Photo : Christina Lin
De la Chine à
Assad, l’aventure c’est l’aventure
Par Philippe Grasset
(Partie 2/2)
— Suite de la partie 1 —
Une SCO pour la « projection de force » ?
Pourquoi cette prospective-là et pas d’autres ? Il y a bien des scénarios possibles, certes… D’abord, madame Lin montre une solide érudition et une expertise à mesure, qui la démarque en se dégageant de la narrative courante chez les « experts » du bloc BAO (NDLGazette : bloc BAO = bloc américaniste-occidentaliste), bien qu’elle soit passée au Pentagone et qu’elle fasse partie du monde académique US. (Il est d’ailleurs assez remarquable de voir Christina Lin disposer d’un blog publiant de tels articles sur un site comme Times of Israel, en suivant une ligne de réflexion qui est plutôt favorable, d’ailleurs selon une saine logique plus qu’un parti-pris, à la Syrie d’Assad, à l’axe sino-russe, aux rassemblements eurasiens et de type-BRICS. Ce ne sont pas des « lignes » en odeur de sainteté, non plus que la « saine logique », dans les milieux qu’on évoque ici.)
Ensuite, il y a une description prospective qui est exposée, qui est certainement intéressante. Il s’agit de l’effet de ce phénomène de la transformation du fait terroriste, ce que nous désignions plus haut par la remarque « passant du terrorisme à la constitution en État(s) Islamique(s) », c’est-à-dire le passage de la structure volontairement informelle du terrorisme vers une structure formelle appelant à la souveraineté de la constitution étatique. Cette évolution se fait selon un complet paradoxe, puisque la politique prônée et les actes impliqués rassemblent des éléments d’une politique expressément voulue comme radicale et irrationnelle par rapport aux pratiques courantes, et d’une sauvagerie complète dans les actes – toutes choses que n’appellent guère les structures en général apaisées et à prétention rationnelle d’un État, –, mais il y a des exceptions… À nouveau et selon un même mouvement du même paradoxe, ces politiques et ces actes sont l’objet d’une promotion qui utilise tous les moyens du système de la communication, les moyens les plus modernes tant pour l’information que pour la promotion et la publicité. Ainsi, ce qui était traditionnellement secret, dissimulé, camouflé, qui concerne les pratiques du terrorisme (alors que les effets du terrorisme étaient, eux, l’objet d’une large publicité du fait de la simple évidence des dégâts et des pertes occasionnés), deviennent l’objet même d’une mise au grand jour ostentatoire, comme s’il s’agissait ainsi d’affirmer une souveraineté tout de même bien problématique.
L’effet possible de cette évolution qui reste d’abord un phénomène de communication, c’est de transcender le phénomène du terrorisme, de le hausser au niveau d’un affrontement où les États eux-mêmes sont concernés. C’est le phénomène que décrit implicitement madame Lin, lorsqu’elle évoque cette possibilité que des partenaires aussi puissants, mais également généralement très prudents que sont la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran, puissent envisager des projets de manœuvres qui pourraient se transformer en forces d’intervention, ou d’interposition, dans le cours même de leur déroulement, et cela sur des théâtres d’opérations très lointains. C’est ce qui est impliqué, au travers d’une organisation telle que la CSO, jusqu’alors cantonnée avec la plus extrême prudence – essentiellement par la volonté chinoise, – dans le seul champ du terrorisme pour la coopération d’ordre sécuritaire… Mais puisque le terrorisme change de constitution… Il s’agit d’un changement révolutionnaire qui est ici évoqué, puisqu’il est question de ce que les USA nomment la « projection de forces ». (« Alors que la SCO avait été jusqu’ici conçue comme un bloc pour la sécurité collective intérieure et non comme une alliance collective contre des menaces extérieures, du fait que les menaces de terrorisme, extrémisme et séparatisme émanent de plus en plus d’en-dehors des territoires de ses membres, la SCO est conduite à envisager de plus en plus à agir vers l’extérieur. »)
Cette évolution, qui n’est pour l’instant que de simple communication basée sur une prospective restant aléatoire, implique une transformation fondamentale de la SCO vers ce que le bloc BAO – quand il s’avisait de son existence, – identifiait par habitude d’exagération de la menace effectivement comme « une OTAN de l’Est », ce qu’elle n’était en aucune façon. Le scénario qui nous est exposé change complètement la donne, – mais non pas la donne de la réalité, ou même d’une vérité de situation, mais la donne de la communication à cause de la perception. Il n’empêche, c’est bien suffisant dans une époque totalement dominée par la communication, et il est probable qu’on commencerait à s’apercevoir que des navires chinois croisent dans des mers qui leur étaient bien étrangères, et que des manœuvres inhabituelles ont lieu, – successivement des manœuvres russo-chinoises puis russo-égyptiennes dans une zone proche de la Syrie, – avec même la possibilité que l’idée de faire d’Alexandrie une base logistique pour la flotte russe ne ressurgisse. (La mention de l’Égypte dans ces diverses agitations, ce qui correspond à l’option anti-djihadiste maximaliste de Sisi, n’est pas non plus un fait inintéressant bien qu’il s’avère parfaitement logique ; il participe à l’extension du domaine déjà fourni de la diversification de la situation, d’autant que l’Égypte entretient les meilleurs rapports avec quelques-uns des sponsors attitrés de diverses entités djihadistes, islamistes, etc.)
