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Le capitalisme est en crise. Oui, mais quelle crise ? *

Par Gabriel Maissin

 

À propos de crise, on a l’embarras du choix, elle est tour à tour : économique, sociale, financière, énergétique, démocratique, environnementale… Chacune se dédoublant à son tour : climatique, alimentaire, de l’eau, des matières premières, de la biodiversité… Une chose est certaine : la crise est globale et elle s’installe dans la durée. Car, depuis le début des années septante, nous sommes en crise.

 

Depuis trois décennies maintenant, les approches théoriques pour éclairer cet état de fait n’ont pas manqué, et le débat est loin d’être clos. Par exemple, il y a plus de dix ans que les économistes critiques tentent d’appréhender ce qu’il a été convenu d’appeler la financiarisation de l’économie. Mettant en discussion le lien complexe entre ce qu’il est convenu d’appeler économie réelle et sphère financière. Malgré l’ampleur des capitaux stockés dans la sphère financière, les tendances à l’investissement à l’échelle globale restent médiocres [1] et conduisent à ce que Piketty décrit comme le retour des rentiers, mais des rentiers haut de gamme !


La situation du capitalisme contemporain explique sans doute le regain d’intérêt pour les approches globales et prenant en compte la dimension historique des phénomènes. En effet, la crise dans laquelle évolue l’ensemble du mode de production capitaliste appelle des explications, à la fois, quant à sa durée, son ampleur et son extension planétaire.


L’ ouvrage d’Ernest Mandel, Les ondes longues du développement capitaliste [2], dans sa nouvelle édition française, est une présentation systématique des rouages complexes du développement capitaliste de la seconde moitié du XXe siècle, déjà mis à nu dans son opus magnum : Le troisième âge du capitalisme [3]. La postface de Michel Husson [4] le complète utilement en reprenant l’ouvrage là où Mandel l’avait laissé. En effet, quels que soient les mérites de l’analyse mandelienne, elle doit être confrontée aux évolutions récentes afin de poursuivre en l’actualisant cet essai d’interprétation marxiste de la crise.


Depuis le début des années septante, nous sommes entrées dans ce que certains ont baptisé les trente piteuses, par opposition aux trente glorieuses. Peut-être faudrait-il parler des quarante piteuses, vu que la crise financière de 2008 a prolongé encore cette période et aujourd’hui, personne n’ose prévoir une issue favorable. Tout se passe comme si l’économie capitaliste dans son ensemble n’arrivait plus à se projeter dans le temps. Chaque rebond, chaque avancée sont rapidement contrecarrés. Ainsi l’opportunité du développement rapide des pays émergents voit déjà sa dynamique ralentir, renforçant encore l’incertitude propre au système.


Durée et ampleur d’une crise sans précédent


Mais si la durée de la crise n’a d’égale que son ampleur, il est d’abord nécessaire, au-delà des rebonds, de la succession des récessions et des reprises faiblardes, de voir comment celle-ci s’installe et quelles sont ses caractéristiques.

De l’entrée en crise, début des années septante, jusqu’au début des années quatre-vingt, la crise s’approfondit avec pour tendance lourde une régression simultanée des profits et des investissements.


Le tournant néolibéral des années quatre-vingt semble rétablir une certaine dynamique : le taux de profit des entreprises se rétablissant simultanément au taux d’accumulation qui mesure l’investissement. Même si la mise en œuvre de cette nouvelle politique économique va s’étaler sur plusieurs années et avec des intensités différentes suivant les pays. En 1982, la dévaluation du franc belge, dernière mesure typiquement anticyclique pour relancer nos exportations, marque aussi l’entrée dans l’ère de l’austérité des gouvernements Martens-Gol. En France, il faudra attendre 1983, pour que le Programme commun de l’Union de la Gauche, face place à la rigueur.


Les politiques d’austérité, les privatisations, le blocage des salaires semblent conforter les partisans du théorème de Schmidt visant à restaurer les marges des entreprises puisque les investissements d’aujourd’hui sont les profits de demain et les emplois d’après demain.


Même si cette sentence fait un peu vite passer au second plan que la seule variable d’ajustement semble, alors, être l’emploi, avec la montée continue du chômage.


