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Carte : nostromoweb.fr


 

 

La Macédoine : entre le marteau et l’enclume

Par Alexis Troude (*)

 

La Macédoine, ex-République yougoslave ayant obtenu son indépendance en 1991 de façon relativement pacifique, n’arrête pas depuis d’être hantée par ses mauvais démons.

 

Considérée dans les années 1990 par la « communauté internationale » comme un exemple réussi de sortie du communisme apaisée, la FYROM ou ex-République yougoslave de Macédoine n’arrête pas depuis le début des années 2000 à régler d’épineux problèmes. Sa situation géopolitique au sud du périmètre balkanique aiguise les appétits de ses voisins grecs, serbes ou bulgares qui fragilisent cet État d’à peine 25 000 km2. Les protestations étudiantes depuis cet hiver devant le siège du gouvernement à Skopje, outre qu’elles préfigurent un scénario à la géorgienne, montrent que la Macédoine reste une nation balkanique, déchirée par des affaires de corruption et d’autoritarisme. Enfin et surtout, le véritable acte de guerre proclamé par une bande terroriste albanophone contre la population multiethnique de Kumanovo montre l’acuité de la question albanaise en Macédoine.

 

 

I. L’irrédentisme albanais de plus en plus marqué

 

Le spectre d’un nouveau conflit dans les Balkans est réapparu au mois de mai dans le nord de la Macédoine. Les 9 et 10 mai 2015, un quartier entier de la ville de Kumanovo a été détruit, lors d’affrontements à l’arme lourde entre la police macédonienne et une trentaine de combattants de l’ex-UCK, faisant pas moins de 19 morts. Plus de la moitié de ces terroristes étaient Albanais, certains venus du Kosovo et d’Albanie, et trois étaient des chefs notoires de la guerre du Kosovo : on voit là que les radicaux albanophones veulent réactiver des réseaux qui ne se sont jamais vraiment endormis depuis 1999. Surtout, c’est un scénario à l’algérienne qui a été choisi par les terroristes albanophones, car attaquer, comme lors de la bataille d’Alger, la ville la plus multiethnique de Macédoine signifie creuser un fossé irrémédiable entre Macédoniens albanophones et slaves.

 

Le plus tragique dans cet acte de guerre est que, contrairement aux médias officiels nous présentant la Macédoine comme un succès de la mission Eufor (European forces) présente depuis 2003, nous assistons depuis 15 ans à une stratégie de la tension habilement menée par les différents groupes armés albanais en Macédoine. En 2001, plus de six mois de guerre entre l’armée macédonienne et des groupes armés albanophones comme l’ANA et l’UCKM avaient mis le pays à feu et à sang. Les accords d’Ohrid du 13 août 2001 avaient permis l’arrêt des combats, avant une pacification réussie par l’Eufor. Mais sporadiquement des attentats et des actes politiques forts de la part des leaders albanophones secouaient le pays. En 2003 un nouveau découpage municipal favorable aux Slaves macédoniens entraînait des émeutes de plusieurs jours dans la ville de Struga ; le 7 août 2006, Ali Ahmeti, leader de l’Union démocratique albanaise, donnait l’ordre à ses militants de bloquer les entrées de plusieurs villes situées à l’ouest du pays.

 

En 2014 les extrémistes albanais semblent être passés à un niveau supérieur dans leur opération de déstabilisation du pays. À la Pâques 2012, 5 jeunes Macédoniens ont été tués et retrouvés au bord du lac Smiljkovac, créant un émoi profond dans l’opinion publique macédonienne. Le cas dénommé désormais « Monstrum » est aujourd’hui un procès retentissant où 6 Macédoniens albanophones sont actuellement jugés. Enfin en avril dernier, une première attaque terroriste contre un commissariat, blessant 4 policiers, préfigurait la tragédie de Kumanovo.

 

Cette recrudescence des actes terroristes pose la question du statut des albanophones de Macédoine. Selon le dernier recensement datant de 2002, ils représentent au bas mot 25 % de la population ; mais depuis cette date éloignée, aucun recensement n’a été fait et la fécondité croissante aidant, on estime aujourd’hui la population albanophone de Macédoine à une fourchette oscillant entre 30 et 40 % de la population. Aux accords d’Ohrid d’août 2001, les albanophones de Macédoine avaient pourtant obtenu des droits importants : selon la règle de la clé nationale, un quota de 20 députés (sur 120) au Parlement, et surtout 5 ministères et le poste de vice-premier ministre étaient dévolus automatiquement à un albanophone. Enfin des droits culturels uniques en Europe sont accordés aux albanophones de Macédoine : une université (Tetovo), 3 heures d’émissions quotidiennes à la télé nationale et un réseau de télévisions et radios, le tout en langue albanaise.

