde. Ensuite, il a mené un travail important et novateur sur beaucoup de sujets variés, incluant la traduction automatique, la logique, la philosophie et la nature des médias. Commentateur infatigable de la société, il n’hésite pas à marquer son engagement politique sur un grand nombre de sujets extrêmement polémiques.

 

La récompense

 

Nous voulons décerner le Prix de la Lutte contre la Stupidité à Noam Chomsky non pas pour son militantisme, car Philosophy Now reste neutre sur les questions politiques, ni pour ses fascinants premiers travaux sur la grammaire universelle, mais principalement pour ses travaux sur la structure des médias, et pour son apologie incessante de la pensée critique indépendante.

 

Dans leur livre de 1988, Manufacturing Consent [NDT la fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie], Chomsky et son collaborateur Edward S. Herman ont examiné divers biais institutionnels qui affectent les médias partout dans le monde. Chomsky a continué à explorer le sujet avec des travaux comme son livre de 1991, Media Control : The Spectacular Achievements of Propaganda.

 

Emmanuel Kant a dit que notre expérience dépend non seulement de la nature du monde extérieur, mais aussi de notre appareil perceptif et de nos catégories mentales. Il y a le monde phénoménal, le monde tel qu’on en a l’expérience, et il y a le monde nouménal, le monde extérieur tel qu’il est en réalité, et que l’on ne peut jamais pleinement connaître.

 

Le projet de Chomsky sous certains rapports fait penser à celui de Kant. Il étudie de quelle façon on obtient notre connaissance du monde social et du monde politique. Le monde étant très vaste, il n’est pas possible d’être témoin direct de la plupart des événements qui s’y déroulent, et à la place on doit les découvrir par des intermédiaires, sous une forme condensée. C’est parce qu’ils sont des intermédiaires qu’on les appelle des médias. Mais avant de diffuser des informations, ils doivent décider de ce qui mérite d’être diffusé, et de quelle façon. Dans les régimes autoritaires, ce processus est soumis à une censure qui est souvent flagrante et parfois brutale.

 

Chomsky soutient que, dans les démocraties capitalistes aussi, la manière de diffuser les informations est façonnée par de puissants intérêts, quoiqu’ils s’y prennent de façon beaucoup moins visible. Dans Manufacturing Consent, Chomsky et Herman montrent que le choix et la présentation des nouvelles en Occident sont soumis au passage de cinq « filtres ».


- Le premier est le propriétaire (les conglomérats géants qui à présent possèdent la plupart des médias du monde ont des intérêts commerciaux étendus et ont tendance à décourager le rapport de nouvelles qui nuiraient à ces intérêts).


- Le second est que les médias dépendent de la vente de placards publicitaires, et auront tendance à exclure les sujets qui entreraient en conflit avec les « humeurs d’achat ».


- Le troisième est que, étant donné les ressources éditoriales limitées, ils dépendent tous de nouvelles fournies par des organismes extérieurs, y compris les services de presse des gouvernements et des entités commerciales, et sont souvent peu disposés à s’aliéner ces sources.


- Le quatrième est qu’ils sont contenus par leur désir d’éviter d’être « descendus en flammes » par la critique, en d’autres termes d’éviter les réactions hostiles à leurs articles.


- Et le cinquième est qu’ils travaillent sous contrainte idéologique, dans le passé c’était l’anticommunisme, et maintenant c’est la guerre contre la terreur.


Chomsky et Herman présentent aussi des analyses statistiques sur les différents sujets traités, afin de tester la validité de leur modèle. Si l’on prend pour argent comptant, les nouvelles telles qu’elles sont écrites sans prendre en considération les forces qui les déterminent, on peut s’égarer. Si l’on comprend ces mécanismes, alors on peut aussi les prendre en compte et peut-être y gagner une compréhension plus claire du monde lui-même.

 

Dans sa fonction de critique social, Chomsky met constamment en question la politique publique et la présentation des informations. Il pose des questions épineuses, et même si vous n’êtes pas d’accord avec lui, il vous force à justifier ce que vous pensez de la société et de ses valeurs. Pour toutes ces raisons, il est cette année le très méritant gagnant du prix.

 

 

Réponse de Noam Chomsky 

 

Naturellement je suis très heureux de recevoir cet honneur, et de pouvoir aussi accepter cette récompense au nom de mon collègue Edward Herman, coauteur avec moi de la Fabrique du Consentement, et qui a lui-même effectué un grand nombre de remarquables travaux sur ce sujet crucial. Évidemment, nous ne sommes pas les premiers à l’avoir traité.

