Source de la carte : liberation.fr
Ukraine : où en est-on ? (Partie 1/2)
Par Bernard Frederick,
Journaliste, ancien correspondant de « l’Humanité » à Moscou
Près de 6 000 morts dans le Donbass ; une économie en ruine ; une situation sociale explosive ; l’autoritarisme croissant d’un pouvoir aux abois, en grande partie contrôlé par les groupes fascistes et leurs milices armées ; une rupture catastrophique des liens ancestraux – économiques, mais aussi culturels et religieux — avec la Russie et la quasi-totalité de l’ex-URSS à l’exception des États baltes ; une souveraineté limitée à la fois par la puissance tutélaire américaine et par les contraintes de l’Union européenne : tel est, pour être rapide, le bilan de l’Ukraine un an après le coup d’État ; tel est aussi le bilan de l’UE et celui des États-Unis, les grands instigateurs de la « transition démocratique » qui s’opère à Kiev sous les couleurs de l’UPA — l’Armée insurrectionnelle ukrainienne – et son leader pronazi, Stepan Bandera. Soixante – dix ans après la capitulation du Reich !
Cependant, deux événements majeurs marquent cet anniversaire en ce mois de février 2015 : la défaite totale des troupes de Kiev – armée régulière et bataillons fascistes – dans l’opération « antiterroriste » au Donbass et l’accord intervenu le jeudi 12 février au matin entre Angela Merkel, François Hollande, Vladimir Poutine et le président ukrainien Petro Porochenko.
L’abandon de la ville de Debaltsevo, la piteuse retraite des forces kiéviennes et les lourdes pertes humaines et matérielles qu’elles ont subies témoignent de l’impossibilité de résoudre la crise par les armes. On pouvait le concevoir dès le mois d’avril au lancement de cette aventure, le lendemain d’une visite sur place du vice-président américain Jo Biden dont le fils, Hunter, après avoir été viré de la Navy pour usage de cocaïne, a rejoint le conseil d’administration de Burisma Holdings, très intéressé par la prospection de gaz de schistes dans l’est et le sud de l’Ukraine.
L’accord de Minsk du 12 février est la conséquence directe de cette défaite militaire annoncée. La France et l’Allemagne ont commencé à mesurer, semble-t-il, l’extrême gravité de la situation en Ukraine et les répercussions qu’elle a déjà sur l’Europe et qui risquent de s’aggraver encore si les États-Unis livraient de l’armement à Kiev comme il l’envisagent. En outre, la guerre des sanctions que se livrent Occidentaux et Russes atteint économiquement et financièrement l’UE aussi bien que la Russie, sans parler des mouvements d’opinions de plus en plus sensibles à la catastrophe humanitaire que subissent les régions de Donetsk et Lougansk.
Dans ces conditions, les termes de l’accord empruntent beaucoup aux postillons défendues par Vladimir Poutine depuis le début de la crise : neutralité de l’Ukraine par rapport à l’OTAN ; examen des conséquences pour la Russie du contrat d’association entre Kiev et Bruxelles ; large autonomie des régions de l’est du pays…
Un tel document aurait pu être signé dès mars ou avril 2014. On aurait économisé 6.000 vies humaines !
Alors pourquoi a-t-il fallu attendre la Bérézina des troupes kiéviennes ? Pour le comprendre, il faut remonter dans le temps.
Un coup d’État venu d’ailleurs
Il y a donc un an le 21 février 2014, à l’issue de près de quatre mois de manifestations, des émeutes sanglantes dont l’origine prête encore à interrogation [1] et de deux jours de négociations, le président élu [2], Viktor Yanoukovitch, et les dirigeants des partis d’opposition Vitali Klitschko (UDAR), Arseni Iatseniouk (Batkivchtchina) et Oleg Tiagnibok (Svoboda), animateurs de l’« Euromaïdan », concluaient un accord sur le règlement de la crise en Ukraine. Ce document, qui prévoyait entre autres d’une élection présidentielle anticipée et un accroissement des pouvoirs de la Verkhovna Rada (La Rada suprême, Parlement) et du Premier ministre, était signé en présence du ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, de son homologue polonais Radoslaw Sikorski et du directeur d’Europe continentale du ministère français des Affaires étrangères Éric Fournier qui agissait au nom de Laurent Fabius, lui-même présent à Kiev. Le représentant spécial du président russe, Vladimir Loukine, participait également aux négociations. [3]
Quelques heures après la signature de l’accord, Viktor Yanoukovitch était contraint de prendre la fuite ; un pouvoir « révolutionnaire » se mettait en place, aussitôt reconnu par les Occidentaux.