 

Mais une certaine ambiguïté restait dans ces accords d’Ohrid, dans laquelle les dirigeants politiques albanophones se sont engouffrés depuis. La notion de « peuples constitutifs » figure à côté du principe constitutif de « peuple macédonien ». Depuis les leaders albanophones réclament :

 

Une égalité linguistique totale (gouvernement, assemblée, administrations, écoles)

Une mixité systématique des unités de police et de l’armée

Une confédéralisation à la monténégrine c’est à dire que les municipalités du tiers ouest du pays, à forte majorité albanophone, soient rattachées entre elles dans une sorte de modèle à la canadienne.

 

Mais le gouvernement central de Skopje ne peut accepter cette évolution, car elle ouvrirait la voie à un rattachement à l’Albanie voisine, selon le schéma défendu par les extrémistes de l’UCK depuis 1999, rendant réalisable le projet de « Grande Albanie »

 

 

II. Le match Gruevski-Zaev :

vers une nouvelle révolution des tentes ?

 

Depuis le début de cette année 2015, un mouvement de protestation agite la Macédoine. Au nom de la lutte contre la corruption et l’autocratisme qui toucheraient le pouvoir, des manifestants réclament chaque semaine la démission du Premier ministre, Nikola Gruevski. Celui-ci s’est défendu en intentant dès le mois de janvier un procès aux leaders de l’opposition : le Premier ministre a accusé le dirigeant de l’opposition, Zoran Zaev, de « conspiration avec l’étranger » et de « tenter de fomenter un coup d’État ».

 

Mais cela n’a pas empêché les manifestants de poursuivre leur action. Zoran Zaev, à la tête du Parti social-démocrate macédonien (SDSM), parvient à réunir une plate forme citoyenne englobant les minorités rom, albanaise et turque ; en face, les manifestations de soutien au pouvoir sont surtout le fait de Slaves macédoniens. On peut donc craindre, après les événements de Kumanovo, un fossé se creuser entre Slaves et autres communautés, avec des tensions durables à l’avenir.

 

Mais surtout ce mouvement semble s’orienter vers du déjà vu. Après Otpor en Serbie ou dans la lignée des révolutions orange, la façon dont évolue le mouvement est claire. Des tentes plantées face au palais gouvernemental, le soutien de « médias indépendants » financés par des ONG américaines, l’apparition soudaine de « mouvements civiques » au nom évocateur de « Solidarnost », tout cela fleure bon l’activisme de Soros ou de la NED (New Endowmnet Democracy), officines déjà connues pour leurs actions « droits de l’hommistes » dans toute l’Europe orientale.

 

La pression extérieure est comme un scénario qui se répète à l’envi dans les Balkans, très forte. Depuis le début de la crise, les diplomates et de parlementaires de l’UE se succèdent à Skopje, se montrant ostensiblement aux côtés des manifestants. Le Commissaire à l’Élargissement et à la Politique de voisinage Johannes Hahn mène une pression directe et constante depuis trois mois sur Nikola Gruevski pour ouvrir à l’opposition des postes ministériels. Plus fort encore, l’UE met à contribution les voisins européistes pour montrer ostensiblement au Premier ministre la « bonne voie » à prendre. Ainsi, le bulgare Sergeï Stanishev, président du Parti socialiste européen (PSE) exerce une véritable ingérence morale et politique dans les affaires macédoniennes quand il lance aux manifestants : « Nous sommes ici pour écouter votre voix ; vous voulez la paix et la démocratie. Sachez que votre voix sera entendue par l’Union européenne. Personne ne peut l’ignorer. » 

 

En fait, ces troubles à Skopje se déroulent sur fond de scandales politico-financiers qui éclaboussent les deux parties en conflit depuis des années. Mr Zaev et le camp social-démocrate attaque frontalement depuis plusieurs mois le gouvernement en place selon l’accusation, assez grave si elle est fondée, d’une affaire d’écoute à grande échelle. Si l’on en croit les propos de « démocrates », le premier ministre Gruevski serait coutumier depuis plusieurs années de la mise sous écoute non seulement des députés mais aussi de tous les membres de la haute administration. Les manifestants dans les rues de la capitale macédonienne se sont soulevés contre ce qu’ils considèrent comme un scandale d’ampleur nationale, qui éclabousse le gouvernement actuellement au pouvoir depuis 2006.