 

Comme on peut s’y attendre, on dira que l’un des tout premiers a été George Orwell. Il a écrit un essai pas très connu qui est une introduction à son livre célèbre la Ferme des Animaux. Il n’est pas connu parce qu’il n’a pas été publié – on l’a trouvé des décennies plus tard dans ses papiers non publiés, mais il est à présent disponible. Dans cet essai il souligne que la Ferme des Animaux est évidemment une satire de l’ennemi totalitaire ; mais il presse le peuple de la libre Angleterre de ne pas trop se sentir porté à donner des leçons là-dessus, parce que, comme il le dit, en Angleterre, les idées impopulaires peuvent être interdites sans qu’il soit fait usage de la force. Il poursuit en donnant des exemples de ce qu’il veut dire, et seulement quelques mots d’explication, mais je crois qu’ils frappent exactement là où il faut.

 

L’une des raisons, dit-il, est que la presse appartient à de riches personnes qui ont tout intérêt à ce que certaines idées ne soient pas exprimées. La deuxième raison qu’il invoque est un point intéressant, que nous n’avons pas développé, mais nous aurions dû le faire : la qualité de l’éducation. Si vous êtes allés dans les meilleures écoles, on vous aura inculqué qu’il y a certaines choses qu’il serait inconvenant de dire. C’est là, affirme Orwell, un puissant moyen pour prendre les gens au piège, qui va bien au-delà de l’influence des médias.

 

La stupidité se présente sous plusieurs formes. Je voudrais dire quelques mots d’une forme particulière que je crois être la plus inquiétante de toutes. On peut l’appeler la « stupidité institutionnelle ». C’est une sorte de stupidité entièrement rationnelle dans le cadre où elle s’exerce, mais le cadre lui-même s’étend du grotesque au virtuellement dément.

 

Au lieu d’essayer de l’expliquer, il est probablement plus utile d’évoquer deux ou trois exemples pour illustrer ce que je veux dire. Il y a trente ans, au début des années 80 – les premières années de Reagan – j’ai écrit un article intitulé « la rationalité du suicide collectif ». C’était au sujet de la stratégie nucléaire, et de comment des gens parfaitement intelligents étaient en train de définir un projet de suicide collectif d’une façon qui était raisonnable dans leur cadre d’analyse géostratégique.

 

J’ignorais à l’époque à quel point la situation était mauvaise. Nous avons depuis beaucoup appris. Par exemple, un numéro récent du Bulletin of Atomic Scientists présente une étude des fausses alarmes lancées par les systèmes de détection automatique que les États-Unis et d’autres utilisaient pour détecter les attaques de missiles et d’autres menaces pouvant être perçues comme une attaque nucléaire. L’étude porte sur les années 1977 à 1983 et on estime que durant cette période il y eut un minimum d’environ 50 fausses alarmes, et au plus d’environ 255. Il s’agit d’alarmes auxquelles une intervention humaine a mis fin, prévenant le désastre à quelques minutes de l’irréparable.

Il est plausible de supposer que rien de fondamental n’a changé depuis. Mais en réalité, la situation a empiré – ce que je n’avais pas non plus compris à l’époque de la rédaction du livre.

 

En 1983, à peu près au moment où je l’écrivais, il y avait une très grande peur de la guerre. C’était dû en partie à ce que l’éminent diplomate George Kennan appelait à l’époque « les caractéristiques indubitables de la marche vers la guerre – et rien d’autre ». Elle a été initiée par des programmes que l’administration Reagan a entrepris dès l’entrée en fonctions de Reagan. Tester les défenses russes les intéressait, ils ont donc simulé des attaques aériennes et navales sur la Russie.

 

C’était une période de grande tension. Des missiles Pershing américains avaient été installés en Europe occidentale, ce qui leur donnait un temps de vol jusqu’à Moscou de cinq à dix minutes. Reagan a aussi annoncé son programme de « guerre des étoiles », compris par les stratèges des deux camps comme une arme de première frappe. En 1983, l’Opération Able Archer a inclus un entraînement qui « a amené les forces de L’OTAN à une simulation grandeur nature de lancement d’armes nucléaires ». Le KGB, nous l’avons appris d’archives récemment publiées, a conclu que les forces américaines avaient été placées en état d’alerte, et auraient même commencé le compte à rebours.

