La seule chose dont les pseudo-analystes de la défense ne parlent jamais | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

 

La seule chose dont les pseudo-analystes

de la défense ne parlent jamais

 

« Il faut constamment se battre pour voir ce qui se trouve au bout de son nez ». George Orwell

 

La seule chose dont les analystes de la défense ne parlent jamais c’est de la mort violente. Alors qu’ils sont capables de faire de superbes analyses sur les systèmes d’armes, les doctrines militaires, les structures organisationnelles, et de disséquer les détails complexes de ce à quoi l’avenir d’une guerre pourrait ressembler, ils mentionnent rarement dans leurs analyses ce qui semble être un sujet tabou, le meurtre violent d’êtres humains.

 

Le seul but de tout militaire est d’être une machine à tuer rapide et efficace — masqué derrière des justifications de défense nationale et aussi permis par les « lois de la guerre ». Toutes les discussions sur la stratégie, la tactique, la logistique, la formation et les approvisionnements n’ont pour objectif unique que de tuer des hommes — et accessoirement, ou même intentionnellement, des femmes et des enfants — pour des raisons diverses ou selon les caprices de l’État agresseur.

 

C’est peut-être parce que la violence meurtrière est trop évidente que les analystes de la défense n’en parlent pas. C’est peut-être aussi parce qu’ils n’évaluent pas pleinement ou ne comprennent pas les implications de leurs analyses et commentaires. Ou peut-être adoptent-ils volontairement les euphémismes de la Double Pensée dans lequel meurtre est remplacé par des termes neutres qui aseptisent les massacres et normalisent le monde courtois et policé des experts de l’enfer de la guerre.

 

Cependant, il y a clairement quelque chose qui ne va pas dans les euphémismes : on contourne la vérité. « Si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée », comme le souligne Orwell. Par exemple, l’utilisation du mot « défense » à la place du mot « guerre » appelle automatiquement une association positive pour le premier et la notion négative de menace avec le second, même si elles sont fondamentalement les deux faces d’une même médaille.

 

Le domaine de l’analyse de la défense parle principalement de la préparation et de l’exécution des guerres ; avant 1947, le département américain de la défense s’appelait le ministère de la guerre. Nous avons perverti le vieil axiome de Vegetius « Si vis pacem, para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre) en travestissant notre théorique de préparation à la guerre en une rhétorique académique qui fait que la guerre et la paix sont plus difficiles à distinguer.

 

Le langage a la capacité d’effacer la violence, souligne Joanna Bourke dans Deep Violence : Military Violence, War Play and the Social Life of Weapons :

 

Une des méthodes consiste à omettre les traits les plus saillants d’une activité. Par exemple, les recherches, le développement et la fabrication des armes empêchent de reconnaître que l’objectif principal est de mutiler et de tuer les autres êtres humains.

 

Bourke résume certaines circonlocutions que les militaires et les analystes ont choisi d’utiliser quand ils parlent d’armes mortelles :

 

Napalm a été appelé une « arme de répression de flak ». Les bombes à fragmentation dont les fragments, après explosion, peuvent tuer ou blesser des gens dans un espace de 300 à 900 mètres (…) étaient des armes « d’interdiction de zone » ; ces bombes « sont faites pour faire taire les armes » (c’est-à-dire les personnes détenant des armes et toute personne vivant dans un large rayon autour du point d’impact). Le drone Predator était « une grosse abeille… avec une piqûre d’enfer ».

 

Dans son livre, elle cite également un sociologue qui a noté, en 1945, que les discussions techniques sur les systèmes d’armes ont stupéfié le public, embrouillant toute évaluation lucide des conséquences réelles des systèmes d’armes modernes. Commentaire de Bourke :

 

La fascination hypnotique par les statistiques et les spécifications ont permis à ces hommes de déconnecter leurs actions (s’occuper des armes) de leurs conséquences (cadavres). Ils étaient juste « en train de préparer ce qui allait se passer par la suite », comme l’a dit un technicien de la bombe.

 

Elle continue :

Les euphémismes et le langage militaire abstrait ont eu un effet anesthésiant sur les participants de la guerre et d’autres entreprises militaristes. Ils ont produit un langage de substitution, une technolangue soporifique.

 

Je dois avouer que j’ai aussi utilisé la » technolangue soporifique » lors de l’écriture et de la modification de la section Asie Defense de The Diplomat. En écrivant sur un nouveau système d’arme ou sur une nouvelle doctrine de combat, je contribue à la perception que tuer des êtres humains avec du nouveau matériel militaire est intéressant, excitant et amusant.

 

Et, tout en reconnaissant la nécessité d’éduquer le public sur des questions aussi importantes que celles de la défense nationale, le but de ce post est de rappeler le fait que ceux d’entre nous qui écrivent sur ces questions ne devraient pas le faire à la légère et sans être conscient de la vérité brutale qui se cache derrière les détails techniques de l’arme du futur, le nouveau char et l’avion plus avancé.

 

 

 

Par Franz-Stefan Gady (thediplomat.com) - traduit par Avic - Réseau International – le 8 mai 2015.