Daniel Oborne, la presse, l’argent : un libéral s’interroge | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it



Daniel Oborne, la presse, l’argent :

 un libéral s’interroge

 Par Patrice de Plunkett (****)

 

Quand un libéral proteste contre l’argent, il pense contre lui-même 

 

Daniel Oborne était le principal éditorialiste politique du Daily Telegraph (500 000 exemplaires, l’équivalent londonien du Figaro). Il vient de claquer la porte. Motif : le traitement du scandale SwissLeaks-HSBC par ce quotidien... « Il fallait un microscope pour trouver les articles du Telegraph traitant du sujet : rien le lundi, six petits paragraphes en bas à gauche de la page 2 le mardi, sept paragraphes enterrés dans les pages économie le mercredi... Une forme de fraude aux lecteurs.(*) » Oborne en déduit que le journal est « désormais aux ordres des publicitaires et annonceurs, évitant les sujets qui pourraient les fâcher : en particulier le scandale HSBC. »  Et il démissionne à grand bruit.

 

On l’en félicitera, mais avec des nuances :

 

Le mot « désormais » est inadéquat. C’est depuis longtemps que la presse papier est « aux ordres des publicitaires et annonceurs ». Mais cette dépendance se fait de plus en plus lourde et devient une question de survie, la presse papier étant depuis dix ans sous la pression concurrentielle de l’internet. Celui-ci en effet a deux avantages aux yeux du lecteur : il est gratuit (les quotidiens sont chers) ; et il révèle des faits que les quotidiens taisent ou déforment.

 

Le Telegraph riposte à Oborne en accusant son article d’inexactitude et de malveillance (« inaccuracy and innuendo »). Taxer de mauvaises intentions ceux qui mettent au jour des réalités : aboiement de chiens de garde ! Pour s’en faire une idée, lire les articles du Monde sur le gouvernement Tsipras.

 

Frank Mathevon, correspondant de France Culture à Londres, nous informe que le Telegraph « gagne de l’argent, mais perd des lecteurs ». Cette spirale de déclin est aussi celle de presque toute la presse nationale française : le politique et le sociétal étant passés sous la dépendance de l’argent, le journalisme est forcé de suivre le mouvement. Les publicitaires participent aux réunions de rédaction et donnent des directives ; se rendant compte que l’information est biaisée ou tronquée, les lecteurs désertent. Plus ils désertent, plus la pub devient déterminante ; et les lecteurs désertent encore plus. Au-delà d’une certaine ligne rouge dans la chute des ventes, les annonceurs se réveilleront brutalement, annuleront les budgets et le journal disparaîtra. C’est ainsi que le libéralisme tue l’entreprise.

 

Daniel Oborne se présentait comme un libéral, chose inévitable dans la presse tory. Apparemment il n’était pas un ultralibéral ; il lui restait un jardin secret, un coin d’éthique non commerciale, qui lui a permis de se révolter devant le déni de réalité commis par la direction du Telegraph dans l’affaire HSBC. Maintenant il doit aller plus loin. Je m’explique. Nous donnant ses raisons de démissionner, Oborne écrit :

 

1. « The first concerns the future of the Telegraph under the Barclay Brothers. It might sound a pompous thing to say, but I believe the newspaper is a significant part of Britain’s civic architecture. It is the most important public voice of civilised, sceptical conservatism. »

 

Mais la notion d’« architecture civique » (ou de « conservatisme civilisé et sceptique ») est-elle compatible avec les ravages moraux et sociétaux de l’ultralibéralisme ? Oborne dit que les lecteurs du Telegraph, gens « intelligents, sensés et bien informés », achetaient ce journal parce qu’ils « pouvaient lui faire confiance ». Il constate cependant que « si l’on permet aux priorités publicitaires de déterminer les positions éditoriales », les lecteurs ne pourront pas continuer à faire confiance. Or la soumission de l’éditorial au publicitaire est l’esprit de l’ultralibéralisme (***). Et l’ultralibéralisme est le stade suprême du libéralisme tout court : c’est ce qu’il advient quand « on permet » à l’argent de tout régenter.