 

L’usure du pouvoir explique en partie ces réactions fortes ; mais il est aussi avéré que Zaev ayant perdu toutes les élections nationales depuis 2006 verrait bien par cela un moyen de renverser le pouvoir sans passer par les urnes. On en veut pour preuves la très étonnante réunion du 10 juin dernier lorsque Johannes Hahn, Commissaire européen à l’élargissement, a évoqué la possibilité dans un scénario maintenant rodé en Irak ou en Syrie, d’intimer l’order à Gruevski de quitter le pouvoir sous prétexte de « abus de pouvoir » (sic).

 

Sauf que dans le cas macédonien, Zaev ne pourrait pas tenir les rênes du pouvoir sans la participation des deux partis albanophones ; or leurs dirigeants respectifs, Ali Ahmeti i Menduh Tači, ne sont pas prêts de gouverner avec Zaev. Il faut savoir que celui-ci, qui brigue le sommet du pouvoir depuis près de dix ans, et n’a jamais gagné une élection d’envergure nationale, peut encore ronger son frein longtemps ; en effet l’opinion macédonienne n’a pas oublié le scandale Global dans lequel Zaev est impliqué. Il y a quelques années, déjà un des leaders du parti social-démocrate, Zaev avait versé des pots-de-vin pour la construction d’un centre commercial flambant neuf dans sa ville natale, Strumica.

 

 

III. Une situation géostratégique inextricable

 

ll n’est pas surprenant que les événements à Skopje et le regain de violences intercommunautaires surviennent au moment où les autorités veulent diversifier leurs sources énergétiques. Afin de ne pas dépendre seulement du gazoduc Nabucco, Nikola Gruevski a signé en février 2015 un accord gazier avec la Russie ; la compagnie Stroytransgaz  a accepté de construite, pour 75 millions de dollars, un tronçon de 60 km en Macédoine raccordé en Grèce au futur Turkish stream.  Le Premier ministre macédonien s’est déclaré aussi depuis le début de cette année en faveur du projet de gazoduc « Turkish Stream » qui distribuerait le gaz russe en Europe en traversant la Turquie puis la Grèce, la Macédoine et la Serbie.

 

L’escalade de la violence en Macédoine serait ainsi un moyen américain de saper la réalisation du projet de gazoduc Turkish stream destiné à transporter du gaz russe en Europe à partir de la Turquie. Selon l’analyse du politologue serbe Dušan Proroković, les événements de Kumanovo « sont liés au gazoduc Turkish Stream et à la défaite des États-Unis en Ukraine. On instrumentalise les Albanais pour entraver la construction du Turkish Stream et exercer des pressions américaines sur l’Europe en provoquant un nouveau conflit dans les Balkans »

 

Skopje a déposé sa candidature officielle à l’Union européenne en 2005. Alors que la Croatie qui l’avait fait la même année est déjà rentrée, Bruxelles examine toujours la demande d’adhésion de la Macédoine à l’Union européenne. Fin 2013, la Commission demandait qu’« une attention particulière soit portée à l’indépendance et aux compétences de la justice, à la liberté d’expression et des médias, aux réformes électorales, à des efforts concrets de lutte contre la corruption et à la mise en œuvre des accords d’Ohrid ». L’UE voudrait accélérer le pas, mais force est de constater la lenteur des réformes à Skopje dans ces domaines, notamment depuis la crise politique de 2015.

 

Or l’intégration euroatlantique de la Macédoine bloque aussi sur le plan militaire. Les autorités de Skopje avaient déposé une candidature auprès de l’OTAN en 2008. Depuis tout est bloqué à cause de la situation sécuritaire analysée plus haut. Pourtant, après la guerre civile de 2001, l’UE avait pu imposer ses forces militaires : l’opération Concordia en 2003 puis Proxima en 2004 ; là encore l’Europe a montré sa faiblesse, car ses troupes n’ont pu empêcher les actes terroristes de ces deux dernières années.

 

La plus grande question pour la Macédoine est de savoir comment gérer ses relations avec la Grèce. En effet, la principale pierre d’achoppement dans le processus d’adhésion de la Macédoine à l’UE porte sur le nom du pays. La Grèce refuse de reconnaître ce voisin, car elle s’est choisi le même patronyme que la région considérée comme le berceau de l’hellénisme. Athènes a mis son veto à plusieurs reprises à l’entrée de la Macédoine dans l’Union européenne, ainsi que dans l’OTAN.