 

Le monde n’a pas tout à fait atteint le bord de l’abîme nucléaire ; mais en 1983, sans en être conscient, il en a été terriblement près – certainement plus près qu’à tout autre moment depuis la Crise cubaine des Missiles de 1962. Les dirigeants russes ont cru que les États-Unis préparaient une première attaque, et qu’ils auraient bien pu avoir lancé une frappe préventive. Je cite en fait une analyse récente faite à un haut niveau des services secrets américains, qui conclut que la peur bleue de la guerre a été réelle. L’analyse indique qu’au fond d’eux-mêmes, les Russes gardaient l’ineffaçable mémoire de l’Opération Barberousse, le nom de code allemand pour l’attaque de 1941 d’Hitler sur l’Union soviétique, qui a été le pire désastre militaire de l’histoire russe et a été bien près de détruire le pays. L’analyse américaine dit que c’était exactement ce que la situation évoquait pour les Russes.

 

C’est déjà assez grave, mais il y a encore pire. Il y a un an, nous avons appris que en plein milieu de ces événements menaçant le monde, le système de première alerte de la Russie – semblable à celui de l’Ouest, mais beaucoup plus inefficace – avait détecté l’entrée d’un missile lancé des États-Unis et avait lancé l’alerte de plus haut niveau. Le protocole pour les militaires soviétiques consistait à riposter par une frappe nucléaire. Mais l’ordre doit passer par un être humain. L’officier de service, Stanislav Petrov, décida de désobéir aux ordres et de ne pas transmettre l’avertissement à ses supérieurs. Il a reçu une réprimande officielle. Mais grâce à son manquement au devoir, nous sommes maintenant en vie pour en parler.

 

Nous avons connaissance d’un nombre énorme de fausses alertes du côté des États-Unis. Les systèmes soviétiques étaient encore bien pires. Mais maintenant les systèmes nucléaires ont été modernisés.

 

Le Bulletin des Scientifiques atomistes possède une célèbre Horloge de la fin du monde et ils l’ont récemment avancée de deux minutes. Ils expliquent que l’horloge « affiche maintenant trois minutes avant minuit parce que les dirigeants internationaux ne remplissent pas le plus important de leurs devoirs, assurer et préserver la santé et la vitalité de la civilisation humaine. »

 

Individuellement, ces dirigeants internationaux ne sont certainement pas stupides. Cependant, dans leur fonction institutionnelle, leur stupidité a des implications mortelles. Si l’on regarde rétrospectivement depuis la première – et unique jusqu’ici – attaque atomique, cela semble un miracle que nous en ayons réchappé.

 

La destruction nucléaire est une des deux menaces majeures et très réelles de notre survie. La deuxième, bien sûr, est la catastrophe environnementale.

 

Il existe au sein de PricewaterhouseCoopers une équipe reconnue de services professionnels qui vient tout juste de publier son étude annuelle sur les priorités des PDG. Au sommet de la liste se trouve la surréglementation. Le rapport indique que le changement climatique n’apparaît pas dans les dix-neuf premières. Encore une fois, sans aucun doute, les chefs d’entreprise ne sont pas des individus stupides. On peut supposer qu’ils gèrent leurs entreprises intelligemment. Mais la stupidité institutionnelle est colossale, littéralement c’est une menace pour la survie des espèces.

On peut remédier à la stupidité individuelle, mais la stupidité institutionnelle est beaucoup plus résistante au changement. À ce stade de la société humaine, elle met réellement en danger notre survie. C’est pourquoi je pense que la stupidité institutionnelle doit être une préoccupation de première importance.

 

Merci.

 

Questions du public 

 

— Comment pourrions-nous surmonter la propagande médiatique et améliorer les médias ? Par l’éducation ?

 

C’est un vieux débat. Aux États-Unis, cela a été débattu pendant près d’un siècle dans le cadre du premier amendement de la constitution américaine, lequel interdit au gouvernement de censurer une publication. Notez que cela ne protège pas la liberté de parole, et n’empêche pas d’être sanctionné pour un discours.

 

Avant le XXe siècle, il n’y a vraiment pas eu beaucoup d’affaires en rapport avec le premier amendement. Auparavant la presse américaine était très libre, et il existait une large gamme de médias de toutes sortes : journaux, magazines, tracts. Les « Pères fondateurs » croyaient en la liberté de l’information, et beaucoup d’efforts étaient faits pour pousser à avoir la plus large gamme possible de médias indépendants. Néanmoins, la liberté de parole n’était pas fortement protégée.

