Du caractère pseudo - « historique » de l’accord avec l’Iran | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

Photo : LeFigaro.fr/Barluet, Alain - Photo de groupe, mardi à Vienne, en Autriche, des représentants des pays signataires avec l'Iran de l'accord sur son programme nucléaire. / Carlos Barria/AP - fr.news.yahoo.com


 

 

Du caractère pseudo - « historique »

de l’accord avec l’Iran

 

Il nous paraît nécessaire de faire quelques remarques et de donner des éléments caractéristiques selon nous d’appréciation de l’accord nucléaire qui vient d’être signé entre l’Iran et les pays et organisations (le P5 +1) participant à la négociation. L’appréciation générale est que cet accord est « historique », d’abord selon l’argument chronologique que les négociations ont couvert largement plus d’une décennie d’une entreprise dont on a souvent très fortement douté qu’elle puisse aboutir, et dont on a souvent dit également qu’elle constituait un faux-nez dont nombre de forces et de centres d’influence avaient intérêt à l’échec pour justifier une attaque contre l’Iran.

 

L’appréciation d’« historique » est également avancée pour ce que l’accord amènerait de bouleversement au Moyen-Orient, en donnant de facto et même officiellement à l’Iran une position de grande force et d’influence dans la région, et même une position hégémonique qui serait elle-même quasiment officialisée ; selon le parti qui avance ce constat, ce qualificatif d’« hégémonique » constitue un facteur essentiel d’apaisement et de pacification ou un facteur gravissime de domination et de contrainte.

 

Enfin, il y a le fait même d’un pays avec lequel les relations (dans le chef des USA) furent rompues en 1979 –, mais il s’agit là, selon nous, d’un argument de pure forme, presque « romantique », tant cette rupture n’a plus du tout la forme qu’elle avait au départ et s’est diluée dans un contexte extraordinaire de désordres divers.

 

Notre appréciation sur ces considérations, mais essentiellement sur le caractère « historique » de l’accord dans le sens où il serait structurant d’une façon décisive (dans le sens notamment de la seule interprétation, très significative, de la mise en place pour l’Iran d’une « position hégémonique » constituant « un facteur d’apaisement et de pacification »), est certainement celle de la réserve et du scepticisme le plus complet. Nous n’avons aucune certitude que ce jugement (le nôtre) soit le bon, notamment parce que nous ne croyons que très moyennement à la capacité de la prospective, et notamment de notre part selon nos propres conceptions, et c’est expressément avec cette réserve évidemment capitale que nous présentons cette position de notre côté.

 

Avant d’aller plus loin dans le commentaire, nous présentons deux interprétations qui sont exactement opposées d’un constat similaire que ces deux parties font du caractère « historique » de l’accord. Il s’agit d’une réaction absolument négative, venue du côté israélien, et d’une réaction absolument positive, venue du commentateur Pépé Escobar. En présentant ces deux réactions, nous justifions rapidement notre choix. En effet, il nous paraît pour l’instant inutile de nous attarder du côté des réactions iraniennes, trop partie prenante, ni des réactions du côté du bloc BAO (bloc antlantico occidental), également « trop partie prenante » et en plus infecté par une constante narrative triomphaliste (aussi triomphaliste, et pour ce cas assez proche de la réaction iranienne, qu’elle est en général, mais pas pour cette circonstance, suprémaciste par rapport au même Iran).

 

Il nous paraît même que les réactions russes sont pour l’instant marquées par l’effet du caractère dit — « historique », pour figurer dans leur intérêt habituel lorsqu’il s’agit des relations internationales ; ainsi, l’espoir émis par Lavrov qu’avec cet accord on va enfin pouvoir passer à la constitution d’une coalition anti-EI/Daesh nous semble évidemment irréaliste (ce dont il doit évidemment se douter).

 

• La première réaction est celle de DEBKAFiles. Dans ce cas, ce site dont on connaît les engagements et la ligne suivie correspondant d’une part à la communauté de sécurité israélienne, d’autre part à une influence certaine des milieux néocons US et israéliens, a l’avantage de développer un commentaire qui n’est nullement inféodé à la communication contrôlée par Netanyahou et donc marquée par tous les artifices d’une construction faussaire. DEBKAFiles défend une position ultra-dure, notamment marquée par une hostilité ouverte vis-à-vis d’Obama, mais il ne sacrifie rien à la critique vigilante et parfois féroce de la forme de la politique de Netanyahou. On cite ici l’introduction générale et la conclusion d’un texte d’analyse du 14 juillet 2015, qui expose bien ce que nous dit le titre (« Iran crowned as top regional, nuclear-threshold power. Win for Obama, fiasco for Netanyahu »).

