Massacre de Srebrenica : « Hommage aux victimes » | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

Photo : Mémorial Srebrenica-Potocari de cette « tuerie sans nom » en Bosnie. REUTERS/Dado Ruvic

 

 

Massacre de Srebrenica :

« Hommage aux victimes »

 

Le philosophe Daniel Salvatore Schiffer (*) adresse un hommage aux victimes du massacre des musulmans de Bosnie par les Serbes il y a vingt ans. Selon lui, rétablir la vérité est essentiel pour réconcilier les peuples déchirés des Balkans.

 

Ce 11 juillet 2015 voit la commémoration du vingtième anniversaire du massacre de Srebrenica : plus de 8 000 musulmans de Bosnie, hommes et adolescents confondus, y furent trucidés sans pitié, sous le regard atterré, mais impuissant de 400 « casques bleus » néerlandais, entre les 8 et 11 juillet 1995, par les forces militaires serbes, alors commandées par le tristement célèbre général Ratko Mladic, militaire ayant jadis appartenu à l’armée yougoslave, avant le démembrement de ce pays, elle-même. 

 

 

La pire atrocité depuis la Seconde Guerre mondiale

 

Cet abominable carnage, attesté par d’indéniables preuves matérielles, dont plusieurs charniers emplis de cadavres ensanglantés, est la pire des atrocités — on le sait désormais — que l’Europe ait connues depuis la Seconde Guerre mondiale : un acte d’une effarante barbarie, inconcevable pour toute raison humaine comme pour toute civilisation digne de ce nom, qui restera gravé telle une tache indélébile sur l’histoire séculaire des Serbes. 

 

Aussi est-ce un hommage empli de compassion, doublé d’un imprescriptible devoir de mémoire, que le monde libre et démocratique tient à adresser ces jours-ci, à juste titre, aux victimes, ainsi qu’aux membres encore vivants de leurs familles endeuillées, de cette tuerie sans nom. 

 

 

Srebrenica : massacre ou génocide ?

 

Mais, tout ceci étant dit et admis, reste cependant, tant sur le plan juridique que linguistique, sinon éthique et même philosophique, une énorme question, que l’Organisation des Nations-Unies (l’ONU) elle-même n’arrive pas à trancher de manière définitive, contrairement au Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (le fameux TPIY), ainsi que l’a donné à voir, pas plus tard que ce 9 juillet 2015, le veto de la Russie sur la qualification, pour ce massacre, de « génocide ». 

 

Davantage : il n’est pas jusqu’à Rony Broman, ancien président d’une ONG aussi réputée que Médecins sans Frontières, et que l’on ne peut donc guère soupçonner d’une quelconque sympathie envers le régime serbe de ces sombres années-là, qui ne se soit refusé à utiliser objectivement, pour ces mêmes faits, aussi horribles soient-ils, le terme de « génocide » bien qu’il reconnaisse certes là, comme tout le monde, y compris les actuelles autorités de Belgrade (le président de Serbie, Tomislav Nikolic, et son Premier ministre, Alexandar Vucic), un indiscutable « crime de guerre » et même, pis encore, un effroyable « crime contre l’humanité » ! 

 

 

Le terme « génocide » n’est pas si évident

 

Explication : le terme de « génocide » signifierait qu’il y aurait eu une volonté expresse et délibérée, de la part des forces militaires et paramilitaires serbes, d’exterminer, d’éradiquer totalement, la population bosno-musulmane de Srebrenica ; or, seuls les hommes en âge de se battre y ont été alors tués ; les femmes, les enfants, les malades et les vieillards y ont été, quant à eux, épargnés et ont pu quitter ainsi, sains et saufs, la région. 

 

Entendons-nous : semblable mise au point, frappée au coin de la rigueur analytique, n’excuse certes en rien — la nuance, aussi bien conceptuelle que factuelle, est de taille — les Serbes, ni ne justifie ou ne minimise en rien, au niveau de leur réelle culpabilité, leurs impardonnables crimes ; prétendre le contraire serait faire preuve, en plus d’une patente mauvaise foi, du plus abject des révisionnismes, sinon des négationnismes, historiques ! 

 

 

Crimes serbes et crimes bosno-musulmans

 

Mais il existe encore un autre point à clarifier en cet épineux et douloureux dossier : c’est celui, concernant toutes les parties en cause (Serbes, Croates et musulmans) lors de ce terrifiant conflit qui ravagea l’ex-Yougoslavie, des criminels de guerre

 

Car une adéquate, précise et juste résolution de l’ONU devrait également condamner, là aussi pour « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité », les atrocités commises également par les forces militaires et paramilitaires bosno-musulmanes, alors sous la férule de Naser Oric. C’est, du reste, le général Philippe Morillon en personne, alors commandant en chef des troupes de la Force de protection des Nations unies (FORPRONU) sur place, qui l’atteste en un implacable « j’accuse », hélas trop peu entendu par le conformisme médiatique tout autant que l’antiserbisme ambiant : « Dans la nuit du Noël orthodoxe, nuit sacrée de janvier 1993, Naser Oric a mené des raids sur des villages serbes... Il y a eu des têtes coupées, des massacres abominables commis par les forces de Naser Oric dans tous les villages avoisinants », avait en effet eu le courage de déclarer, sans tabou ni langue de bois, ce haut-gradé français. 