 

Des décisions sur la liberté d’expression avaient commencé à être prises au temps de la Première Guerre mondiale, mais pas par les tribunaux. Ce n’est qu’à partir des années 60 que les États-Unis établissent un niveau de protection élevé de la liberté d’expression. Pendant ce temps, durant l’entre-deux-guerres nombre de discussions avaient pris place dans le cadre de ce qui avait été dénommé liberté « positive » et liberté « négative », selon Isaiah Berlin, de ce que le Premier Amendement impliquait pour la liberté d’expression et de la presse.

 

Il y avait un point de vue parfois appelé « libertarianisme du monde des affaires », qui tenait que le Premier Amendement devait s’occuper de la liberté négative : c’est-à-dire que le gouvernement ne peut pas interférer avec le droit des propriétaires des médias à faire ce qu’ils veulent. L’autre point de vue était social-démocrate, et était issu du New Deal après la Grande Dépression et au début de l’après-Seconde Guerre mondiale. Celui-là tenait qu’il devait y avoir aussi la liberté positive : en d’autres termes, que les gens devaient avoir droit à l’information en tant que base d’une société démocratique.

 

La bataille a été menée dans les années 40, et le libertarianisme du monde des affaires a gagné. Les États-Unis sont un cas rare de ce point de vue. Il n’y a aux États-Unis rien qui ressemble à la BBC. La plupart des pays ont des sortes de médias nationaux qui sont aussi libres que l’est la société. Les États-Unis rejettent brutalement tout ceci dans les marges. Les médias ont été fondamentalement remis à des puissances privées qui se servent de leurs moyens selon leur bon vouloir. C’est une interprétation de la liberté d’expression en termes de liberté négative : l’État ne peut pas intervenir et n’affecte en rien les décisions des propriétaires privés. Il y a quelques restrictions, mais pas beaucoup. Les conséquences sont pratiquement l’existence d’un contrôle des idées tel qu’Orwell le décrit, et Edward Herman et moi en discutons de façon très détaillée.

 

 

— Comment venir à bout de ce problème ?

 

Un moyen est l’éducation ; mais un autre est de revenir au concept de liberté positive, ce qui signifie que dans une société démocratique un grand prix est accordé au droit des citoyens d’accéder à un large éventail d’opinions et de croyances. Ceci signifierait, aux États-Unis, revenir à ce qui en effet était la conception première des fondateurs de la République, à savoir qu’il devait y avoir non pas tant de réglementation de ce qui est dit, mais plutôt un soutien du gouvernement pour une large variété d’opinions, de recueil et d’analyses d’informations – ce qui peut être stimulé de beaucoup de façons.

 

Gouvernement signifie public : dans une société démocratique, le gouvernement ne doit pas être quelque Léviathan prenant des décisions. Il y a plusieurs importants projets fondamentaux qui cherchent à développer des médias plus démocratiques. C’est un grand combat, à cause de l’énorme pouvoir du capital concentré qui évidemment cherche à empêcher cet avènement par tous les moyens. Mais c’est un combat qui se poursuit depuis longtemps, et il y a des problèmes fondamentaux en jeu, y compris la question des libertés négatives ou positives.

 

— Avez-vous une idée de l’impact que peuvent avoir les algorithmes de recherche et le bouillonnement des recherches sur les tentatives individuelles d’obtenir des informations en vue d’essayer de subvertir le Grand Média ?

 

Comme vous tous, je me sers tout le temps de moteurs de recherche. Pour les gens suffisamment privilégiés, internet est très utile ; mais en gros il ne vous est utile que dans la mesure où vous avez des privilèges. « Privilèges » ici signifie éducation, ressources, une aptitude de fond à savoir ce qu’il faut chercher.

 

C’est comme une bibliothèque. Supposons que vous décidiez « je veux être biologiste », et alors vous vous inscrivez à la bibliothèque du département de biologie de l’université de Harvard. Tout y est, donc en principe vous pouvez devenir biologiste, mais évidemment tous ces livres ne servent à rien si vous ne savez pas quoi chercher, si vous ne savez pas comment interpréter ce que vous voyez, et ainsi de suite. C’est la même chose avec internet. Il y a là une énorme quantité de matériel, parfois de valeur et parfois sans valeur, mais il faut de la compréhension, de l’interprétation et une préparation ne serait-ce que pour savoir quoi chercher. C’est un problème assez différent du fait que le système Google, par exemple, ne soit pas un système neutre. Il reflète les intérêts des annonceurs par ce qu’il met ou ne met pas en avant, et vous devez apprendre à trouver votre chemin dans ce dédale. Donc nous en revenons à l’éducation et l’organisation qui vous permettent d’agir.