Des conséquences diverses, nombreuses et inattendues sont possibles, devant ce qui se dessine comme étant une sorte d’expansionnisme forcé d’un groupe de pays représentant la puissance montante, mais qui s’était juré que cette puissance montante resterait dans le cadre contrôlé et raisonnable de l’économie, de la diplomatie bien tempérée, etc.
Toujours au niveau de la perception, une telle évolution, attendue et déjà considérée presque comme un fait stratégique alors qu’on est au stade de la supputation, modifie également la situation dans l’axe eurasien vers l’Ouest. Il serait en effet difficilement envisageable que de tels bouleversements potentiels n’aient pas des effets au niveau de la crise centrale, européenne, mais aussi eurasienne, et de plus en plus eurasienne en même temps que de plus en plus européenne, que constitue la crise ukrainienne qui s’étend dans tous les sens. Il y a eu des incursions, sinon la présence structurée de terroristes tchétchènes au côté des forces de l’Ukraine-Kiev contre les séparatistes du Donbass, sinon contre la Russie, avec le lien Tchétchénie-Ukraine qui formerait un triangle Tchétchénie-Ukraine-Moyen-Orient à cause de l’implication de terroristes tchétchènes sur ces divers théâtres.
Même si ce n’est qu’une possibilité spéculative (néanmoins substantivée par certains événements de l’affrontement ukrainien), c’est un fait du point de vue de la communication et il ne peut laisser l’organisation SCO elle-même indifférente selon les nouvelles conditions qu’elle affronterait. Ainsi, la chaîne crisique constituée essentiellement pour ce cas, il y a quatre ans, à partir des pressions européennes contre la Syrie, pour des causes de pur affectivisme dans la constitution de la politique suivie, reviendrait-elle vers l’Europe par une immense boucle passant par l’Iran, par la Chine, par la Russie et par l’Ukraine. La dynamique crisique se joue des frontières et se rit des logiques géopolitiques dont les experts font si grand cas.
La situation prend des allures étranges, où la communication et ses innombrables excès ont un rôle considérable. Le régime d’Assad, cerné de toute part et que certains jugent aux abois, devient plus important que jamais, notamment pour ceux qui y voient un pôle de stabilité à défendre, et parmi ceux-là éventuellement les pays de la SCO.
Les pays du bloc BAO, complètement enfermés dans leurs promesses et leurs anathèmes anti-Assad qui les font dépendre d’une élite-Système de la communication qu’ils ont éduquée dans ce sens, ne peuvent rien entreprendre de sérieux contre la dynamique de transformation du terrorisme vers des entités à prétention étatique tant qu’Assad est au pouvoir ; leur intérêt vital est d’empêcher à tout prix que cette transformation se fasse et ils ont fait dépendre une défense efficace contre elle de la chute d’un régime dont le maintien est la meilleure arme contre cette transformation. Autour de ce tourbillon tournent des éléments incontrôlés, on dirait des « électrons libres » dont nul ne sait où se trouve leur tête et où se trouve leur queue, jusqu’à croire qu’ils sont sans queue ni tête – qu’il s’agisse d’un Erdogan ou de cet objet étrange et de moins en moins identifiable qu’on nomme « politique extérieure des USA ». Il n’y a aujourd’hui plus rien des caractères initiaux de la crise syrienne, qui est devenue un élément d’une dynamique crisique contribuant à l’extension du désordre, et qui est de plus en plus nettement liée à l’élément européen et eurasiatique qu’est la crise ukrainienne, par l’implication potentielle dont on a décrit ici la possibilité, des grands acteurs du monde alternatif que sont la Russie et la Chine.
On attendra donc avec une certaine impatience les rendez-vous de juillet en Russie, à Ufa. On pourra mesurer les effets de tous ces événements, des perceptions qui les précèdent ou les précipitent, des hypothèses et des prospectives qui les accompagnent, dans les politiques et dans la structure des organisations concernées. Le sommet de la SCO tiendra sans aucun doute la vedette puisqu’il y a des événements structurels d’ores et déjà quasiment acquis, avec l’entrée des nouveaux membres (Inde, Pakistan, éventuellement Iran). Mais cette affirmation de la SCO, loin d’être une structuration d’un monde multipolaire remplaçant le monde unipolaire dépassé du temps de l’hyperpuissance US, constituerait d’abord l’effet de l’extension du désordre crisique qui marque les relations internationales. Et encore n’aurait-on sans doute rien vu, si une telle évolution (celle de la SCO) s’affirmait ou même s’esquissait ; c’est du côté des effets de communication, des réactions des uns et des autres, dans une atmosphère où les psychologies ont déjà montré leur faiblesse, leur pauvreté et leur vulnérabilité, qu’il faudrait attendre les plus grands effets et les effets imprévus ; il faudra guetter avec gourmandise et tendresse les exclamations des pays du bloc BAO dans un état constant d’hyperparoxysme, découvrant que l’Organisation de Shanghaï existe, qu’elle s’étend, qu’elle prend ses aises, qu’elle devient l’« OTAN de l’Est », – déniant ainsi à l’OTAN, avec quelle brutalité, sa vertu d’exceptionnalité et d’exclusive unicité (l’OTAN vaut bien un pléonasme)…
Par Philippe Grasset (Dedefensa) - lesakerfrancophone.net - traduction des parties en anglais : Dominique Muselet – le 17 juin 2015
Note
* Af-Pak est le nouvel acronyme inventé par le gouvernement américain pour désigner l’Afghanistan/Pakistan
Voir la 1ère partie de l’article intitulé :
« De la Chine à Assad, l’aventure
c’est l’aventure » (Partie 1/2) ici.