Au début de ce mois, Barack Obama a reconnu l’implication directe des USA dans ce putsch. Dans une interview accordée à CNN, il a affirmé que les USA avaient réussi à « faire transférer le pouvoir » en Ukraine. On le savait. Sa secrétaire d’État adjointe, Victoria Nuland, a même laissé tombé un chiffre : le 13 décembre 2013, dans une intervention à la US-Ukraine Foundation ; elle révélait que depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, les États-Unis « ont investi près de 5 milliards de dollars » afin d’assister l’Ukraine dans « sa transition démocratique ».
L’Ukraine est pour les Américains, la pierre angulaire de leur nouveau « containment » de la Russie. Dans un livre publié en France en 1997, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Carter, écrit : « Le nouvel État important qu’est l’Ukraine est un centre géopolitique. Son existence même permet à la Russie de changer. Sans l’Ukraine, la Russie n’est plus qu’une grande puissance asiatique. Si la Russie obtient à nouveau sous son contrôle l’Ukraine avec ses 52 millions d’habitants, les richesses de son sous-sol et son débouché sur la mer Noire, alors la Russie redevient une grande puissance qui s’étend sur l’Europe et l’Asie. L’Europe doit être un tremplin pour poursuivre la percée de la démocratie en Eurasie. Entre 2005 et 2010, l’Ukraine doit être prête à des discussions sérieuses avec l’OTAN. Après 2010, le principal noyau de sécurité en Europe consistera en : la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Ukraine. Via un partenariat transatlantique plus consistant, la tête de pont américaine sur le continent eurasien doit se renforcer ». Tout cela pour empêcher la Russie de « recouvrer un jour le statut de deuxième puissance mondiale ». [4] Toute « l’école » des « révolutions » de couleur découle directement de la « théorie » Brzezinski. Le rôle des États-Unis dans les révolutions colorées, est mis en évidence dans un article de G. Sussman et S. Krader de la Portland State University [5] : « Entre 2000 et 2005, les gouvernements alliés de la Russie en Serbie, en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizistan ont été renversés par des révoltes sans effusion de sang. Bien que les médias occidentaux en général prétendent que ces soulèvements sont spontanés, indigènes et populaires (pouvoir du peuple), les « révolutions colorées » sont, en fait, le résultat d’une vaste planification. Les États-Unis, en particulier, et leurs alliés ont exercé sur les États postcommunistes un impressionnant assortiment de pressions et ont utilisé des financements et des technologies au service de l’aide à la démocratie ».
Pour ce faire les Américains ont installé à Belgrade un centre de « formation », le Center for Applied Non Violent Action and Strategies (CANVAS) pour des opposants de tout acabit, pro-occidentaux va s’en dire, et qu’inspire la théorie de l’Américain Gene Sharp dont l’ouvrage « From Dictatorship to Democracy » (De la dictature à la démocratie) est le bouquin de chevet des « élèves » de la CANVAS.
Autre « école » pour « révolutionnaire » de couleur et, notamment les Ukrainiens, c’est en Europe celle du Parti populaire européen (PPE) qui rassemble les principaux partis de la droite européenne dont le CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne) de la chancelière allemande Angela Merkel et sa Fondation Konrad Adenauer (Konrad Adenauer Stiftung). Les États-Unis ne sont pas loin, il est vrai. Le PPE entretient des relations étroites avec l’International Republican Institute (IRI) du sénateur John McCain. Les « chefs » du Maïdan, Ioulia Timochenko, Vitali Klitschko, Arseni Iatseniouk et leurs partis réciproques ont tous été formés, encadrés, financés, en Europe, par le PPE, la CDU et leurs organes et, bien entendu, par les officines américaines dont l’IRI de McCain.