 

Il faut mettre l’accent sur le fait que, en tant qu’individu, vous êtes assez limité dans ce que vous pouvez arriver à comprendre, dans les idées que vous pouvez développer, et même pour savoir comment penser. Donc être isolé limite fortement votre capacité à avoir et à évaluer des idées, que ce soit pour devenir un scientifique créatif ou un citoyen à part entière. C’est une des raisons pour lesquelles le mouvement ouvrier a toujours été en première ligne dans le combat contre la suppression de l’information, avec par exemple des programmes d’éducation des travailleurs, qui avaient autrefois une grande influence à la fois en Angleterre et aux États-Unis. Le déclin de ce que les sociologues appellent les « associations secondaires », où des gens se réunissent pour chercher et se renseigner, est l’un des processus d’atomisation qui conduit les gens à se retrouver isolés et à devoir faire face seuls à cette masse d’information. Donc, le Net est un instrument de valeur, mais comme tous les outils, vous devez être en état de l’utiliser, et ce n’est pas simple. Il exige un développement social significatif.

 

 

Comment serait-il possible de rendre les institutions moins stupides ?

 

Eh bien, cela dépend de quelle institution il s’agit. J’en ai mentionné deux : l’une est le gouvernement au contrôle d’une capacité nucléaire ; l’autre est le secteur privé, qui est pratiquement contrôlé par des concentrations assez réduites de capitaux. Ils exigent des approches différentes. En ce qui concerne la situation du gouvernement, cela nécessite l’élaboration d’une société démocratique qui fonctionne, dans laquelle des citoyens informés joueraient un rôle central dans la détermination de la politique. Le public ne souhaite pas être confronté à la mort et à la destruction par des armes nucléaires, et dans ce cas nous connaissons, en principe, la façon d’éliminer cette menace. Si le peuple était impliqué dans l’élaboration des politiques de sécurité, je pense que cette stupidité institutionnelle pourrait être surmontée.

 

Il existe une thèse en théorie des relations internationales selon laquelle la principale préoccupation des États serait la sécurité. Mais cela laisse ouverte la question : la sécurité pour qui ? Si vous y regardez d’un peu plus près, il s’avère qu’il ne s’agit pas de la sécurité de la population, mais de celle des secteurs privilégiés de la société – les secteurs qui détiennent le pouvoir de l’État. Il y a des preuves accablantes à cela, malheureusement, je n’ai pas le temps de les passer en revue. Donc, une chose à faire est d’arriver à comprendre de qui l’État protège en fait la sécurité : ce n’est pas la vôtre. Ceci peut être résolu par la construction d’une société démocratique qui fonctionne.

 

Sur la question de la concentration du pouvoir privé, il y a aussi essentiellement un problème de démocratisation. Une entreprise est une tyrannie. C’est le plus pur exemple d’une tyrannie que vous puissiez imaginer : le pouvoir réside au sommet, les commandes sont envoyées vers le bas étage par étage, et au plus bas de l’échelle, vous avez la possibilité d’acheter ce qu’elle produit. Les gens, les prétendues parties prenantes de la communauté, n’ont presque aucun rôle dans le choix que fait cette entité. Et ces entités ont reçu des droits et pouvoirs extraordinaires, bien au-delà de ceux de l’individu. Mais rien de tout cela n’est gravé dans la pierre. Rien de tout cela n’est fondé par la théorie économique. Cette situation est le résultat, essentiellement, de la lutte des classes, réalisée par les classes d’affaires hautement conscientes de leur position sociale sur une longue période, qui ont maintenant établi leur domination effective sur la société sous diverses formes. Mais cette situation n’a pas de raison d’être, elle peut changer. Encore une fois, la question est de démocratiser les institutions de la vie sociale, politique et économique. Facile à dire, difficile à faire, mais je pense que c’est essentiel.

 

 

Par Philosophy Now - traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. - le 25 mai 2015.

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Dette grecque : un jeu de dupes !

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Source dessin : blog.cgb.fr


 

Dette grecque : un jeu de dupes !

