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Psychologie des foules

De Gustave Le Bon (*)

 

La foule est conduite presque exclusivement par l’inconscient. Ses actes sont beaucoup plus sous l’influence de la moelle épinière que sous celle du cerveau. Les actes exécutés peuvent être parfaits quant à leur exécution, mais, le cerveau ne les dirigeant pas, l’individu agit suivant les hasards des excitations.

 

Une foule est le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle est donc esclave des impulsions qu’elle reçoit. L’individu isolé peut être soumis aux mêmes excitants que l’homme en foule ; mais comme son cerveau lui montre les inconvénients d’y céder, il n’y cède pas. C’est ce qu’on peut physiologiquement exprimer en disant que l’individu isolé possède l’aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la possède pas. […]

 

Rien ne saurait être prémédité chez les foules.


Elles peuvent parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires, mais elles seront toujours sous l’influence des excitations du moment. Elles sont semblables aux feuilles que l’ouragan soulève, disperse en tous sens, puis laisse retomber.


Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, surtout lorsqu’une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté durable que de pensée. […]

 

Errant toujours sur les limites de l’inconscience, subissant aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la raison, dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu’être d’une crédulité excessive. L’invraisemblable n’existe pas pour elle, et il faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle se créent et se propagent les légendes et les récits les plus invraisemblables. […]

 

Les déformations qu’une foule fait subir à un événement quelconque dont elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens divers, puisque les individus qui la composent sont de tempéraments fort différents. Mais il n’en est rien.

 

Par suite de la contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour tous les individus. La première déformation perçue par un des individus de la collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant d’apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, Saint-Georges ne fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie de suggestion et de contagion, le miracle signalé par un seul fut immédiatement accepté par tous.

 

Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si fréquentes dans l’Histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères classiques de l’authenticité, puisqu’il s’agit de phénomènes constatés par des milliers de personnes.


Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir la qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette qualité est sans importance. Du moment qu’ils sont en foule, l’ignorant et le savant sont également incapables d’observation. […]

 

Les observations collectives sont les plus erronées de toutes et que le plus souvent elles représentent la simple illusion d’un individu qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres.

 

Les événements historiques les plus douteux sont certainement ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de personnes. Dire qu’un fait a été simultanément constaté par des milliers de témoins, c’est dire le plus souvent que le fait réel est fort différent du récit adopté.

 

Il découle clairement de ce qui précède qu’il faut considérer comme des ouvrages d’imagination pure les livres d’histoire. Ce sont des récits fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d’explications faites après coup. Gâcher du plâtre est faire œuvre bien plus utile que de perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne nous avait pas légué ses œuvres littéraires, artistiques et monumentales, nous ne saurions absolument rien de réel sur ce passé. Connaissons-nous un seul mot de vrai concernant la vie des grands hommes qui ont joué les rôles prépondérants dans l’humanité, tels que Hercule, Bouddha, Jésus ou Mahomet ? Très probablement non. Au fond d’ailleurs, leur vie réelle nous importe fort peu. Ce que nous avons intérêt à connaître ce sont les grands hommes tels que la légende populaire les a fabriqués. Ce sont les héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné l’âme des foules. […]

 

L’Histoire ne peut guère éterniser que des mythes.

 

La simplicité et l’exagération des sentiments des foules font que ces dernières ne connaissent ni le doute ni l’incertitude. Le soupçon énoncé se transforme aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement d’antipathie ou de désapprobation, qui, chez l’individu isolé, ne s’accentuerait pas, devient aussitôt haine féroce chez l’individu en foule.