 

« In broad lines, the final nuclear deal, reached Tuesday, July 14, between six world powers and Iran – after a decade of on-and-off negotiations and repeated hold-ups – grants Tehran sanctions relief in exchange for curbs on its nuclear program. How quickly the sanctions are lifted and the exact nature of the curbs is detailed in the final version of the nuclear accord when it is released. In the view of DEBKAfile’s analysts, the accord is a major milestone in President Barack Obama’s drive to orient US foreign policy on a rapprochement with Iran (followed by Cuba), while turning a cold shoulder to America’s two traditional Middle East allies, Israel and Saudi Arabia. It anoints Tehran as the region’s leading power standing on the threshold of a nuclear weapon. [...]


» Even if Iran does give way on inspections at Parchin and even if every last sanction is lifted by 2016, the deal pales in comparison to the turmoil in the region largely instigated byTehran and Iran's promoption on the world stage . Anyway, many of the sanctions have been quietly lifted to win Iran’s acquiescence to the talks. Iran has never interrupted its development of intercontinental ballistic missiles.

» For Obama, this is a big win, just as it is a major fiasco for Binyamin Netanyahu. The US president’s maneuvers for six years managed to hold off Israeli military action to cripple Iran’s nuclear weapons capacity. Now, after the conclusion of an international accord that leaves Iran’s nuclear program intact, the military option is a non-starter – at least for the near future. »

 

• La seconde réaction est une interview de Pépé Escobar par RT, en version française, pour une fois bénéficiant d’une excellente traduction (RT-français, le 14 juillet 2015). Bien entendu, ce choix se justifie par les compétences, les contacts, la capacité et la liberté de jugement d’Escobar sur nombre de sujets relatifs à la lutte antiSystème dans les grandes crises internationales, avec son heureux parti-pris antiSystème qu’on lui connaît (anti-US/bloc BAO, anti-Israël, favorable à la formation de facto antiSystème Russie/BRICS-OCS/Iran, etc.). Sur le ton et la forme, on observera ce point très intéressant d’un jugement extrêmement net et sérieux, qui évite le style habituel qu’Escobar affectionne, caractérisé par l’usage de formules à l’emporte-pièce, d’une ironie souvent dévastatrice, du sens de la dérision de ceux qu’il attaque, etc. Escobar formule le jugement d’un « accord historique » d’une façon presque objective, sans nécessairement mettre en cause l’une ou l’autre des parties. Cela est bien illustré par ce jugement dès l’entame de l’interview, qui résume ainsi sa pensée, où il fait du « grand vainqueur » d’abord la diplomatie elle-même, c’est-à-dire une méthode et une façon de faire de la grande politique « C’est historique, c’est vraiment remarquable. C’est un grand pas pour la diplomatie... » La dernière question sur les antimissiles rappelle un bémol essentiel de cet accord – problème potentiel bien entendu,

RT : « Que représente cet accord d’après vous ? »

 

Pepe Escobar : « C’est historique, c’est vraiment remarquable. C’est un grand pas pour la diplomatie. L’accord, comme le Premier ministre iranien Zarif l’a dit, n’est pas parfait, nous ne sommes pas au courant de sa mise en œuvre dans les détails. La partie vraiment difficile commence maintenant. D’un côté on va voir les États-Unis, l’ONU et l’UE essayer de démanteler peu à peu l’architecture des sanctions. Et de l’autre côté, l’Iran va se conformer à la réduction convenue dans le programme nucléaire. Tout cela va s’étendre jusqu’au mois décembre. Et si tout va bien, on va commencer à constater une levée légère des sanctions.

» Ainsi, les 80 millions d’Iraniens seront capables de voir des bénéfices tangibles seulement à partir du mois de janvier ou février 2016. Mais le fait qu’on a atteint cet accord ici aujourd’hui représente une grande victoire pour la diplomatie. »

 

RT : « Pour l’instant tout le monde semble vraiment optimiste, mais c’est maintenant au Congrès américain d’approuver cet accord avant qu’il prenne effet, et certains législateurs ont déclaré ne pas être satisfaits. Croyez-vous qu’Obama sera capable de vendre cet accord au Congrès ? »

 

Pepe Escobar : « L’administration Obama est convaincue d’obtenir un nombre de voix suffisant pour que l’accord ne soit pas bloqué par le Congrès, et c’est l’information qu’ils ont transmise aux négociateurs iraniens. Ils ont ainsi négocié sous l’hypothèse que le Congrès valide l’accord. Mais ils pensaient en terme de 30 jours, il ne faut pas l’oublier. Maintenant cela va faire 60 jours et évidemment nous allons observer une démonstration de force de la part d’Israël, des lobbies du golfe Persique et d’Arabie saoudite à Washington avec beaucoup d’argent, d’influence, et de pressions médiatiques sur la table. Ainsi, l’interminable file de gens va venir répéter ce que le Premier ministre israélien Netanyahou, d’une manière tout à fait pathétique, a dit aujourd’hui que cet accord « ne marche pas ».