 Par Violaine Wathelet


Annuler une partie de la dette grecque. L’idée du nouveau gouvernement grec avait fait bondir la dynastie européenne qui ne pouvait tolérer que les effets collatéraux soient pris en charge par les citoyens européens. Non, ce n’est pas à eux à payer la dette grecque ! Le discours était tout autre lorsqu’il a fallu sauver le secteur privé…

 

Ce que le dossier grec révèle avec force est l’hypocrisie de la dynastie européenne qui dit tout haut le contraire de ce qu’elle fait tout bas.


Tout haut : La Grèce doit être juste envers « les gens en Allemagne et en Europe qui se sont montrés solidaires [1]. ». Tout bas : Le secteur public a sauvé le secteur privé engagé dans la dette grecque. Pour paraphraser, les gens d’Allemagne et en Europe se sont montrés solidaires du secteur privé en 2012. S’est-il montré juste ? Laissons aux juges l’appréciation de la justice et attachons-nous à ce qui s’est fait tout bas.

 

Mais, d’abord, pour mémoire. Depuis son élection à la tête du gouvernement grec, Alexis Tsipras, épaulé par son ministre des Finances Yanis Varoufakis, a entrepris un véritable marathon de rencontres avec les représentants européens. Si, à l’heure actuelle, le gouvernement Tsipras n’évoque plus l’idée d’une annulation et/ou restructuration de la dette grecque, il veut mettre fin aux programmes d’aide imposés par l’UE, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI), la « Troïka » dans le langage médiatique. Programmes qui pèsent lourdement sur la population hellène depuis 5 ans et dont le dernier se termine le 28 février. Athènes veut mettre en place son propre « plan national de réformes [2] » et faire de la dette grecque une dette perpétuelle [3]. L’avenir proche nous dira comment David s’est défendu contre Goliath.

 

Mais revenons sur l’idée de l’annulation d’une partie de la dette grecque. Non que nous soyons nostalgiques de sa non-application, mais l’écho que son hypothétique réalisation auprès des Institutions Européennes et des États membres nous intéresse tout particulièrement. En voici donc le contexte, fait de dits (tout haut) et de non-dits (tout bas)…

 

 

Le secteur privé sauve ses plumes

 

En 2012, la dette grecque s’élève à 304,7 milliards. Au bord du défaut de paiement, le gouvernement hellène annonce la restructuration de sa dette publique détenue par le secteur privé [4]. Ce dernier détient alors 206 milliards [5], soit 67,6 % de la dette grecque totale.

 

Ce qui est dit tout haut : L’échange est encensé. « L’Allemagne a salué vendredi la réussite de l’échange de dette publique grecque par le secteur privé, parlant d’un « grand pas sur le chemin de la stabilisation et de la consolidation » de la Grèce [6] ». Le ministre des Finances français, François Baroin qualifie sur RTL le résultat de « beau succès » qui permet d’atteindre « tous les objectifs que nous nous étions fixés », « sur une base volontaire » [7]. Le secteur privé s’est donc montré fort solidaire de la cause grecque en acceptant d’échanger ses créances pour des obligations qui valaient moitié moins que les précédentes. L’effort consenti a permis d’effacer 107 milliards de la dette totale grecque. Et pour couronner le tout, la main des investisseurs privés s’est tendue volontairement.


Ce qui est fait tout bas : L’effort est, en fait, beaucoup moins important qu’annoncé. Beaucoup, beaucoup moins. Les créanciers se défont des titres qui, en réalité, n’avaient plus aucune valeur puisque la Grèce menaçait de faire défaut. En échange, ils reçoivent des titres garantis par le Fonds Européen de Stabilité Financière et les États européens et émis sous la loi britannique. Concrètement ? Sur une obligation de 46,50 €, 31,50 € sont des obligations grecques, et 15 € sont des titres émis par le FESF.

 

Les États membres se portent donc garants pour une partie de ces nouveaux titres, ce qui les rend très sûrs. La loi britannique fait, quant à elle, sortir les titres du champ juridique grec et évite ainsi qu’un futur gouvernement grec (de gauche radicale, peut-être ?) puisse y toucher unilatéralement. Pour parfaire l’échange, les pauvres créanciers ont reçu une somme d’argent frais en guise de consolation. La Grèce a dû, en effet, verser, avec les fonds des plans d’aide accordés par la Troïka, 34,6 milliards d’euros au secteur privé comme prime d’incitation pour obtenir l’accord des créanciers sur la restructuration [8]. Ce qui s’est donc fait tout bas et que l’on n’a pas dit tout haut, est une pirouette assez ingénieuse permettant, d’une part, au secteur privé de se désengager quasi totalement de la dette grecque sans perdre ses plumes et, d’autre part, la roue du paon européen a remplacé dans le panier privé les pommes pourries par des titres juteux de sûreté. Bon appétit !