Ni les Allemands ni les Américains n’ont estimé que le copinage de leurs amis « libéraux » avec les fascistes du parti « Svoboda » ou du « Pravy sektor (Secteur droit) [6] pouvait ternir la cause de la « démocratie ». Bien au contraire, ces néonazis et leurs équipes de choc – dit « service d’ordre » du Maïdam – ont été le fer de lance du putsch et le sont depuis avril et jusqu’aujourd’hui dans la guerre contre Donetsk et Lougansk, mais aussi contre l’opposition démocratique et les communistes dans toute l’Ukraine. De ce point de vue, il est scandaleux que les médias européens et notamment français, aient pratiquement passé sous silence le crime de ces fascistes le 2 mai 2014 à Odessa où l’incendie criminel de la Maison des syndicats et les tirs d’armes à feu ont causé la mort de plus de quarante personnes – les assassins courent toujours !
Il n’y avait donc de spontané à Kiev, il y a un an, que la colère des gens face à la corruption avérée du pouvoir en place et aux effets d’une crise économique qui n’en finissait pas d’appauvrir le peuple en enrichissant les oligarques. Et c’est cette colère qui a été détournée – comme elle l’a été ailleurs – pour lui faire prendre un tour nationaliste et xénophobe : ici l’hystérophobie des Russes et de la Russie. À quoi cela a-t-il conduit outre à une guerre fratricide qu’on devine perdue ? À une aggravation sans précédent de la crise économique et sociale.
L’abîme économique
L’Ukraine, jadis l’une des républiques soviétiques les plus riches, ne survit plus que sous perfusion occidentale. Elle risque d’entraîner l’Union européenne dans un bourbier où même la Grèce dont elle a si peur ne pourrait pas l’y conduire. À moins qu’au final, Bruxelles n’abandonne Kiev à son triste sort comme on laisse une maîtresse dont les charmes sont fanés.
Une récente étude économique de la Coface, un leader mondial de l’assurance-crédit, établit que « Le repli de l’économie ukrainienne se poursuivra en 2015, mais pourrait être atténué par une légère reprise des investissements en fin d’année, sous réserve que la situation politique ne se détériore pas à nouveau ». Selon l’étude, « La consommation des ménages devrait rester contrainte par le niveau élevé de l’inflation et le coût du crédit. Les prix à la consommation augmenteront encore en 2015, sous l’effet d’une nouvelle hausse des tarifs du gaz (40 % en mai 2015) conformément à l’accord conclu avec le FMI en 2014 ainsi qu’à l’impact de la dévaluation continue du cours de l’Hryvnia » [7]. Les statistiques de la Coface révèlent que le PIB de l’Ukraine pourrait chuter de 6 % en 2015 après un repli de 8 % en 2014, tandis que l’inflation passerait de 12,5 % à 15 % et que la Dette publique atteindrait 66 % du PIB.
Les données officielles montrent, de leur côté, que les prix des produits alimentaires et boissons non alcoolisées ont augmenté de 25 % ; ceux des fruits et céréales de 56 % à 77 % ; ceux des services médicaux de 17 % à 30 % et le transport de 42 %. Les services de base (électricité, eau et gaz) ont augmenté de 34,3 %.
Des programmes sociaux ont subi de lourdes coupes, tandis que les salaires et les pensions ont été gelés. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que chômage en Ukraine a augmenté de 9,3 % entre janvier et septembre 2014. L’agression armée contre Donetsk et Lougansk, outre qu’elle engloutit une bonne partie des financements internationaux, s’est retournée comme un boomerang contre Kiev. L’Est correspond à l’essentiel de la production industrielle, puisqu’avec ses 6 régions il réalise plus de 40 % du PIB de l’Ukraine, mais aussi près de 60 % de ses exportations. La zone Centre est une zone de consommation, avec le poids de Kiev, qui est la capitale du pays, et qui reçoit une large part des recettes fiscales du pays (qui sont en partie issues de la zone Est). La zone Ouest est composée des régions agricoles du pays. L’industrie, écrit le chercheur Jacques Sapir, « est largement liée à la Russie, que ce soit par l’énergie consommée ou par les matières premières. Mais, les exportations de cette zone sont néanmoins supérieures à ses importations. La balance commerciale de la zone Est est ainsi excédentaire alors que la zone centrale du pays est très largement déficitaire. Cela implique que si le déficit extérieur de l’Ukraine est de 13,6 milliards de dollars (en 2013), si on ne prend que les zones Ouest et Centre, il se monte à 22,6 milliards de dollars (en 2013). C’est l’une des raisons pour lesquelles il est impératif de garder l’Ukraine unie. De même, si le déficit budgétaire est élevé (4,3 % du PIB en 2013), si l’on ne prend que les zones Ouest et Centre il passe à 13 % du PIB, une valeur qui devient insupportable ».
