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La France, l’Europe, le monde...
- Partie 2/2 -
Entretien avec Valéry Giscard d’Estaing *
conduit par Isabelle Lasserre **
— I. L. — Quelle solution proposeriez-vous pour tenter de résoudre la crise ?
V. G. E. — L’Ukraine telle qu’elle est n’est pas en état de fonctionner démocratiquement. Il faut donc qu’elle se réorganise. Je souhaite que la diplomatie française prenne le leadership européen de la recherche d’une solution politique en Ukraine. Cette solution pour l’Ukraine semble être celle d’une confédération multiethnique, sur le modèle suisse des cantons, avec une partie russophone, une partie polonaise et une partie centrale. Un système à la fois fédéral et confédéral, sponsorisé par les Européens et soutenu par les Nations unies.
— I. L. — Dans un tel scénario, qu’advient-il de la Crimée ? On la fait passer par pertes et profits ?
V. G. E. — Je n’aime pas cette expression ; mais la Crimée, conquise — je le répète — alors qu’elle était gérée par un souverain d’allégeance turque et non ukrainienne, et où les Alliés de la dernière guerre sont venus tenir la conférence de Yalta, a vocation à rester russe !
— I. L. — Si vous étiez au pouvoir, que diriez-vous à Vladimir Poutine pour lui faire entendre raison ?
V. G. E. — La gestion de la crise par Vladimir Poutine n’a pas été judicieuse. Le président russe poursuit un rêve : rétablir l’influence qu’avait jadis l’Union soviétique. Mais ce rêve n’est pas réalisable, car une partie de l’empire soviétique a été construite par la force. Et quand la force n’est plus ce qu’elle était, ces méthodes ne sont plus envisageables. La Pologne et les pays baltes ne risquent rien. La Russie ne va pas se lancer dans ce type d’aventure. Mais dans les endroits qui sont en désordre politique, c’est moins évident. Il aurait fallu recommander à Vladimir Poutine de ne pas jouer avec le feu, et essayer de rechercher avec lui des solutions raisonnables. Ce qui est sûr, c’est que l’Ukraine n’entrera pas dans le système européen : c’est impossible ! Elle n’a ni la maturité économique ni la pratique politique nécessaire. Sa place est entre deux espaces, la Russie et l’Union européenne, avec lesquels elle doit entretenir des rapports normaux. Quant à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, il n’en est, bien évidemment, pas question et la France a raison d’y être défavorable ! À présent, voulez-vous ma prophétie ? La voici : l’Ukraine risque la faillite financière. Elle demandera des aides. Qui les lui donnera ? Sans doute le FMI puisque l’Union européenne n’a pas le dispositif pour le faire.
— I. L. — Sur la place Maïdan à Kiev, des Ukrainiens sont morts en défendant les valeurs européennes et en brandissant le drapeau de l’Union. Est-il possible de décevoir l’enthousiasme de ces hommes qui regardent vers nous avec autant de confiance ?
V. G. E. — Les aspirations européennes de Kiev étaient un songe. Comme ils n’entrevoyaient aucune perspective, il fallait bien que les Ukrainiens rêvent de quelque chose. Mais soyons réalistes : les Hongrois, qui sont dans l’Europe, n’en veulent plus (7), et l’Union, après sept ans, n’a pas réussi à régler de manière satisfaisante l’intégration de la Bulgarie et de la Roumanie... Pour des gens qui se sentent abandonnés, l’Union européenne est tentante. C’est une zone pacifique. Mais tout cela ne suffit pas à justifier une adhésion. En tant qu’ancienne partie de la Russie, l’Ukraine ne peut pas être dans l’Union européenne.
— I. L. — Quel regard portez-vous sur Barack Obama ? On avait espéré qu’il serait un mélange de Roosevelt et de Kennedy ; finalement, il fait plutôt songer à Jimmy Carter... Quel bilan dressez-vous de sa politique étrangère ?
V. G. E. — Barack Obama est un homme humainement sympathique et chaleureux, et qui cherche à être utile. Il apporte la preuve que, surtout dans le monde actuel, l’exigence de compétences est un élément essentiel ! Prenez le président chinois actuel : il avait occupé quatre ou cinq postes d’envergure avant d’arriver là où il est...
Au début, Barack Obama était très déterminé. Il a voulu se démarquer de George W. Bush en décidant le retrait d’Irak. Mais il a commis des erreurs dans la façon dont il a géré ce retrait. Car il a voulu le compenser, aux yeux d’une partie de l’opinion américaine, par l’annonce d’un engagement supplémentaire en Afghanistan, ce qui était une cause perdue d’avance, comme l’ont expérimenté les Britanniques, puis les Soviétiques.
Quant aux comparaisons que vous effectuez, je dirais que, s’il est vrai qu’Obama ne ressemble pas à Roosevelt, il ne ressemble pas davantage à Jimmy Carter. En effet, il ne change pas d’avis, il renonce à certains projets. Mais il ne faut pas se montrer trop sévère vis-à-vis de Barack Obama, pour la raison suivante : à notre époque, l’élection se fait avant tout sur l’appréciation audiovisuelle bien davantage que sur les compétences requises pour la fonction...
— I. L. — En Syrie, personne ne voit de porte de sortie à court ou moyen terme à cette guerre qui a déjà fait plus de 200 000 morts. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelle fut la première erreur commise, quand et par qui ? Qu’aurait-on dû faire ou ne pas faire à l’époque ? Que faire aujourd’hui ?
