Fondements juridiques de la suspension et de la répudiation de la dette souveraine grecque – Partie 2/2 | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it


Fondements juridiques de la suspension et de la répudiation de la dette souveraine grecque

– Partie 2/2

 

 

Le chapitre final du rapport présenté le 18 juin 2015 par la Commission pour la vérité sur la dette grecque |1| apporte à la Grèce de solides arguments juridiques pour suspendre ou répudier les dettes illégitimes, odieuses, illégales ou insoutenables |2|.

 

 

SECTION II : LE DROIT À LA SUSPENSION UNILATÉRALE DU REMBOURSEMENT DE DETTES INSOUTENABLES EN VERTU DU DROIT INTERNATIONAL

 

 

1. La suspension unilatérale fondée sur l’état de nécessité

 

La définition de la nécessité est prévue à l’article 25 du projet d’articles de la CDI, et a été utilisée et reconnue par les cours et tribunaux internationaux |11|. Comme il est expliqué dans le commentaire de l’article 25, « l’expression ’état de nécessité’ est utilisée pour désigner les cas exceptionnels où le seul moyen qu’a un État de sauvegarder un intérêt essentiel menacé par un péril grave et imminent est, momentanément, l’inexécution d’une obligation internationale dont le poids ou l’urgence est moindre |12| ». Conformément à l’article 25, quatre conditions sont nécessaires pour invoquer l’état de nécessité. Le cas de la Grèce satisfait aux quatre critères. La Grèce peut donc suspendre le remboursement de la part insoutenable de sa dette.

 

a) La mesure doit protéger un intérêt essentiel de l’État contre un péril grave et imminent

 

Dans l’affaire Socobel |13|, le conseil du gouvernement grec, M. Youpis, a affirmé, avec raison, que « la doctrine admet à ce sujet que le devoir d’un gouvernement d’assurer le bon fonctionnement de ses services publics prime celui de payer ses dettes. Aucun État n’est tenu d’exécuter, ou d’exécuter en entier, ses engagements pécuniaires si cela compromet le fonctionnement de ses services publics et a pour effet de désorganiser l’administration du pays. Dans le cas où le paiement de sa dette met en danger la vie économique ou compromet l’administration, le gouvernement est, de l’avis des auteurs, autorisé à suspendre ou même à réduire le service de la dette |14| ». Le conseil du gouvernement belge de répondre que « dans une savante étude (…), M. Youpis exposait hier qu’un État n’est pas tenu de payer sa dette si, en la payant, il devait compromettre ses services publics essentiels. Sur le principe ainsi énoncé, le Gouvernement belge serait d’accord sans aucun doute ».

 

Dans l’affaire LG&E, un tribunal du Centre international pour le règlement des différents relatifs aux investissements (CIRDI) a partagé cet avis lorsqu’il a estimé que les intérêts économiques et financiers peuvent également être considérés comme des intérêts essentiels |15|. À cet égard, le tribunal a mis en avant plusieurs éléments socio-économiques qui ont permis à l’Argentine d’invoquer légalement l’état de nécessité |16|, dont les suivants :

 

• un taux de chômage de 25 % ;

• le fait que près de la moitié de la population argentine se trouve en dessous du seuil de pauvreté ;

• un système de santé chancelant au bord de l’effondrement ;

• l’obligation dans laquelle s’est trouvé le gouvernement de réduire de 74 % ses dépenses par habitant dans les services sociaux.

 

 

Dans l’affaire Continental, un tribunal du CIRDI s’est montré du même avis et a également présenté un ensemble de facteurs concrets :

 

« D’après le Tribunal, il est impossible de nier qu’une crise qui a entraîné l’abandon soudain et désordonné du principe cardinal de la vie économique, tels que […] le quasi-effondrement de l’économie nationale ; les rigueurs sociales qui ont amené plus de la moitié de la population en dessous du seuil de pauvreté ; les menaces immédiates contre la santé des jeunes enfants, les personnes malades et les membres les plus vulnérables de la population […], que tout cela pris ensemble ne constitue pas une situation dans laquelle le maintien de l’ordre public et la protection des intérêts essentiels en matière de sécurité de l’Argentine en tant qu’État et en tant que pays étaient en jeu de manière cruciale |17| ».

 

Comme il a été démontré aux chapitres 5, 6 et 7 du présent rapport, il est clair que les intérêts essentiels de la Grèce sont également menacés d’un péril imminent.

 

 

b) La mesure doit être le seul moyen de protéger l’intérêt essentiel en question

 

Il ressort clairement des commentaires au projet d’articles sur la responsabilité de l’État que l’État peut prendre plusieurs mesures ; l’expression « seul moyen » ne devrait donc pas être entendue de manière littérale. Dans l’affaire LG&E, le tribunal a estimé qu’un État peut avoir plusieurs solutions à sa disposition pour maintenir l’ordre public et protéger ses intérêts essentiels en matière de sécurité. En ce qui concerne la situation grecque, il semble évident que le non paiement de la dette serait le seul moyen de protéger l’intérêt essentiel en jeu.