Dans ces conditions, pour Jacques Sapir « La réduction des dépenses, que le FMI est déjà en train d’imposer au gouvernement provisoire, va aggraver considérablement la situation de toute la population, mais en particulier des segments les plus pauvres. Cependant, si l’on veut chercher à ramener le déficit à 3 % du PIB, cela implique d’imposer à la population des zones Ouest et Centre un ajustement de 10 % du montant du PIB de l’Ukraine unie, et de 16,6 % de l’Ukraine ramenée aux zones Ouest et Centre » [8].
En lançant la guerre contre l’Est qui ne voulait que la fédéralisation du pays afin d’y pouvoir parler sa langue – le russe – et d’y cultiver son histoire – celle notamment de la résistance à l’occupant nazi quand l’Ouest s’enfonçait dans la collaboration et les massacres de Juifs, de Polonais, de Résistants et de soldats soviétiques — Kiev s’est tiré une balle dans les deux pieds.
On se demande bien comment les Américains qui n’en ont que faire ou les Européens empêtrés dans leur propre crise, pourrait remplacer le manque à gagner des échanges avec la Russie abandonnés. Au demeurant l’UE elle-même doit faire ses comptes.
Par Bernard Frederick (journaliste, ancien correspondant de « l’Humanité » à Moscou) - josefort.over-blog.com - le 23 février 2015
Notes :
[1] Le 20 février des manifestants e t des policiers sont tués par des snipers. Yanoukovitch en est accusé. Depuis, un document a été présenté lors d’un séminaire le 1er octobre 2014 par le professeur Katchanovski du département de Science Politique de l’Université d’Ottawa au Canada. Celui-ci indique : « le massacre des manifestants et de policiers a représenté un renversement du gouvernement de l’Ukraine et un crime majeur contre les droits de l’homme. Ce renversement violent a constitué un changement de gouvernement par des moyens non démocratiques. Il a donné lieu à un violent conflit qui a tourné à la guerre civile dans l’Est de l’Ukraine, à une intervention russe en soutien aux séparatistes de Crimée et du Donbass, et à l’éclatement de facto de l’Ukraine. Il a aussi été la cause d’une escalade internationale entre l’Ouest et la Russie au sujet de l’Ukraine. Les évidences indiquent qu’une alliance entre les mouvements d’opposition de Maïdan et l’extrême droite est impliquée dans le meurtre de masse de manifestants et de policiers, tandis que l’implication des forces spéciales de la police dans le meurtre d’autres manifestants ne peut être exclue sur la base des évidences publiquement disponibles ». La vérité sur Maïdan, blog de Jacques Sapir, 19 novembre 2014.
[2] Le 8 février 2010, le lendemain du scrutin présidentiel, Joao Soares, le président de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) déclarait : « L’élection a offert une démonstration impressionnante de démocratie. C’est une victoire pour tout le monde en Ukraine. Il est temps maintenant pour les dirigeants politiques du pays d’écouter le verdict du peuple et de faire en sorte que la transition de pouvoir soit pacifique et constructive ». Le Monde du 8 février 2010.
[3] Cf Bernard Frederick La crise ukrainienne point par point, 6 mars 2014, sur ce site : http://www.lafauteadiderot.net/
[4] Le Grand Echiquier, paru en France en 1997 aux éditions Bayard, et sous-titré : L’Amérique et le reste du monde.
[5] G. Sussman et S. Krader, « Template Revolutions : Marketing U.S. Regime Change in Eastern Europe », Westminster Papers in Communication and Culture, University of Westminster, London, vol. 5, n° 3, 2008, p. 91-112
[6] Cf mon article du 6 mars 2014 sur ce site.
[7] http://www.coface.com/fr/Etudes-eco....
[8] En Ukraine, le temps presse.26 mars 2014 Par Jacques Sapir. http://russeurope.hypotheses.org/2148