 

La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les foules hétérogènes surtout, par l’absence de responsabilité. La certitude de l’impunité, certitude d’autant plus forte que la foule est plus nombreuse et la notion d’une puissance momentanée considérable due au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et des actes impossibles à l’individu isolé. Dans les foules, l’imbécile, l’ignorant et l’envieux sont libérés du sentiment de, leur nullité et de leur impuissance, que remplace la notion d’une force brutale, passagère, mais immense. […]

 

Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes ; les opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d’avoir été engendrées par voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes. N’ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d’autre part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire qu’intolérante. L’individu peut supporter la contradiction et la discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions publiques, la plus légère contradiction de la part d’un orateur est immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes invectives, bientôt suivis de voies de fait et d’expulsion pour peu que l’orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de l’autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré. […]

 

L’autoritarisme et l’intolérance sont pour les foules des sentiments très clairs, qu’elles conçoivent aisément et qu’elles acceptent aussi facilement qu’elles les pratiquent, dès qu’on les leur impose. Les foules respectent docilement la force et sont médiocrement impressionnées par la bonté, qui n’est guère pour elles qu’une forme de la faiblesse. Leurs sympathies n’ont jamais été aux maîtres débonnaires, mais aux tyrans qui les ont vigoureusement écrasées. C’est toujours à ces derniers qu’elles dressent les plus hautes statues. Si elles foulent volontiers aux pieds le despote renversé, c’est parce qu’ayant perdu sa force, il rentre dans cette catégorie des faibles qu’on méprise parce qu’on ne les craint pas. Le type du héros cher aux foules aura toujours la structure d’un César. Son panache les séduit, son autorité leur impose et son sabre leur fait peur.

 

Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la force de l’autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses sentiments extrêmes, passe alternativement de l’anarchie à la servitude, et de la servitude à l’anarchie.

 

Ce serait d’ailleurs bien méconnaître la psychologie des foules que de croire, à la prédominance de leurs instincts révolutionnaires. Leurs violences seules nous illusionnent sur ce point. Leurs explosions de révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Les foules sont trop régies par l’inconscient, et trop soumises par conséquent à l’influence d’hérédités séculaires, pour n’être pas extrêmement conservatrices.

 

Abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de leurs désordres et se dirigent d’instinct vers la servitude. Ce furent les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui acclamèrent le plus énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et fit durement sentir sa main de fer.

 

Il est difficile de comprendre l’Histoire, celle des révolutions populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les noms de leurs institutions, et elles accomplissent parfois même de violentes révolutions pour obtenir ces changements ; mais le fond de ces institutions est trop l’expression des besoins héréditaires de la race pour qu’elles n’y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne porte que sur les choses tout à fait superficielles. En fait, elles ont des instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux de tous les primitifs. Leur respect fétichiste pour les traditions est absolu, leur horreur inconsciente de toutes les nouveautés capables de changer leurs conditions réelles d’existence, est tout à fait profonde.

 

Si les démocraties eussent possédé le pouvoir qu’elles ont aujourd’hui à l’époque où furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les chemins de fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou ne l’eût été qu’au prix de révolutions et de massacres répétés. Il est heureux, pour les progrès de la civilisation, que la puissance des foules n’ait commencé à naître que lorsque les grandes découvertes de la science et de l’industrie étaient déjà accomplies. »

 

Gustave Le Bon (*) (Psychologie des foules, livre I chap 2)

 

 

Par diktacratie.com – le 18 janvier 2015

 

(*) Gustave Le Bon, né le 7 mai 1841 à Nogent-le-Rotrou et mort le 13 décembre 1931 à Marnes-la-Coquette, est un médecin, anthropologue, psychologue social, sociologue. Esprit universel, polygraphe, il est l’auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il aborde le désordre comportemental et la psychologie des foules. Le Bon reste une personnalité controversée. D’une part, à une époque où la méthode devient importante, son « amateurisme » gêne ses contemporains tels Durkheim, sans que cela ait vraiment d’influence sur son début de carrière. D’autre part, Le Bon dégage une image raciste, qui renvoie à « l’idéologie coloniale de son époque ». Il avait des tendances anticléricales et compte au nombre des anti-colonisateurs… (Source Wikipédia).



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>>> NDLGazette : voici un commentaire d’un lecteur de diktacratie.com, qui apporte d’autres arguments sur le sujet :

 

 

Quand on veut parler des comportements de foule, on se réfère toujours à Gustave Le Bon. Ce qu’il écrit peut paraître vrai, mais est surtout de l’ordre du sentiment et d’une sorte de condamnation morale plus que de l’analyse de son fonctionnement. Or c’est ce plan qui serait plus utile et qui manque réellement. Comme il ne suffit pas de critiquer sans rien proposer je préfère quant à moi, en tant que psychologue, esquisser ce que pourraient être les grandes lignes de ce fonctionnement des foules en mettant en avant les grilles et concepts ci-dessous :

Au plaisir de vous lire

Cordialement. J.L.

