Belgique - La fin de l’enseignement officiel - Chronique d’une mort annoncée | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

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 Belgique - La fin de l’enseignement officiel

Chronique d’une mort annoncée

Carte blanche de Cathy Legros (*)

 

Accueilli favorablement par tous comme une décision qui reconnait pleinement les libertés individuelles et oblige les politiques à réformer l’organisation des  cours dits « philosophiques », l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars dernier a mis fin au caractère obligatoire des cours de religion et de morale. Et posé un vaste débat sur l’avenir de ces cours et leur éventuel remplacement par une formation à la citoyenneté et un enseignement d’histoire des religions.


Un élément a cependant totalement échappé à ce grand débat : l’argumentation juridique et philosophique qui est au cœur de cet arrêt. Elle est pourtant essentielle puisque, si elle faisait jurisprudence au-delà des cours de religion et de morale, les parents se verraient reconnus, Convention européenne des  droits de l’homme à l’appui, le droit de récuser tout enseignement qui serait contraire au sacro-saint « respect de leurs convictions religieuses et philosophiques ». Au nom de la neutralité de l’enseignement et des libertés individuelles, c’est ni plus ni moins que l’idée même d’un socle commun de connaissances obligatoires pour tous qui serait alors remis en question. Avant d’applaudir à cette décision, il convient donc de réfléchir à ses conséquences ultimes.


Juridiquement, la Cour constitutionnelle se fonde sur l’article 24 de la Constitution qui proclame le droit de chacun à un enseignement « dans le respect des libertés et droits fondamentaux ». Pour interpréter la nature de ces droits, elle se base sur l’article 2, relatif au « Droit à l’instruction », du Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme. Cet article établit que dans ses fonctions d’éducation « l’État respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »


Cependant, dans la Convention européenne, le respect des convictions est un principe qui encadre l’ensemble des enseignements, et pas seulement les cours de religion et de morale. Comment la Cour constitutionnelle belge peut-elle s’inspirer de la Convention européenne pour viser spécifiquement les cours de religion et de morale ? « C’est dans l’ensemble du programme de l’enseignement public qu’il (l’article 2) prescrit à l’Etat de respecter les convictions, tant religieuses que philosophiques, des parents » reconnaît la Cour belge.


Mais elle invoque alors deux décisions récentes de la Cour européenne des droits de l’homme. Toutes deux avaient donné raison aux parents. Ceux qui en Turquie récusaient l’enseignement obligatoire de l’Islam sunnite à leur enfant élevé dans la confession alévie d’un islam d’influence soufie. Et ceux qui en Norvège, n’étant pas d’obédience chrétienne, souhaitaient que leurs enfants soient dispensés du cours obligatoire de connaissance chrétienne. La Cour européenne avait considéré que l’enseignement religieux obligatoire dans les écoles turques et dans les écoles norvégiennes ne répondait pas aux critères d’une « éducation pluraliste ».


L’article 2 « n’empêche pas l’État, affirmait la Cour européenne, de répandre par l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique. Il n’autorise même pas les parents à s’opposer à l’intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire, sans quoi tout enseignement institutionnalisé courrait le risque de se révéler impraticable. » Cependant, ajoutait la Cour, avec force : « l’État veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste. » La limite, était-il précisé, est « de poursuivre un but d’endoctrinement. Là est la limite à ne pas dépasser. » Selon le droit européen, deux principes doivent donc être respectés pour qu’un enseignement, quel qu’en soit la matière, religieuse, philosophique ou autre, puisse être obligatoire : cet enseignement doit d’abord être « objectif, critique et pluraliste » ; ensuite, il doit se plier au « respect des convictions religieuses et philosophiques » sans jamais viser « l’endoctrinement ».