 

En 2009, le gouvernement grec a soulevé la question du nom de la Macédoine, qu’il considère comme faisant partie de son patrimoine historique hellène. En 1995, il y avait eu un accord qui prévoyait que la Macédoine change sa constitution ainsi que son drapeau et donne des garanties sur l’intangibilité des frontières. En contrepartie, la Grèce s’engageait à ne pas bloquer l’accession de la Macédoine aux institutions internationales, à savoir l’ONU ou l’UE.

 

La Macédoine a accepté de figurer à l’ONU sous le nom d’« Ancienne République yougoslave de Macédoine » (Arym ou Fyrom). La Grèce a violé sa seule obligation en 2008 en bloquant la candidature de la Macédoine à l’OTAN et en 2009 à l’UE. Le gouvernement macédonien a déposé une plainte en 2008 auprès de la Cour internationale de justice de La Haye. La Cour a reconnu en 2011 que la Grèce avait violé ses obligations, mais elle ne dispose pas de police pour faire appliquer sa décision.

 

En 2012, la Bulgarie a rejoint ce front de refus en dénonçant le regain de « rhétorique nationaliste ». Le chef du gouvernement macédonien, Nikola Gruevski, ne veut pas céder d’un pouce sur ce terrain. En fait, la Bulgarie officielle ne reconnaît pas historiquement la Macédoine ni la langue macédonienne qu’elle considère être un dialecte bulgare. En outre, ses gouvernements successifs ont à plusieurs reprises dans les années 2000 provoqué des tensions à la frontière en laissant de jeunes nationalistes faire le coup de poing avec la police macédonienne.

 

La Russie a exprimé sa préoccupation suite à l’incident armé de Kumanovo. « Nous sommes préoccupés par les manifestations antigouvernementales en Macédoine. Les mesures prises par les organes judiciaires et autorités permettent d’évider l’escalade de la violence. Mais le fait que plusieurs mouvements et ONG d’opposition soutenus par l’Occident ont opté pour la « logique de la rue » et le scénario de la « révolution colorée » est lourd de conséquences. Ce choix peut être aggravé par les tensions interethniques en Macédoine, un pays multiethnique, et dans les pays voisins qui ont été le théâtre de conflits sérieux à la fin des années 1990 et au début des années 2000 », a indiqué le ministère russe des Affaires étrangères.

 

Les États-Unis sont aussi très fortement impliqués dans le dossier macédonien. La Macédoine est traversée par le gazoduc Nabucco et, depuis la mort du projet South stream, les États-Unis ont réactivé le gazoduc TAP (Trans Anatolian Project). Cela est facilité par la présence, dans les arcanes du pouvoir macédonien, de nombreuses personnes liées aux intérêts américains dans les années 2000.

 

 

Lazar Elenovski : Président du Club euroatlantique (atlantiste), a été ministre de la Défense de 2006 à 2010.

 

Zoran Straveski : ancien cadre de la Banque mondiale, a été vice-premier ministre en charge des affaires économiques de 2006 à 2009.

 

Gligor Taskovic : Vice-président du consortium pétrolier AMBO et citoyen américain a été ministre sans portefeuille de 2006 à 2009.

 

Gabriela Konevska : ex-Présidente de l’ONG Transparency Macedonia, fut ministre en charge de l’Intégration européenne de 2006 à 2008.

 

Nikola Gruevski à la tête du VMRO-DPMNE semble désormais être plus soutenu par les puissances orientales, dont la Russie. De plus, la situation en Ukraine a envoyé une onde de choc jusque dans la région des Balkans, qui pourrait choisir de se tourner vers Moscou. De l’autre côté, l’OTAN a lancé en février un plan d’action pour accélérer l’intégration de la Bosnie, du Monténégro et de la Macédoine, des pays qui, avec la Serbie, sont également dans l’antichambre de Bruxelles. La Macédoine devient donc un enjeu central de la confrontation entre les États-Unis et la Russie.

 

 

 

Par Alexis Troude (*) stratpol.com – le 22 juin 2015

  

(*) Alexis Troude : chargé de cours à l’Université de Versailles-Saint Quentin, affilié au laboratoire Géo-cités de Paris-Panthéon Sorbonne, chercheur en histoire et en géopolitique.