La crise financière de 1987 n’interrompt pas cette reprise. Beaucoup pensent que la machine est repartie, que le spectre d’un crash comme en 1929 s’éloigne. On évoque, les nouvelles formes d’organisation du travail – le fameux toyotisme – qui devraient augmenter les gains de productivité… Mais, il faudra déchanter assez vite, la reprise s’effrite et les années 1990 sont à nouveau marquées par une récession, particulièrement sévère en Europe. Même l’espoir de la nouvelle économie, pourtant favorisée par la privatisation accélérée des télécommunications, va s’envoler avec l’éclatement de la bulle internet en 2000.


C’est dans cette conjoncture redevenue largement incertaine que sur le plan théorique, l’intérêt pour l’approche en terme de cycles économiques reprend du service [5].


Aujourd’hui, le capitalisme n’arrive toujours pas, malgré un taux de profit revenu au niveau élevé des années septante, à se relancer et à retrouver une nouvelle dynamique globale. Plus d’un quart de siècle nous sépare de la mise en place des politiques néolibérales sans que l’effet d’ensemble soit une nouvelle dynamique d’accumulation. De manière spectaculaire, celles-ci ont repris de la vigueur à la faveur de la crise de la dette et se répandent aisément sur le continent européen.


Production pénible, reproduction difficile


Mais quels sont, au cœur du capitalisme contemporain, les rouages économiques qui déterminent cette configuration spécifique ?


Les fluctuations du taux de profit à la baisse permettent bien de marquer l’entrée en crise. Son rétablissement n’implique aucunement une poussée vers la reprise de l’investissement et donc d’une dynamique de croissance. Voilà un point de la théorie qui doit être éclairé [6]. Car si le taux de profit est un bon indicateur synthétique, il faut aussi que les conditions de son rétablissement apportent des réponses à d’autres questions. Au premier rang desquelles, celle de la réalisation, via le marché de cette éventuelle production.


Paradoxalement, les nouvelles formes d’organisation du travail, la flexibilité, l’augmentation de l’intensité du travail et la stagnation – voir la hausse – de la durée du travail ne conduisent pas à une hausse de la productivité de manière globale. La principale voie pour maintenir à la hausse un taux général de profit, suivie depuis le début des années quatre-vingt, a été celle d’augmenter le taux d’exploitation. Ce que l’on peut mesurer par la part des salaires dans le revenu mondial pour la période 1970–2010 qui chute de 72 % à 64 %. Mais dans la mesure où le blocage salarial s’est imposé comme le moyen privilégié de rétablissement du profit, la croissance possible était a priori contrainte.


Mais ce n’est pas la seule raison. Il faut aussi prendre en compte les limites de taille et de dynamisme des nouveaux débouchés actuels. La multiplication de biens innovants n’a pas suffi à constituer des marchés d’une taille aussi considérable que fut, par exemple la filière automobile avec son effet d’entraînement sur les services d’entretiens, les infrastructures… Parallèlement les politiques d’austérité ont limité les mécanismes de redistribution et donc également la possibilité de reconnaissance de besoins sociaux dans les domaines des politiques publiques et sociales. Ici aussi on retrouve cette difficulté de bouclage du système.


La conclusion de Michel Husson et que l’enlisement du capitalisme contemporain dans « une phase dépressive résulte donc d’un écart croissant entre la transformation des besoins sociaux et le mode capitaliste de reconnaissance, et de satisfaction de ces besoins. Mais cela veut dire aussi que le profil particulier de la phase actuelle mobilise, peut-être pour la première fois dans son histoire, les éléments d’une crise systémique du capitalisme. On peut même avancer l’hypothèse que le capitalisme a épuisé son caractère progressiste en ce sens que sa reproduction passe dorénavant par une involution sociale généralisée. En tout cas, on doit constater que ses capacités actuelles d’ajustement se restreignent, dans ses principales dimensions, technologique, sociale et géographique. »


La nouvelle carte d’un monde de plus en plus instable


Depuis la disparition de l’auteur des ondes longues en 1995, la carte de l’économie mondiale s’est profondément transformée. La partition entre pays capitalistes, pays du bloc communiste et Tiers-monde a fait place à un espace beaucoup plus indifférencié dans lequel un pays comme la Chine est devenu une économie capitaliste de première importance. L’apparition des pays émergents, et la montée en puissance de leurs économies peuvent faire parler d’un véritable basculement du monde. Depuis 2012, 50 % des exportations industrielles sont le fait des émergents, contre seulement 30 % début des années nonante. Cette progression de la production industrielle signifie sans doute que le capitalisme a trouvé dans ces contrées un nouveau souffle, par des salaires plus faibles et une productivité en hausse.