 

Il est étonnant de constater que selon la Cour constitutionnelle, l’enseignement de la morale non confessionnelle en Belgique francophone ne respecterait pas ces deux principes. Sans se prononcer sur le contenu supposé des cours de morale, la Cour constitutionnelle se fonde sur le fait que le cours de morale apparaît, notamment dans le décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement, comme un cours « engagé » qui autorise le titulaire de ce cours à s’engager « au service d’un système philosophique déterminé », ou encore comme « un cours de morale inspirée par l’esprit de libre examen ».


Examinons ce point, crucial. La référence au libre examen, d’abord. Outre que la notion est expressément distinguée dans le décret de la notion de Libre-examen (avec un tiret) dont se revendique le mouvement de militantisme laïque, on ne voit pas comment un professeur d’histoire ou de sociologie pourrait la récuser ? La finalité du cours de morale est posée d’entrée de jeu dans les « Principes généraux » du Programme officiel : « exercer les élèves à résoudre leurs problèmes moraux sans se référer à une puissance transcendante ni à un fondement absolu, par le moyen d’une méthode de réflexion basée sur le principe du libre examen ».


Cette recherche relève-t-elle d’une orientation philosophique particulariste. Dans ce cas, l’enseignement de la philosophie et des droits de l’homme que l’on veut voir figurer dans le programme du nouveau cours commun de citoyenneté risque également de se voir récusé comme « philosophie particulière ». La référence à l’engagement ensuite. En réalité, elle s’applique à tous les enseignants. Comme l’a noté, à l’époque où le décret sur la neutralité a été voté, le juge à la Cour d’arbitrage Paul Martens. Loin de restreindre l’engagement aux seuls professeurs de morale, comme c’était le cas auparavant, le décret de 1994 l’élargit à toutes les disciplines. « Il n’est pas question d’interdire à l’enseignant de marquer son désaccord avec les régimes totalitaires qui méconnaissent les libertés fondamentales, au contraire il doit mettre en garde les élèves contre tout système de société qui véhiculerait des valeurs hostiles à celles qui sont énoncées dans la Constitution et les textes internationaux relatifs aux droits de l’homme… Ce qui est interdit, c’est le prosélytisme et le militantisme» (Paul Martens, La neutralité et le cours de morale, dans Entre-vues, revue trimestrielle pour les professeurs de morale n° 24, déc. 1994). Engagement en faveur des valeurs de la démocratie, principe du libre examen ? Ces principes qui inspirent le cours de morale sont-il antinomiques avec l’idée d’un enseignement respectueux des droits et libertés de chacun ?

 

Il ne s’agit pas ici de défendre la pérennité du cours de morale ni de défendre sa dimension universelle et démocratique, en regard des religions – même si cela devrait être la tâche de tous les laïques convaincus. Il ne s’agit pas non plus de prétendre que le cours de morale serait moins partisan et plus pluraliste que le cours de religion – ce qui devrait être également la tâche de tous les laïques convaincus. Mais il s’agit plus fondamentalement de s’interroger sur l’argumentation développée par la Cour constitutionnelle qui se revendique de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour infléchir plus drastiquement encore le sens que le droit européen attribuait au respect des convictions. Car le droit au respect des convictions religieuses et philosophiques est devenu un droit souverain qui prévaut sur le droit à l’éducation dans les arrêts récents de la Cour européenne.


Si l’on admet que le principe du libre examen et l’engagement de l’enseignant aux services des valeurs fondamentales de la démocratie constituent des références « partisanes », « particulières », « portant atteinte au respect des convictions de chacun », qui permettent à un parent d’élève de récuser un enseignement, c’est, au-delà des cours dits « philosophiques », l’ensemble des enseignements d’un État laïque et démocratique qui sont concernés.

