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L’avenir du travail

Par Dominique Méda (*)

 

Le paradoxe est là : d’un côté, on ne cesse de nous entretenir de la valeur-travail, de sa dégradation (notamment sous le coup des trente-cinq heures, il y a maintenant plus de quinze ans…), de son affaissement sous les coups de boutoir de l’assistanat (on payerait les gens à ne rien faire…), de la nécessité de récompenser l’effort et le mérite, mais, d’un autre, on nous propose comme seul horizon politique de considérer le travail comme un coût, qu’il faudrait absolument réduire pour gagner la bataille de la compétitivité.

 

Cette pluralité d’interprétations prend certes son origine dans l’histoire même de la notion : notre concept moderne de travail est le résultat d’une histoire au cours de laquelle les significations diverses se sont sédimentées[1]. Le travail est à la fois un facteur de production, où ce qui importe est la richesse créée (le travail n’est qu’un moyen, elle est la véritable fin) ; l’essence de l’homme, où ce qui est valorisé, c’est l’activité qui permet à chacun d’entre nous d’exprimer son individualité et sa singularité en transformant le donné ; et le pivot du système de distribution des revenus, des places, des droits et des protections. Ces trois dimensions sont contradictoires, et cette pluralité de sens fonde les conflits d’interprétation sur ce qu’est le travail.

 

Mais aujourd’hui, le paradoxe est à son comble. Car, alors que les attentes qui se portent sur le travail n’ont jamais été aussi fortes, les politiques qui prétendent mettre l’emploi au cœur de leurs préoccupations n’ont jamais autant oublié ce que le travail pourrait ou devrait être.

 

Les recherches que nous avons menées, avec Lucie Davoine[2] ou Patricia Vendramin[3], ont mis en évidence que les Français accordent une importance toute particulière au travail, à la fois parce qu’ils connaissent des taux de chômage élevés depuis longtemps (l’absence fait souffrir et comme Honneth l’a signalé, l’expérience du chômage nous permet de mieux comprendre la place du travail dans nos sociétés), mais aussi parce que les dimensions expressives et relationnelles du travail sont particulièrement plébiscitées en France.

 

D’une certaine manière, ce que Marx considérait comme un idéal est désormais tenu pour une attente légitime : supposons, écrivait-il dans les Manuscrits parisiens, que nous produisions comme des êtres humains (…) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute… » Au terme du basculement pluriséculaire du travail-douleur (trepalium) au travail-épanouissement, la plupart des individus espèrent aujourd’hui pouvoir s’exprimer et se réaliser dans leur travail, avoir un travail intéressant, utile, plein de sens. Les entreprises ont d’ailleurs accompagné, si ce n’est suscité ces attentes, en invitant les salariés à s’engager, à s’impliquer, à mettre leur subjectivité dans le travail et en promettant qu’ils en seraient récompensés.

 

Mais ces attentes immenses sont rarement comblées : en même temps qu’elles exaltaient la prise de responsabilité et l’engagement de toute la personne dans le travail, les entreprises, bientôt suivies par les administrations, mettaient en effet en place de nouvelles formes d’organisation visant à accroître la rentabilité, développaient un management par objectifs et inauguraient une nouvelle instrumentation au service du cadrage de l’activité : indicateurs, reporting, mesure et évaluation individuelle des performances… qui conduisaient à contrôler très fortement l’autonomie prétendument accordée aux salariés. Conjuguées à l’augmentation des rythmes de travail, aux réductions d’effectif et à la pression exercée par le chômage, tout ceci a conduit à une dégradation des conditions de travail visible dans les enquêtes françaises ou européennes.

 

Mais ce n’est pas tout : depuis le même moment – la fin des années 1980 – les institutions internationales – au premier rang desquelles l’OCDE – organisent la diffusion et la mise en œuvre de recommandations selon lesquelles les pays occidentaux ne parviendront à s’adapter à la globalisation qu’à la condition de revoir en profondeur les politiques du travail et de l’emploi développées durant les décennies d’après seconde Guerre mondiale. Leurs mots d’ordre : diminution de la protection de l’emploi et des salaires, seul moyen pour les pays occidentaux de conserver leurs positions. On sait que parallèlement, le paradigme keynésien a été fortement remis en cause et remplacé par le référent monétariste, qui a accompagné la substitution du Consensus de Washington au Consensus de Philadelphie et à ses principes fondamentaux : le travail n’est pas une marchandise ; la justice sociale est la condition d’une paix durable.

 

Nous vivons depuis ce moment sous la domination de plus en plus inflexible de cette représentation du monde comme une scène où les pays s’affrontent dans une compétition économique régulée par les seules lois du commerce sans que le respect des règles internationales du travail soit organisé. Dès lors que rien ne semble s’opposer à la libre circulation des capitaux et au libre jeu des entreprises, le travail est réduit à un coût et finalement à une entrave, handicapant les entreprises dans leur course mondiale. Il ne reste plus dès lors qu’à organiser la modération ou la baisse du coût du travail – parfois seulement des taxes et cotisations qui sont assises sur le travail, parfois du salaire lui-même – et celle des protections du travail.

 

C’est ainsi que dès 1990, l’OCDE recommandait de revoir les législations régissant la rupture du contrat de travail au prétexte qu’elles décourageraient l’embauche. Le discours n’a pas changé depuis lors, mais s’est considérablement répandu : il est devenu la doxa.