 

ÉLÉMENTS POUR UNE NOUVELLE « PSYCHOLOGIE DES FOULES »

 

La problématique d’Eugène Enriquez sur les groupes et organisations (De la Horde à l’état Gallimard) et « La problématique du changement » notamment « Les individus, groupes, organisations fonctionnent plus dans le registre de l’imaginaire que sur celui du réel » : c’est — dire que ce sont les mécanismes de l’inconscient qui sont aux manettes : sentiments, pulsions et besoins primaires, abaissement du refoulement (sentiment de toute-puissance), phénomènes d’action-réaction bruts (compensation, « justice » immédiate, vengeance, etc.), phénomènes collusifs d’étayage et de renforcement, etc.

 

Les explications-analyses de René Girard sur les phénomènes de crises d’indifférenciation (quand le groupe ou société a peur, perd son sentiment d’identité, etc.), phénomènes de rivalités mimétiques entre personnes ou groupes (phénomènes de bandes, gangs, partis politiques, entreprises concurrentes, etc.), phénomènes de boucs émissaires (racismes, antisémitisme, dépréciations-rejet de minorités sexuelles, etc.), meurtres collectifs (lynchages, pogroms, éliminations de catégories sociales ou professionnelles, génocides, famines organisées, etc.).


Dimension de l’inconscient collectif : cet inconscient n’est pas pérenne, mais comme chez l’individu (puisqu’il est partie intégrante de son ego), il est au contraire temporaire (de momentané pendant l’état de foule à persistant même en l’absence de foule constituée) ; mais est doté du sentiment de toute-puissance et du sentiment impérieux de se faire justice par rapport à une injustice (cas des foules-manifestations de revendication économique ou politique) ou besoin de suraffirmation de son identité : supporters de sports collectifs en foule sur gradins, mais aussi à l’échelle individuelle : les personnes seules ou en petits groupes peuvent avoir le même comportement de collusion avec leur groupe de référence, de soutien inconditionnel et de mauvaise foi ou déni de réalité.

 

Le fonctionnement de l’inconscient proprement dit : il est le même que celui qu’on observe dans le phénomène dit de « Rumeur » et que l’on peut recréer en stage de formation sur la vulnérabilité de la communication : on y voit le message se déformer selon des « lois » qui président à l’élaboration des productions de l’inconscient, actes manqués, lapsus, rêves, transferts, etc. ce sont :

 

Cristallisation : focalisation sur un « objet » matériel ou immatériel (idéologie, religion, « concept », image, etc.), ou personne (leader, gourou, chef dit charismatique, tout autant que bouc émissaire, individus ou groupes rejetés etc.)

Réduction du message certes, amis aussi du raisonnement : simplisme, plus petit commun dénominateur, « causalité » primaires et supposées devenant « sûres », bruits accrédités, etc.

 

Inversion : renversement en son contraire : l’agresseur devient l’agressé, le fautif la victime, l’exploiteur l’exploité, etc. Mais aussi le cours des événements peut être inversé, les quantités, etc. On observe aussi des glissements sémantiques de termes représentations proches, mais qui peuvent être lourds de conséquences en un à deux glissements.

 

Accentuation du ressenti : le « fait » (à supposer qu’il soit exact ou qu’il y en ait eu un) est accentué, grandi, monté en épingle même sans volonté manifeste de déformation.

 

Défense : individu, groupe, foule ont toujours tendance prioritairement à se défendre c’est-à-dire à justifier leur comportement, les raisons qui les ont poussés à agir et même à se tromper (affaire Dreyfus, justifications-négations du réel de la part des entreprises polluantes, « raison d’État » pour les dirigeants, etc.).

 

Voilà les éléments que l’on peut privilégier pour rendre mieux compte, à mon sens, des phénomènes de foule. Il reste à les développer…

 

(NDLGazette : extrait d’un commentaire apporté à l’article ci-dessus. Pour plus d’éléments, voir ici)