 

 

Oric s’est rendu coupable des pires crimes

 

Ces villages serbes dont Morillon parle ici, je les ai moi-même parcourus en voiture, ainsi que je le relate dans mon livre intitulé Requiem pour l’Europe — Zagreb, Belgrade, Sarajevo (Éditions L’Âge d’Homme), au printemps 1993, le 21 mai très exactement. Ils ont pour tragique nom, répartis entre les petites villes de Zvornik et Bratunac, situées à proximité du fleuve Drina (frontière naturelle entre la Bosnie et la Serbie, que chanta naguère le grand écrivain serbe, prix Nobel de littérature, Ivo Andric) : Tekija, Milici, Staklar, Kravica, Nova Kasaba, Konjevic Polje, Jezestica, Silijkovici, Kajici, Ranca, Repovac et Cerska.

 

Oui, Philippe Morillon — je l’affirme ici haut et fort pour en avoir été l’un des rares témoins oculaires, fût-ce indirectement — a raison. Naser Oric et ses sanguinaires hommes, s’y sont rendus là coupables, eux aussi, des pires exactions à l’encontre des populations civiles serbes, innocentes : meurtres en tous genres, tortures, décapitations, pendaisons, viols de femmes, villages incendiés, hameaux rasés au sol, maisons pillées, églises dynamitées, cimetières saccagés, terre brulée, épuration ethnique. Bref : plus une âme qui vive en cette région alors désolée ; un pan d’enfer sur terre ; hallucinant ! 

 

Mais le pire, en cette déplorable histoire, c’est que, chose aussi inacceptable qu’indigne de la part du TPIY, instance juridique censée pourtant être aussi neutre qu’impartiale, ce même Naser Oric a été acquitté, quant à lui, pour ces non moins abominables crimes !  

 

 

Une fanatique « déclaration islamique »

 

Pis : Alija Izetbegovic, alors président des musulmans de Bosnie et auteur d’une très fondamentaliste Déclaration Islamique, publiée à Istanbul en 1970, n’a jamais été inquiété par ce même TPIY. Au contraire : il est mort de sa belle mort, en héros et même martyr, à Sarajevo ! 

 

Devrais-je donc pourtant rappeler ici ce que ce même Izetbegovic écrivait en cette funeste Déclaration Islamique ? Elle y stipule textuellement, niant là de manière flagrante les valeurs mêmes de nos sociétés laïques, qu’« il n’y a pas de paix ni de coexistence entre la religion islamique et les institutions sociales et politiques non islamiques ». Et encore, ces mots terribles, dans la droite ligne de l’intégrisme religieux le plus dangereux pour la sauvegarde de nos démocraties, sinon du sens de la fraternité entre les peuples : « Avant le droit de gouverner lui-même et son monde, l’islam exclut clairement le droit et la possibilité de la mise en œuvre d’une idéologie étrangère sur son territoire. Il n’y a donc pas de principe de gouvernement laïc, et l’État doit être l’expression et le soutien de concepts moraux de la religion. » Édifiante, cette étrange et contradictoire conception, aux dires du président bosniaque, de la tolérance, où tout humanisme se voit, a priori, exclu ! 

 

C’est tout cela, précisément, qui n’est pas juste, ni équitable ni équilibré, contraire à la vérité même des faits, ainsi que vient de le regretter la Russie en imposant son veto lors de cette résolution que l’ONU a tenté de faire voter, ce 9 juillet 2015, pour qualifier ce massacre de Sarajevo de « génocide »

 

Les guerres de l’ex-Yougoslavie ont été particulièrement ignobles, à tous points de vue, tant sur le plan moral qu’humain. 

 

 

Restituer les faits aux peuples des Balkans

 

Conclusion ? Aux philosophes et historiens épris d’honnêteté intellectuelle (ce mixte de ce que le grand sociologue allemand Max Weber nomma jadis, dans un essai intitulé Le Savant et le Politique, « l’éthique de conviction » et « l’éthique de responsabilité ») de rétablir donc, à ce douloureux et important sujet, la difficile, mais indispensable vérité, ainsi que je l’écrivis en une de mes précédentes tribunes : la cruelle, mais courageuse et nécessaire vérité si l’on veut réconcilier durablement, en profondeur et non pour les hypocrites besoins d’une louable, mais superficielle « bonne conscience », ces peuples trop longtemps déchirés, sinon par une ancestrale haine, du moins par le trop lourd et dramatique poids de l’Histoire au sein des Balkans. 

 

 

 

Par Daniel Salvatore Schiffer (*) — lexpress.fr – le 10 juillet 2015.

 

(*) Daniel Salvatore Schiffer est philosophe et auteur de Requiem pour l’Europe — Zagreb, Belgrade, Sarajevo (L’Âge d’Homme, 1993) et Critique de la déraison pure — La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (François Bourin Éditeur, 2010). À paraître en septembre 2015, aux Éditions du Rocher : Kosovo, pays de la mort honorable — Journal d’une guerre oubliée