 

Dans une tribune du Financial Times [9], l’économiste américain Nouriel Roubini synthétise parfaitement la roue : « Un mythe est en train de se développer, selon lequel les créanciers privés accepteraient des pertes significatives dans le cadre de la restructuration de la dette de la Grèce, tandis que les créanciers officiels (BCE, FMI…) seraient dédouanés de tout effort. (…) La réalité est que les créanciers privés ont obtenu un accord très avantageux, tandis que l’essentiel des pertes actuelles et futures a été transféré vers les créanciers officiels. »

 

Ainsi, aujourd’hui, la dette grecque est détenue à 80 % par les créanciers publics internationaux (FMI, FESF, États européens).

On comprend donc pourquoi le secteur privé s’est volontairement penché avec tant de bienveillance sur la restructuration de la dette hellène. Mais là, encore, l’on se trompe... Est-ce réellement les conditions de l’accord Private Sector Involvement qui ont fait changer d’avis les investisseurs privés, fermement opposés à une quelconque restructuration ? Ou, est-ce l’ampleur des pertes liées aux CDS émis par certains investisseurs privés qui a changé la donne ? CDS ? Allons-y !

 

En 2012, à quelques encablures du défaut de payement, la Grèce aurait pu décider unilatéralement de faire défaut sur la totalité de sa dette souveraine, détenue, à ce moment, presque entièrement par des investisseurs privés. Une catastrophe pour les détenteurs des fameux CDS (Credit Default Swap), sorte d’assurance sur les prêts effectués à la Grèce. Le mécanisme des CDS est le suivant : si la Grèce fait défaut, cela sera considéré comme un « évènement de crédit ». Or, tout « évènement de crédit » enclenche les CDS qui permettent aux malheureuses fourmis ayant si gentiment prêté à la cigale d’être remboursées. Toutefois, une restructuration volontaire n’est pas jugée comme étant un « événement de crédit »… D’où la pression des émetteurs de CDS (essentiellement les banques d’investissement américaines telles Goldman Sachs ou Merrill Lynch [10]) pour que la restructuration de la dette grecque se fasse « volontairement »…

 

 

Les citoyens européens : des pigeons ?

 

La restructuration de 2012 a en fait permis aux investisseurs privés de se désengager encore un peu plus de la dette grecque en s’en tirant à bon compte. Si on n’en attendait pas moins d’eux, reste que leurs investissements (car une dette est bien un investissement, rappelons-le) ratés ont donc été pris, tout bas, en charge par le citoyen européen. Cette restructuration, pardon, nationalisation paneuropéenne de la dette a été présentée, tout haut, comme une réussite par les médias dominants, les gouvernements occidentaux et la Troïka. Les mêmes, aujourd’hui, qui refusent, tout haut, que la dette grecque soit payée par les autres Européens si Tsipras décide de la restructurer. Aujourd’hui, donc, la quasi-totalité de la dette se retrouve dans les mains des États membres via des prêts bilatéraux ou des mécanismes de prêts européens. Voilà qui assigne à ces États, et plus spécifiquement à la France et à l’Allemagne, un remarquable pouvoir.

 

Mais, aujourd’hui, la donne a changé. Si, en 2012, à suivre le raisonnement des représentants européens, le contribuable voulait bien prendre en charge la dette du secteur privé, il ne veut plus prendre celle de la Grèce, pays membre de l’Union européenne… Ainsi, le chef de groupe du Parti Populaire Européen au Parlement européen, Manfred Weber affirme que « les contribuables européens ne seront pas prêts à payer pour les vaines promesses de M. Tsipras [11] ». Si nous n’abordons pas, ici, le prix que devraient payer les citoyens européens, notons que l’argument est particulièrement anti-européen. Dans la bouche d’un parlementaire (et donc un représentant de la voix du peuple) européen, c’est fâcheux. Opposer les pigeons entre eux, tout haut, alors qu’ils ont contribué ensemble, tout bas, au sauvetage du secteur public est un coup fort bas. La solidarité du secteur public n’était qu’un leurre et pourtant leur participation involontaire à la restructuration de 2012 a été donnée comme telle. Aujourd’hui, alors que les représentants européens pourraient être « solidaires [12] », l’argument ne sort pas !

