USA - Émission TV « poverty porn » - 100.000 $ à partager (ou pas) avec une autre famille plus pauvre que soi | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

Photo : capture d’écran de l’émission The Briefcase. © CBS

 


100 000 $ à partager (ou pas) avec une autre famille plus pauvre que soi. En vogue aux États-Unis, le « poverty porn » a atteint de nouveaux sommets avec la nouvelle émission de CBS.

 


Rarement la presse américaine aura été aussi unanime pour dénoncer l’indécence d’une émission de télévision. Lancée le 27 mai dernier sur la chaîne CBS, The Briefcase place deux familles des classes populaires, et fortement endettées, face à un choix cornélien après avoir reçu 100 000 $ de la production : garder l’argent pour elles, le partager avec une autre famille dans le besoin, ou tout donner. Évidemment, chaque famille n’apprend qu’après avoir pris sa décision, qu’un autre couple a été mis dans une situation similaire et va aussi partager sa donation avec eux.

 

Le troisième épisode, diffusé mercredi en prime time, mettait face à face deux familles que tout oppose, mis à part leurs dettes qui se comptent en dizaines de milliers de dollars. D’un côté, les Wylie, une famille chrétienne texane, ardente supportrice du Parti républicain, qui aime ses enfants autant que ses armes, et décore ses murs de croix et de trophées de chasse. De l’autre, les Bailey-Stewart un couple lesbien multiracial du Massachusetts, qui élève deux neveux dans une banlieue pas très fréquentable de Boston.

 

 

Au jeu du plus pauvre

 

Le premier parti-pris cynique de l’émission est de faire croire dans un premier temps aux familles que les 100 000 $ ne sont que pour elles. Les Wylie rêvent déjà de pouvoir envoyer leurs enfants à l’université, d’aider financièrement une de leurs filles, enceinte, et d’offrir des conditions de vie décentes à la sœur de la mère, qui vit dans une caravane sans toilettes. Premiers pleurs et premier remerciement à Dieu, sous l’œil des caméras et du public, complice malgré lui de la supercherie, et forcément gêné. Le couple de Boston s’imagine lui déjà payer une fécondation in vitro et avoir son premier enfant, rêve inatteignable jusqu’à alors.

 

Puis les deux familles apprennent la situation financière du couple qu’ils peuvent aider. Commence alors un jeu sordide pour savoir laquelle des deux familles est le plus dans le besoin. Dois-je garder l’argent pour ma famille avec l’espoir de vivre désormais dans de meilleures conditions, mais avec le risque de passer pour un pingre à la télévision, ou venir en aide à une famille qui n’a pas les moyens de financer l’éducation de ses enfants ?

 

« Que ferait Jésus ? », s’interroge le père texan, Matt Wylie. Dans un premier temps, ce dernier se rappelle que la Bible suggère de placer les autres avant soi-même. Puis vient le moment où il apprend que les personnes qu’il peut aider sont un couple lesbien qui souhaite avoir recours à une fécondation in vitro. « Je crois en Adam et Ève, pas Adam et Steve », rétorque le père texan, presque gêné d’avoir un temps eu l’idée d’aider une famille dont ils ne partagent pas les valeurs. « Ce que l’on veut n’entre pas toujours dans les plans de Dieu », dit-il, en référence à la fécondation in vitro. « Moi, je veux une licorne, mais seul le tout-puissant contrôle ce que je reçois. » Gêne aussi à Boston où le couple lesbien se demande s’il est vraiment utile de partager avec une famille proarmes qui n’approuverait sans doute pas leur mariage.

 

 

Pleurs, sourires et câlins

 

Après avoir visité la maison de l’autre famille – sans la rencontrer – et avoir été informés de leurs difficultés financières, les candidats sont invités à se retrouver à Los Angeles pour partager leurs décisions en face à face. Malgré les pleurs, les sourires et les câlins entre les deux familles, le final est très gênant. Le couple lesbien – moins pauvre et moins endetté que leur alter-ego du sud des États-Unis – ne garde que 400 $ sur les 100 000 $, tandis que la famille texane s’octroie 75 000 $ sur l’enveloppe qui leur avait été confiée. L’émission a réussi son coup : une famille passe pour généreuse, l’autre, endettée à hauteur de 158 000 $ et qui a consenti à donner 25 000 $, donne l’impression d’avoir fait preuve de radinerie.

 

« The Briefcase oblige la classe populaire américaine à se battre avec elle-même pour les restes que veulent bien lui accorder les riches qui travaillent à la télévision », s’est indigné sur le site internet Vox l’influent spécialiste télé Todd VanDer Werff. Qualifiée de « pire émission de télé-réalité de l’histoire » par un journaliste contributeur du Time, le programme a néanmoins obtenu d’excellences audiences (5 millions de téléspectateurs en moyenne) et ne sera pas annulé par la chaîne. Assaillis de critiques pour leur exploitation de la pauvreté au service d’une émission de divertissement, les producteurs ont dû défendre leur programme. Selon l’un d’eux, David Broome, The Briefcase « n’est pas centrée sur l’argent. C’est avant tout sur l’amour, sur la communication dans un mariage et sur les liens qui peuvent unir deux familles qui ne se ressemblent en rien. »

 

Genre en vogue dans les pays anglo-saxons, le poverty porn n’en est pas à son coup d’essai aux États-Unis. Entre 1945 et 1964 était diffusée à la radio puis à la télévision l’émission Queen for a Day. En plateau, une dizaine de femmes racontaient en pleurs leurs problèmes financiers. L’une d’entre elles était ensuite élue, à l’applaudimètre, et voyait ses demandes exaucées, qu’il s’agisse d’une intervention chirurgicale ou d’un traitement médical onéreux pour un de ses enfants malades. Dans un pays où près d’un habitant sur sept vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, les producteurs de télévision ne seront jamais à court de familles dans le désespoir, dont la tragédie peut être transformée en divertissement.

 

 

 

Par Gaétan Mathieu - television.telerama.fr – le 12 juin 2015.