Regroupant une part significative de la population mondiale, ces pays émergents, à des degrés divers, semblent avoir trouvé les fondements d’une nouvelle croissance là où les vieux pays capitalistes du Nord en sont incapables. « On pourrait à la limite parler d’onde longue expansive en ce qui les concerne : l’accumulation du capital et la croissance de l’emploi salarié font preuve d’un dynamisme impressionnant. Qu’il s’agisse d’un mode de croissance inégalitaire et barbare (qui évoque d’ailleurs l’essor de l’Angleterre au XIXe siècle) est une autre question. »


Même si constater ce basculement du monde est crucial, on ne peut en rester là. Car paradoxalement cette nouvelle carte du capitalisme s’accompagne aussi d’autres évolutions. Classiquement, l’impérialisme désignait une hiérarchisation des économies nationales par le biais de l’exportation de capitaux, mais les États-Unis sont aujourd’hui importateurs nets de capitaux ! La seconde moitié du XXe siècle postulait le confinement des pays dépendants dans un rôle de fournisseurs de matières premières soumis au pillage du Tiers-monde. Aujourd’hui, non seulement ils sont devenus des acteurs majeurs sur le marché des matières premières, mais la production de marchandises se fait de plus en plus à cheval sur plusieurs pays à l’échelle du globe. Et, enfin, l’emprise de la finance sur les économies nationales, à travers la crise de la dette, n’est plus l’apanage des seuls pays en développement, loin de là.


Cette nouvelle carte économique du monde met en évidence une autre tendance. Celle de l’intégration de segments des économies nationales sous l’égide des firmes multinationales qui tissent une véritable toile enserrant l’économie mondiale est une tendance lourde. La majeure partie (80 %) de la valeur créée par les 43 000 firmes prises en compte est contrôlée par 737 entités : des banques, des compagnies d’assurances ou des grands groupes industriels. À peine 147 multinationales possèdent 40 % de la valeur économique et financière de toutes les multinationales du monde entier. La prééminence économique de ce réseau de firmes multinationales se reflète aussi dans la multiplication de traités, comme le fameux TTIP, qui visent à contourner toute possibilité de régulation étatique ou paraétatique.


Vers une transformation sociale


On peut raisonnablement interroger le caractère durable de cette nouvelle configuration de l’économie mondiale. D’un côté, l’épuisement de la croissance au Nord finira par freiner la croissance au Sud et, d’un autre côté, les tensions sociales au Sud pèseront dans le sens d’une croissance plus autocentrée et donc ralentie. Au total, conclut Michel Husson, « la conjecture la plus vraisemblable est un ralentissement de la croissance mondiale, lourde d’un fonctionnement chaotique assorti de rivalités aggravées entre grandes puissances économiques. On ne voit pas se dessiner une configuration stable entre les trois pôles de l’économie mondiale, à savoir les États-Unis, la Chine et l’Europe. »


Ainsi face à ce capitalisme de l’incertitude, le retour dans le débat de la question de l’alternative économique devient certainement une condition nécessaire de la réhabilitation de la politique. L’âpreté avec laquelle le capitalisme défend ses prérogatives à l’enrichissement suscite en retour peu à peu une nouvelle configuration politique, celle de la radicalité. En refusant de concéder le moindre espace à la régulation politique et sociale, il signifie que la moindre réforme s’apparente pour lui à une exigence de transformation sociale. Voilà le défi que le capitalisme nous lance aujourd’hui.

 

 


Par Gabriel Maissin econospheres.be – le 10 mars 2015

 


(*) Synthèse publiée dans la revue POLITIQUE n° 88 jan-fév 2015 de la conférence-débat organisée par Econosphères, Politique et Attac Bruxelles2 le 3 décembre 2014 à l’Université populaire de Bruxelles avec :

 

Michel Husson, économiste, chercheur à l’IRES Paris. Auteur de nombreux ouvrages Le capitalisme en dix leçons (2012), Un pur capitalisme (2008) Le site de Michel Husson

 

Gabriel Maissin - économiste (UCL), spécialisé en sciences de la population et du développement, membre du réseau Econosphères, collaborateur de la revue politique

 

 

 

Pour la consultation du lexique : voir ici