 

L’enseignement officiel est fondé sur la recherche de la vérité et de l’objectivité des faits, l’esprit critique, la reconnaissance de la pluralité des valeurs, le respect de la démocratie et des droits de l’homme. Ces objectifs qui étaient initialement ciblés spécifiquement par le programme de morale non confessionnelle de 1976, sont devenus des obligations transversales à toutes les disciplines depuis les décrets-missions de 1997 et le décret sur la neutralité de 1994. L’école publique s’est ainsi engagée vers une « neutralité active » qui confère à tout enseignant, et pas seulement au professeur de morale, le droit de s’engager dans la défense de ces valeurs. En remettant en question cet engagement pour les professeurs de morale, la Cour constitutionnelle a mis en question l’ensemble des valeurs qui fonde notre enseignement. Avant d’avaliser un peu trop vite son raisonnement, il est impératif de réfléchir aux conséquences désastreuses que sa généralisation pourrait avoir. Car une fois que le principe sera acquis, il sera trop tard.

 

Au vu de l’interprétation extensive donnée par la Cour constitutionnelle au respect des convictions religieuses au sein de l’école publique, on peut en effet raisonnablement craindre que de très nombreux cours fassent demain l’objet d’une remise en cause.  Si le respect des convictions religieuses s’impose de manière extensive, comment nous opposerons-nous demain lorsque - comme c’est le cas aujourd’hui aux États-Unis  - des parents récuseront les cours de biologie et la théorie de l’évolution et demanderont que le darwinisme soit présenté à égalité avec le « créationnisme » comme une conception parmi d’autres de nos origines ? Si le respect des religions s’impose, comment réagirons-nous demain lorsque des parents récuseront au nom d’une interprétation radicale de la religion l’égalité entre les hommes et les femmes qui sera enseignée dans un nouveau cours de citoyenneté pour tous ?


Si le respect des convictions religieuses s’impose, comment enseignerons-nous dans le nouveau cours obligatoire d’histoire des religions l’idée que les religions sont plurielles et qu’elles peuvent faire l’objet d’une approche historique qui rend compte de leur origine et de leur évolution en termes séculiers ?  Plus généralement, comment demander à l’école de lutter contre l’intégrisme et le radicalisme et pour la défense des droits de l’homme, tout en lui imposant le respect absolu des convictions religieuses de chacun ?

 

Sous couvert de neutralité et de respect des libertés individuelles, c’est l’espace public des savoirs communs qui risque d’être anéanti, c’est le socle de valeurs qui unit toutes les disciplines dans un enseignement démocratique dont la vocation est de s’adresser à tous les élèves indépendamment de leur appartenance sociale, religieuse, philosophique qui est menacé.


Chaque communauté pourra invoquer son propre récit du monde et camper sur ses dogmes plutôt que de s’ouvrir à une recherche de connaissances objectives à travers un dialogue public, critique et pluraliste. Si tout cours de l’enseignement public qui ne pourra pas être considéré comme « neutre » au regard de convictions religieuses peut être récusé, c’est un enseignement à la carte pour tous qui se profile.

 

Suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, les laïques n’ont pas caché leur joie de voir reconnue la dimension privée de la religion et sa perte d’influence à l’école. Ils ont clamé leur espoir de voir surgir un cours commun de philosophie, d’éthique et de citoyenneté. Mais ils n’ont pas mesuré que l’argumentation de la Cour constitutionnelle risquait de consacrer le droit de regard des religions sur le contenu des enseignements et de rendre vain un cours d’éthique et de citoyenneté qui devrait se tenir à une absolue neutralité. Loin d’une progression du questionnement philosophique, l’arrêt de la Cour constitutionnelle travaille au sacre conjugué du relativisme et du  communautarisme.

 

 

Par Cathy Legros (*) - entre-vues.net – le 3 avril 2015

 

(*) Cathy Legros : Inspectrice du cours de morale pour l’enseignement secondaire de la Communauté française de 1985 à 2003. Cette carte blanche de Cathy Legros a été publiée dans le journal « Le Soir » du 22 mars 2015

 

  

Plus d’infos :

 

La fin de l’enseignement officiel

Chronique d’une mort annoncée (Version PDF)

 

Arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme auxquels réfère l’arrêt du 12 mars 2015 de la Cour Constitutionnelle :

 

 

Ainsi que :