 

En 2003, Olivier Blanchard et Jean Tirole réclamaient, dans la droite ligne des travaux de l’OCDE, la suppression de l’intervention du juge dans le processus de licenciement et défendaient l’idée que les faibles créations d’emploi s’expliquaient par la crainte des employeurs de ne pas pouvoir se séparer des salariés recrutés. L’année suivante, Pierre Cahuc et Francis Kramarz, deux autres économistes, proposaient la mise en place d’un contrat unique, censé permettre une séparation (i.e un licenciement) plus sécurisé (pour l’entreprise). Le Gouvernement Villepin mettait alors en place un Contrat Nouvelles Embauches, un CDI réservé aux entreprises d’au plus 20 salariés, susceptible d’être rompu pendant deux ans sans qu’aucun motif ne soit donné.

 

Résultat : un durcissement de la relation de travail. Curieusement, c’est le même discours que l’on entend aujourd’hui : le travail serait trop cher et les salariés trop difficiles à licencier, et c’est ce qui expliquerait les mauvaises performances françaises en matière d’emploi. Mais pourtant entre temps, il y a eu une réforme d’importance : on a inventé un nouveau dispositif de rupture du contrat de travail, la rupture conventionnelle, qui permet de se séparer très vite des salariés. Un million sept cent mille RC ont ainsi été signées depuis 2008. Comment peut-on dire qu’il est difficile de se séparer d’un salarié ?

 

Mais plus le chômage progresse, plus l’idée qu’il vaut mieux que les gens aient un bout d’emploi plutôt que rien se répand : la quantité aux dépens de la qualité. L’emploi s’émiette, et c’est encore pire en Allemagne où sous le coup des mini-jobs et du temps partiel, les femmes travaillent désormais de plus en plus sur des temps partiels courts, plus courts qu’en France.

 

Faut-il continuer à déployer de telles politiques, qui imputent les difficultés françaises aux protections de toutes natures attachées au travail et visent à délester celui-ci pour rendre les entreprises plus légères dans la compétition mondiale ? Un tel raisonnement n’est-il pas, à terme, destructeur pour la condition salariale dans les pays européens, et vecteur d’une polarisation accrue entre des populations bien qualifiées qui parviendront à se maintenir dans l’emploi et des populations moins qualifiées, simplement vieillissantes ou sur des métiers en déclin, qui n’y parviendront pas.

 

C’est là que les scénarios que l’on nous propose, concernant l’avenir du travail, sont déterminants. Certains, très à la mode, prédisent à la fois la disparition de la moitié des emplois dans les deux décennies à venir et un changement de nature radical du travail (pour ceux qui auront la chance d’en avoir conservé un…). Le travail sera une passion, il s’exercera non plus dans des organisations hiérarchiques, mais sur des plates-formes collaboratives, le salariat aura disparu, chacun sera sa petite entreprise. Ces scénarios font néanmoins l’impasse sur l’acceptabilité sociale d’un tel processus, sur la polarisation qu’il ne manquera pas d’entraîner, et sur la question de savoir qui captera finalement la valeur et comment seront rémunérés les coopérateurs… Il ne dit strictement rien, non plus, des contraintes écologiques auxquelles nos sociétés doivent désormais faire face.

 

D’où l’intérêt d’un autre scénario, prenant au sérieux ces dernières et mettant en son cœur la reconversion écologique de nos sociétés. Sans doute permettrait-il non seulement de créer des emplois (une production écologiquement et socialement plus propre exigeant plus de travail), mais peut être aussi de changer le travail, en le désintensifiant. Peut-être un tel scénario, appuyé sur la ferme volonté d’organiser de manière civilisée le partage du travail et de redonner aux salariés la parole sur l’organisation du travail pourrait-il aussi inclure deux autres mesures : une refondation de l’idée même d’entreprise, sur le modèle du bicaméralisme proposé par Isabelle Ferreras et la remise au goût du jour du régime associationniste dans lequel il s’agit de réaliser le partage de tous les résultats de la production entre tous les sociétaires. Alors peut-être, ces diverses conditions étant remplies, le rêve d’une société où chacun accède à la gamme diversifiée des activités humaines, aux activités citoyennes, amicales, familiales, amoureuses, et à un travail ayant du sens, pourrait-il devenir réalité.

 

 

Par Dominique Méda (*) - iphilo.fr – le 7 avril 2015

 

Notes : 

[1] D. Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition ?, éd. Champs Flammarion, 1998.

[2] L. Davoine, D. Méda, Place et sens du travail en Europe : une singularité française ?, Document de travail du CEE, 2008.

[3] Dominique Méda, Patricia Vendramin, Réinventer le travail, PUF, 2013.

 

 

(*) Dominique Méda est une sociologue et philosophe française. Agrégée en philosophie, ancienne élève de l’École Nationale d’Administration et de l’École Normale Supérieure (Ulm), elle est inspectrice générale des affaires sociales et professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine. Elle est entre autres l’auteur de Réinventer le travail (PUF, 2013, avec Patricia Vendramin) et La mystique de la croissance. Comment s’en libérer ? (Flammarion, 2013). (Source : iphilo.fr)