 

« Bien sûr d’après lui, l’accord ne marche pas parce que maintenant son gouvernement israélien devra se concentrer sur ce qui est vraiment important ; sur ce qu’Israël fait aux Palestiniens. Mais maintenant, il n’y a plus de tergiversations, le dossier iranien est pratiquement fermé. C’est une victoire diplomatique. Maintenant ils doivent s’occuper de la Palestine. Il est évident que la seule échappatoire pour Netanyahou c’est de dire que cet accord ne va pas marcher. Le problème, c’est qu’il possède une puissance de feu pour, je dirais, « contrôler » de larges pans de Capitol Hill»

 

Je ne suis pas sûr que cela marche, l’administration Obama a déjà commencé il y a plusieurs semaines à vendre cet accord au Congrès, mais beaucoup de ces législateurs ne savent rien de ce qui se passe au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Ouest ou en Iran. L’objectif d’Obama est donc de convaincre le Congrès que cet accord est une bonne affaire pour Washington, et pas seulement pour la diplomatie mondiale. »

 

RT : « Que pouvez-vous dire sur la déclaration du ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov qui s’est adressé aux journalistes en affirmant que maintenant que cet accord est réglé, cela rend non nécessaire la présence du système antimissile américain déployé en Europe. Tout le monde est au courant que ce système se trouve tout le long des frontières russes et qu’il a l’intention de protéger l’Europe contre une menace nucléaire. Croyez-vous que Washington renonce bientôt à son système en Europe orientale ?

 

Pepe Escobar : « Bien sûr que non. Il faut tout d’abord dire que ce système antimissile n’a rien à voir avec l’Iran et n’a jamais rien eu à voir avec l’Iran. Et comme le docteur Javad Zarif l’a répété à plusieurs reprises, c’est une crise inutile parce que c’était un dossier technique, scientifique qui a été politisé, essentiellement par les États-Unis. »

 

La défense antimissile concerne la Russie, toutes les personnes en lien avec la sécurité internationale savent cela. Et bien entendu, les services russes de renseignement sont au courant. Alors, maintenant, que va-t-il se passer ? Il suffit de jeter un coup d’œil sur les documents récemment publiés par le Pentagone. Quatre pays sont considérés comme une menace potentielle pour l’Occident, les forces de la Corée de Nord ne comptent pas sur ce dossier, et quant aux autres trois pays, ce sont : la Russie, la Chine et l’Iran. Ainsi, la position du Pentagone ne changera pas, quoi qui se passe à Vienne. Et ceci est réellement inquiétant. »

 

Dans le détail, on peut en effet trouver nombre de situations et de développements potentiels qui pourraient constituer autant d’arguments pour présenter une mise en cause des effets, et notamment des effets bénéfiques et des effets imposant un changement radical, mais apaisé de la situation stratégique au bénéfice de l’Iran, de cet accord effectivement considéré comme « historique ». Cela pourrait constituer une critique parcellaire de l’appréciation d’« historique » donnée à cet accord, mais nullement une critique décisive puisque l’on ne parlerait que de l’effet changeant par nature, et qui pourrait se renverser et confondre la susdite critique. D’une façon différente, nous contestons, nous, qu’il s’agisse effectivement et fondamentalement d’un accord « historique », c’est-à-dire qui change l’orientation de l’histoire pour les questions, la zone et les acteurs concernés. Dans cette logique, nous ne partageons pas l’avis qu’il s’agisse d’une « victoire de la diplomatie » du point de vue de la substance historique de la chose, même si l’évidence de l’apparence dit formellement que c’est le cas, – simplement, et nous y revenons plus bas, parce que ce qu’on nomme « diplomatie » n’existe plus.

 

Nous aurions pu avoir, nous aurions sans doute eu cet avis (un accord « historique ») il y a treize ans (premiers contacts de puissances européennes sous l’impulsion européenne en 2003, avec l’Iran, en 2003), il y a neuf ans, il y a huit ans... À partir de 2010-2011, selon nous, et dans le contexte créé par la rupture de 2008-2009 (voir notre Glossaire.dde, aussi bien le 17 novembre 2012 que le 10 décembre 2012), la situation générale a changé radicalement et le fait même de l’acte diplomatique pouvant conduire à un accord d’une dimension « historique », capable de changer une situation générale donnée dans le sens de la structuration et de l’ordre, cet acte-là a disparu (« ce qu’on nomme « diplomatie » n’existe plus »).