 

2.  Oborne poursuit :

 

« A second and even more important point bears not just on the fate of one newspaper but on public life as a whole. A free press is essential to a healthy democracy. There is a purpose to journalism, and it is not just to entertain. It is not to pander to political power, big corporations and rich men. Newspapers have what amounts in the end to a constitutional duty to tell their readers the truth. »

 

Oborne semble avoir le complexe de Peter Pan : croire qu’en 2015 il existe encore un « political power » indépendant des « big corporations », croire en une « public life » qui échapperait au marketing, croire que le journalisme en 2015 a une fonction qui ne se réduit pas au divertissement (« entertain »), c’est vivre au Pays Imaginaire ! En réalité le journalisme est envahi par le divertissement, et le divertissement est l’arme de masse de la pensée unique (c’est ce qu’en France on appelait « l’esprit Canal » avant que ça devienne l’esprit France Inter, France Info, etc). Et même au Pays Imaginaire, il y a un tic-tac inexorable dans l’estomac du crocodile ; Osborne-Pan semble avoir fini par l’entendre, et ceci pourrait expliquer sa démission. Mais s’il estime avoir « le devoir constitutionnel de dire aux lecteurs la vérité », il lui faut rompre avec le libéralisme et sa postdémocratie vouée à combattre les réalités, donc la vérité.

 

Oborne se doute visiblement que ce combat contre la vérité est l’un des aspects d’un système d’enfumage, de battage et d’anomie. Je le cite encore, cette fois en traduisant : 

 

« Ces dernières années ont vu l’ascension de vagues dirigeants qui décident des vérités que les grands médias peuvent ou non faire connaître. Le comportement criminel des quotidiens du groupe News International [Murdoch] durant les années du piratage téléphonique a donné un exemple particulièrement grotesque de ce phénomène, pervers en totalité. Tous les groupes de presse, à l’exception magnifique du Guardian, cultivent l’omerta autour du piratage téléphonique même quand ils n’y sont pas impliqués – ainsi le Telegraph. L’un des effets de cette conspiration du silence fut le recrutement d’Andy Coulson – plus tard arrêté et inculpé de faux témoignage – comme directeur de communication du 10 Downing street... »

 

Daniel Oborne pourrait ajouter que le 10 Downing street a connu sous Tony Blair, donc sous la gauche libérale, d’autres scandales de com » et d’intoxication de l’opinion publique. C’est l’ensemble du système (pas seulement la droite libérale) qui est concerné ! Ces choses vont « jusqu’au cœur de notre démocratie et ne peuvent plus être ignorées », conclut Oborne. Reste à en tirer les conséquences.

 

 

 

Par Patrice de Plunkett (****) - plunkett.hautetfort.com - le 28 février 2015

 

Notes :

 

(*) article saignant, sur le site Open Democracy :

https://opendemocracy.net/ourkingdom/peter-oborne/why-i-have-resigned-from-telegraph « ... You needed a microscope to find the Telegraph coverage: nothing on Monday, six slim paragraphs at the bottom left of page two on Tuesday, seven paragraphs deep in the business pages on Wednesday. The Telegraph’s reporting only looked up when the story turned into claims that there might be questions about the tax affairs of people connected to the Labour party... » Se taire sur un scandale financier jusqu’au moment où on peut y impliquer le parti adverse... Ça ne vous rappelle rien ?

 

(**) Ainsi le conflit ukrainien : ses réalités sont occultées ou niées par nos journaux dociles aux intérêts géoéconomiques « occidentaux ». Voir par exemple l’invraisemblable page 4 du Monde du 22/02, où Benoît Vitkine, chef adjoint du service international, présente comme drapeau « de lutte contre l’autoritarisme » le drapeau historique du national-socialisme ouest-ukrainien (rouge-noir) impliqué dans la Shoah par balles en 1941 ! Alors que les milieux rouge-noir kiéviens de 2 015 (putschistes et futurs putschistes) sont toujours et très ouvertement nazis ! Si l’on veut être informé sur les réalités de la société ukrainienne, il faut consulter des sites internet d’informations. 

 

(***) Au nom de quoi l’entreprise de presse s’opposerait-elle à ses propres managers, qui lui appliquent les normes du système global ? 

 

 

(****) Patrice de Plunkett, né à Paris le 9 janvier 1947, est un journaliste et essayiste français, qui codirigea le Figaro Magazine… (Source : Wikipédia)