V. G. E. — Je n’ai aucune réponse à vos questions. Nous ne comprenons pas le phénomène, ces affrontements historiques, ces querelles de frontières, cet islam extrême. Au début, s’agissait-il d’un mécontentement populaire à caractère social vis-à-vis d’un pouvoir dictatorial ? D’une révolte contre la brutalité du régime ? Il fallait, d’abord, essayer de voir si le système était réformable. Il l’était sans doute. C’est alors que, progressivement, nous avons assisté à la montée d’un islam fanatique qui n’a pas de rapport direct avec la situation politique et que nous ne nous expliquons pas. La rivalité entre chiites et sunnites remonte au VIIe siècle. Pourquoi ressort-elle avec une telle violence maintenant alors qu’elle était plus modérée dans l’Empire turc ? Pourquoi exerce-t-elle autant d’attrait sur des jeunesses lointaines ? C’est une réflexion très difficile à mener, mais qu’on doit conduire au niveau européen.
— I. L. — Le péril que font peser sur la planète ces djihadistes de Daech ne mérite-t-il pas que la coalition s’implique davantage pour en venir à bout ? Ne faudrait-il pas aller jusqu’à envoyer des troupes au sol ?
V. G. E. — Je suis totalement opposé à une telle intervention au sol. D’ailleurs, elle ne se fera pas. Ce n’est pas à la coalition occidentale, mais aux pays arabo-musulmans de régler ce problème. La solution, à mes yeux, ne peut être que régionale. Naturellement, on peut effectuer des bombardements quand c’est nécessaire techniquement pour interdire une conquête. Ce qui est plus difficile, c’est de savoir quel avenir les intéressés veulent se donner...
L’Occident, cela va de soi, doit être hostile à Daech. Mais « être contre » ne veut pas dire « éradiquer ». Ne serait-ce que parce que c’est impossible. C’est à l’Iran et à l’Arabie saoudite d’agir !
— I. L. — Comment jugez-vous le jeu trouble mené par le Qatar et l’Arabie saoudite dans la région ?
V. G. E. — Ils ont fait de grandes erreurs et en subiront vraisemblablement les conséquences dans leur propre pays.
— I. L. — Pensez-vous que l’initiative du Sénat et de l’Assemblée nationale visant à reconnaître un État palestinien soit une bonne chose ?
V. G. E. — C’est leur responsabilité. Pour dire les choses franchement, je ne crois pas qu’une négociation directe israélo-palestinienne puisse aboutir à un accord : les exigences des deux parties sont trop substantiellement incompatibles. Un gouvernement israélien ne peut pas accepter les demandes auxquelles l’Autorité palestinienne, quant à elle, ne peut pas renoncer ! En fait, Israël a joué de cette proposition de négociation pour apaiser son allié américain. La diplomatie israélienne mise à 90 % sur le soutien de Washington... Je pense que la solution devra nécessairement passer par les Nations unies : un vote unanime du Conseil de sécurité, sans que les Américains n’utilisent leur droit de veto, actualisant la résolution fondatrice de l’État d’Israël.
— I. L. — Un vote unanime proposant quel schéma ?
V. G. E. — Un retour aux frontières de 1967 ; Jérusalem comme capitale commune d’Israël et de l’État palestinien ; mais le contenu nouveau consistera en des garanties de sécurité énergiquement défendues par la communauté internationale et, au premier chef, par les États-Unis.
— I. L. — Mais le Hamas refuse de reconnaître Israël !
V. G. E. — Je le répète : on imposera au Hamas la solution qui serait décidée par un vote unanime du Conseil de sécurité.
— I. L. — En quelques mots, quels sont, depuis deux ans, les points forts et les points faibles de la diplomatie française ?
V. G. E. — La conduite de la diplomatie française par le ministre des Affaires étrangères est raisonnablement compétente, dans un gouvernement qui ne l’est guère. Elle représente et défend bien les intérêts de la France.
Deux remarques : il convient d’éviter les interventions isolées dans des conflits lointains, qui font apparaître la faiblesse de nos moyens ; et de mettre fin à l’absence de la France dans les postes clés de l’Union européenne (présidences du Parlement européen, de la Commission européenne, du Conseil européen et de la Banque centrale européenne), Union qu’elle a contribué à créer.
Deux tâches diplomatiques, que j’ai déjà évoquées, sont urgentes : proposer une démarche politique pour l’Ukraine, à égale distance de l’Union européenne et de la Russie, et s’opposer à son entrée dans l’OTAN ; et contribuer à la recherche d’une solution permettant à la Grande-Bretagne de rester membre de l’UE.
— I. L. — Qu’auriez-vous fait de différent, dans tous ces domaines, si vous aviez été au pouvoir ?
V. G. E. — J’aurais proposé aux États membres de la zone euro qui le souhaitent de franchir une étape importante de l’intégration européenne en allant vers une Union fiscale à l’échéance de 2030 ; et j’aurais proposé, aussi, la création d’un Trésor européen gérant la dette commune.
— I. L. — Monsieur le Président, si vous deviez décerner le « Prix du courage politique », à qui l’attribueriez-vous aujourd’hui ?
V. G. E. — Des géants tels de Gaulle, Roosevelt et Churchill, il n’y en a plus. Ce sont les grands événements qui mettent en valeur les grands hommes. Des Kennedy, il nous en faudrait pour s’adresser à la jeunesse. Ne désespérons pas. Peut-être, un jour, les verrons-nous apparaître...
Par politiqueinternationale.com – La Revue n° 146 – hiver 2015 par Patrick Wajsman
* Président de la République française de 1974 à 1981.
** Rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro.
Note :
(7) En Hongrie, le sentiment pro-européen est évalué à 35 % dans les sondages.