 

Nous ne disons certainement pas que l’accord n’aura pas des conséquences, dont certaines sans aucun doute importantes, ni même qu’il pourrait avoir des effets immédiats de structuration et d’ordre qui pourrait effectivement sembler confirmer, mais de manière trompeuse son caractère « historique » ; nous disons qu’à moyen et même à court terme malgré tout, il apparaîtra que ces conséquences sont finalement déstabilisantes, déstructurantes et s’inscrivent dans la logique de l’accentuation du désordre. (Et, bien entendu comme cela va de soi dans le contexte actuel, nombre si pas toute de ces conséquences « déstabilisantes et déstructurantes » se feront aux dépens du bloc BAO, selon une logique en cours et déjà largement illustrée. Mais l’effet général restera néanmoins, selon nous, dans l’ordre du désordre si l’on peut dire, simplement dans la dynamique capitale de ce que nous nommons l’hyperdésordre.)

 

Nous appuyons notre réflexion sur un ensemble de concepts que nous avons déterminés, non pas selon une doctrine, mais selon les manifestations des vérités de situation, et cet ensemble induit une sorte de « corps de doctrine », certes soumis constamment à des raffinements, mais qui jusqu’ici a toujours nourri nos analyses dans le sens de l’enrichissement. Il n’y a aucune raison pour que nous ne nous y appuyions pas à nouveau pour notre réflexion sur l’accord nucléaire. À partir de cette structure de réflexion, nous avançons donc que cet accord va sans aucun doute changer la situation dans la région, mais dans le sens de changer les sens divers impulsés par les désordres en cours, et toujours vers des désordres supplémentaires.

 

Le fait même de la dynamique de désordre qui a été suscitée par la surpuissance de la politique-Système se poursuivra plus que jamais parce que sa surpuissance et sa dynamique sont les facteurs constants dominants de la situation générale. Les effets, eux, seront spécifiques, éventuellement nouveaux, mais ils iront dans le même sens surpuissance-autodestruction du Système que nous rappelons constamment. Il ne fait aucun doute que, dans la situation régionale, l’Iran y occupera une place plus forte et plus grande qu’il n’a aujourd’hui, quoique sa position soit déjà extrêmement affirmée ; que la Russie y aura plus d’influence ; que les pays du bloc BAO continueront à s’enliser dans leurs entreprises subversives et aux effets de complète inversion pour eux, avec les USA suivant une politique encore plus chaotique marquée de la même tendance, depuis quatre ans, au désengagement.

 

La situation à Washington est effectivement un point d’interrogation, car les difficultés pour Obama d’obtenir le soutien du Congrès, tout en persistant, trouveront un mouvement anti-accord (néocon, lobby pro-israélien) diminué par la puissance de communication de promotion de l’accord comme « historique » (dans ce cas, l’effet existe, mais si le fait est complètement contestable) ; tandis qu’Obama, lui, jouera nécessairement avec alacrité ce qui lui semble le plus précieux aujourd’hui, le legs, ou plutôt la bonne réputation pseudo-historique de sa présidence qui, pour être établie à bon niveau, à besoin de cet ornement d’un pseudo-accord « historique ».

 

De même, nous doutons que l’Iran, qui va se tourner vers sa candidature à l’OCS, devienne un fleuron de la « communauté internationale » type-BAO ; plus que jamais, ce pays cherchera à affirmer son indépendance et son poids international et ne peut le faire qu’en choisissant des liens avec les groupes type BRICS/OCS.

 

La question des antimissiles sera effectivement un énorme point de déstabilisation, encore plus qu’elle ne fut, parce que les USA n’entendent absolument pas démanteler le système, d’autant moins qu’il trône à la fois au cœur de la crise ukrainienne et au cœur de la crise des relations avec la Russie. Mais tout cela n’est pas de la prévision, c’est de la catégorie des effets automatiques continuant des tendances déjà existantes, et dont aucune n’a la moindre capacité structurante profonde, et dont aucun n’est capable de modifier le désordre des courants qui charrient le désordre, ni, encore moins, l’activité du « tourbillon crisique » caractérisant notre situation générale.

 

... De fait, si l’accord sur le nucléaire est « historique », c’est parce que, considéré comme il l’est, c’est peut-être, à cause de la longueur pour arriver à son terme, la dernière relique d’un passé désormais enfui. Commencé lorsque la diplomatie existait encore bien qu’elle fût agonisante, il a été bouclé après un harassant périple, peut-être d’ailleurs parce que tout le monde était épuisé par le désordre qui secoue le monde comme on l’a signalé. C’est donc le dernier signe/clin d’œil, adressé avec nostalgie au passé, alors que l’affrontement entre Système et antiSystème, dans la tempête du désordre, règle la chorégraphie générale.

 

 

 

Par Philippe Grassetdedefensa.org – le 15 juillet 2015.