 

En fin de compte, cette nationalisation de la dette n’aura servi qu’à pérenniser le mécanisme de la dette puisqu’actuellement l’argument de « faire payer la dette grecque par le reste des contribuables européens » contraint la Grèce à rester débiteur au risque de passer pour le responsable de nos futurs déficits… Dans toute bonne crise, il faut toujours un bouc émissaire pour déresponsabiliser les décideurs. Et puis, quoi de mieux que pigeonner les citoyens européens en jetant la pierre au dindon de la farce ?

 

 

Par Violaine Wathelet econospheres.be – le 23 février 2015

 

 

Notes

[1] AFP, « Berlin : la Grèce doit être « juste » envers ceux qui l’ont aidée », in Ecorama, le 28 janvier 2015. http://www.boursorama.com/actualites/berlin-la-grece-doit-etre-juste-envers-ceux-qui-l-ont-aidee-0ff393fe5dc32ad1f58ad5d344e137e6

[2] Le Figaro.fr, « La Grèce pour un plan de réforme économique », in Le Figaro, Le 15 février 2015 http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/02/15/97002-20150215FILWWW00042-la-grece-pour-un-plan-de-reforme-economique.php

[3] Une dette perpétuelle est une dette qui permet au débiteur de ne payer que les intérêts de sa dette sans rembourser le capital. Il peut néanmoins racheter sa dette quand il le désire.

[4] Ces 200 milliards d’euros se décomposent comme suit : 50 milliards pour les banques (plus de la moitié sont détenus par des banques européennes à et assureurs internationaux) ; 80 milliards pour les banques et fonds de pension grecs ; 70 milliards pour des fonds d’investissement internationaux. BERRUYER Olivier, « Pourquoi certains créanciers de la Grèce pourraient préférer une faillite du pays au plan de sauvetage européen », in http://www.atlantico.fr/decryptage/grece-creanciers-avenir-pays-cds-investisseursprives-hedge-funds-effacement-dette-grecque-olivier-berruyer-304838.html#CrwfMkZR4QcwZtVP.99, le 9 mars 2012.

ET ARTUS Patrick et GRAVET Isabelle, La crise de l’euro. Comprendre les causes. En sortir par de nouvelles institutions, Paris, Armand Colin, 2012, p.88.

[5] Le Point.fr, « La restructuration de la dette grecque en quelques chiffres », in Le Point, Le 9 mars 2012. http://www.lepoint.fr/economie/la-restructuration-de-la-dette-grecque-en-quelques-chiffres-09-03-2012-1439443_28.php

[6] T. N, « L’échange de dette grecque salué de toutes parts, Fitch place le pays en défaut partiel », in RTBF, le 9 mars 2012. http://www.rtbf.be/info/economie/detail_l-echange-de-dette-grecque-salue-la-crise-demeure-et-les-cds-pourraient-sortir?id=7706463

[7] GOLLA Mathilde, « La Grèce restructure sa dette avec succès et évite la faillite », in Le Figaro, le 9 mars 2012 http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2012/03/09/20002-20120309ARTFIG00299-la-restructuration-de-la-dette-grecque-est-un-succes.php

[8] ATTAC France, « Plans de sauvetage de la Grèce : 77 % des fonds sont allés à la finance », le 21 juin 2013 https://france.attac.org/nos-idees/mettre-au-pas-la-finance-les/articles/plans-de-sauvetage-de-la-grece-77-des-fonds-sont-alles-la-finance

[9] Financial Times, mercredi 8 mars 2012.

[10] PARIENTY Arnaud, « Pourquoi la restructuration de la dette grecque est-elle si difficile ? », in Alternatives Economiques, 12 février 2012.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/parienty/2012/02/12/pourquoi-la-restructuration-de-la-dette-grecque-est-elle-si-difficile/

[11] AFP, « Grèce : « Les contribuables européens ne seront pas prêts à payer pour les vaines promesses de M. Tsipras » », in La Libre, 26 janvier 2015. http://www.lalibre.be/actu/international/grece-les-contribuables-europeens-ne-seront-pas-prets-a-payer-pour-les-vaines-promesses-de-m-tsipras-ppe-54c63cbb3570af82d514fd35

[12] Plusieurs études montrent que les pertes pour les citoyens européens seraient minimes. Voir notamment à ce sujet : CRAVATTE Jérémie, « Non, les Belges ne perdront pas 1000 Euros si la Grèce annule sa dette », in CATDM, 12 février 2015. http://cadtm.org/Non-les-Belges-ne-perdront-pas

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