Comme il a été dûment démontré, l’atteinte aux droits humains est étroitement liée aux conditions économiques et sociales, qui sont le résultat d’une crise de la dette. Ces cinq dernières années, la plupart des acteurs économiques internationaux ont jugé que les mesures mises en œuvre étaient alors le seul moyen d’éviter à la Grèce d’entrer en défaut de paiement, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Cela signifie qu’aux yeux des créanciers de la Grèce, il n’y a que deux options : appliquer des mesures d’austérité ou entrer en défaut de paiement. Comme ces mesures d’austérité ont directement abouti à des violations graves et flagrantes des droits humains et ont, par là-même, mis en péril des intérêts essentiels de la Grèce, il est évident que la suspension du remboursement de la dette constitue désormais la seule solution à laquelle la Grèce puisse recourir pour protéger les intérêts en question.

 

 

c) La mesure ne doit pas porter gravement atteinte à un intérêt essentiel de l’État ou des États à l’égard desquels l’obligation existe ou de la communauté internationale dans son ensemble

 

Cette condition signifie que l’intérêt des autres États menacés par le non-remboursement doit être considéré comme secondaire par rapport à l’intérêt du premier État. Dans le cas de la Grèce, comme nous l’avons montré dans le présent rapport, les conséquences à supporter par les créanciers de la Grèce sont peu importantes et ne peuvent en aucun cas être perçues comme des intérêts essentiels.

 

 

d) L’État ne doit pas avoir contribué à la survenance de l’état de nécessité et l’obligation internationale en question ne doit pas exclure la possibilité d’invoquer l’état de nécessité

 

Le commentaire de l’Article 25 énonce clairement que la contribution de l’État en cause à la situation de nécessité doit être ‘substantielle et non pas simplement accessoire ou secondaire’ |18|. Dans le cas de la Grèce, il est évident que la Troïka est la première responsable du désastre économique et social qui s’est abattu sur le pays. Comme nous l’avons montré, la marge d’appréciation dont disposait la Grèce était particulièrement étroite et ne lui permettait pas de mettre en œuvre le moindre programme économique et social. Nous avons montré que la Grèce a été contrainte d’accepter les conditionnalités imposées, et ce par des pressions politiques et économiques, exercées principalement par deux des pays les plus importants de l’UE, la France et l’Allemagne. Dans ce contexte, la Grèce ne saurait être considérée comme ayant substantiellement contribué à la situation.

 

 

3. Le droit à une insolvabilité souveraine unilatérale

 

Il n’existe pas de règle en droit international qui interdise au États de se déclarer insolvable de façon unilatérale. Cela est particulièrement vrai lorsqu’un État se retrouve de facto insolvable, que ce soit parce que sa dette est insoutenable, ou parce qu’il ne peut plus satisfaire les besoins fondamentaux de sa population. La pratique des États qui ont effectivement fait défaut permet de confirmer ce droit à l’insolvabilité. L’insolvabilité souveraine n’a reçu que peu d’attention en droit international alors qu’elle est bien documentée et était une pratique fréquente au début du vingtième siècle |19|. Ce droit à l’insolvabilité unilatérale est corroboré par le groupe d’étude sur l’insolvabilité souveraine de l’Association de Droit International, dont le rapport de 2010 propose quatre voies pour une restructuration de la dette, l’une d’elle étant bien la faillite.

 

En 2013, deux groupes de travail ont repris la question, l’un d’eux a étudié la possibilité de régler par le biais d’un traité les problème liés à la restructuration de la dette souveraine |20|. L’insolvabilité souveraine est donc bien une réalité en droit international qui est reconnue tant en théorie qu’en pratique, ceci malgré une résistance farouche étant donné que les biens des États insolvables sont protégés contre la saisine des créanciers par diverses immunités et privilèges souverains.


Par conséquent, la restructuration de la dette, sans insolvabilité associée, est un mécanisme artificiel qui permet en réalité aux créanciers d’exploiter les sources de revenus de l’État, à savoir les impôts, les droits de douanes, les ressources naturelles, les redevances, les privatisations forcées, etc. L’idée que la Grèce puisse se déclarer unilatéralement insolvable est combattue par ses créanciers par des mesures coercitives unilatérales. Alors qu’il aurait été bénéfique pour le pays que la Grèce soit déclarée insolvable, ses créanciers ont continué à soutenir sa dette insoutenable, prolongeant ainsi artificiellement la viabilité d’une dette insoutenable.

 

Si un État a le droit de se déclarer insolvable, il est clair que l’insolvabilité unilatérale constitue une circonstance qui exclut l’illicéité des obligations internationales de l’emprunteur, à savoir ses obligations de remboursement. Comme expliqué plus haut, cela est manifestement le cas lorsqu’il est possible de démontrer l’existence d’un état de nécessité conformément à l’article 25 du projet d’articles de la CDI. Il serait inconcevable qu’un tribunal oblige une personne à rembourser sa dette si ses revenus ne lui permettaient pas de satisfaire ses besoins élémentaires, à elle et à sa famille. Ces observations sont en accord avec un jugement rendu par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) dans l’affaire Postova Banka AS et Istrokapital SE v Grèce, où il est constaté qu’il n’y a pas de garantie de remboursement d’une dette souveraine |21|.

 

 

 

Par la Commission pour la vérité sur la dette grecque - cadtm.orgtraduit de l’anglais en français par le CADTM - le 30 juin 2015

 

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