Vers la fin du système Erdoğan - partie 2/2 | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

Photo : l’islamiste Recep Tayyip Erdoğan prend la succession du prince saoudien Bandar bin Sultan après l’attentat qui l’écarte de la scène en 2012 et devient le coordinateur du terrorisme international. Il prend la succession du Qatar en 2014 lorsque celui-ci doit renoncer à parrainer les Frères musulmans et devient ainsi le vrai leader de la Confrérie. Grisé par son succès, il se croit indispensable aux États-Unis et viole les règles de l’OTAN en signant le traité Turkish Stream avec la Russie.

 

 

 

Vers la fin du système Erdoğan – partie 2/2

 

 

 

L’implication publique de la Turquie dans le conflit

 

La Turquie tira un grand profit de la guerre contre la Syrie. D’abord en organisant le pillage de ses trésors archéologiques. Un marché public fut même installé à Antioche pour que les collectionneurs du monde entier puissent acheter les pièces volées et passer commande des œuvres à voler. Puis en organisant le pillage industriel d’Alep, la capitale économique de la Syrie. La Chambre de Commerce et d’Industrie d’Alep a montré comment les usines ont été systématiquement démontées, les machines-outil transférées en Turquie sous l’œil vigilant du MIT. Les Syriens ont porté plainte en Justice, mais leurs avocats turcs ont immédiatement été arrêtés par l’administration Erdoğan et sont toujours emprisonnés.

 

L’Armée turque n’a longtemps qu’envoyé des Forces spéciales en Syrie — plusieurs soldats turcs ont été faits prisonniers par l’Armée arabe syrienne. Cependant, elle a coordonné l’attaque du village chrétien de Maaloula, en septembre 2013 ; un village qui n’offre aucun intérêt stratégique, mais qui est le plus ancien lieu de culte chrétien au monde. Surtout, en mars 2014, l’Armée turque entrait en Syrie pour escorter les jihadistes du Front Al-Nosra (Al-Qaïda) et de l’Armée de l’islam (pro-Saoudien) jusqu’à la ville arménienne de Kassab avec la mission de massacrer les habitants dont les grands-parents avaient fui le génocide perpétré par les ottomans [11]. Sans surprise, la France et les États-Unis s’opposèrent à une condamnation de cette agression par le Conseil de sécurité. Par la suite, l’Armée turque est entrée plusieurs fois en territoire syrien, mais n’y a jamais livré d’autres batailles.

 

Formé aux États-Unis, Hakan Fidan, est devenu l’agent de liaison entre l’état-major de l’OTAN et la Turquie durant la guerre du Kosovo (1998). Homme de confiance de Recep Tayyip Erdoğan, il est nommé en 2003 directeur de la TIKA, l’agence qui développe les liens avec les turcophones d’Asie centrale et soutient le Hizb ut-Tahrir (une scission des Frères musulmans qui mène une campagne terroriste dans la vallée de Ferghana). En 2007, il intègre le cabinet du Premier ministre Erdoğan et devient administrateur de l’AIEA. En 2010, il est nommé chef des services secrets (MIT). Il organise les camps de jihadistes en Turquie et leur approvisionnement en Syrie, y compris pour Daesh. Surtout, il tente d’impliquer les États-Unis dans la guerre contre la Syrie en organisant l’attaque chimique de la ghoutta et en l’attribuant au président el-Assad (août 2013). Suite à la signature de l’accord Turkish Stream avec la Russie, il entre en conflit avec M. Erdoğan et démissionne, mais le 9 mars 2015, il renonce à se présenter aux élections législatives et reprend ses fonctions de chef des services secrets.

 

 

Le poids des crimes de Recep Tayyip Erdoğan

 

La presse turque a largement traité les crimes de l’administration Erdoğan, ce qui lui a définitivement aliéné les populations alévies (proches des alaouites) et kurdes. Les premiers soutiennent massivement le CHP et les seconds le HPD. Mais c’était insuffisant pour faire chuter le nouveau Sultan.


L’erreur est survenue le 1er décembre 2014, lorsque M. Erdoğan a signé un gigantesque accord économique avec le président Poutine, qu’il perçoit comme un Tsar et donc comme un modèle. Peut-être a-t-il craint que les États-Unis se retournent contre lui, une fois la Syrie tombée, à la manière dont ils s’étaient retournés contre Saddam Hussein une fois l’Iran épuisé. Toujours est-il qu’en prétendant jouer sur les deux tableaux, l’Est et l’Ouest, M. Erdoğan a perdu le soutien que lui apportait sans défaillir la CIA depuis 1998.

 

 

En septembre 2012, Recep Tayyip Erdoğan, François Hollande et Laurent Fabius ourdirent un complot pour faire assassiner le président Bachar el-Assad. L’opération échoua.



Le parcours de Recep Tayyip Erdoğan

 

Adolescent, M. Erdoğan pensait entreprendre une carrière de footballeur. Meneur d’hommes, personnalité charismatique, il vécu dans la rue à tête d’un groupe de délinquants. Il rejoignit rapidement la Millî Görüş (littéralement : « Vision nationale », doit être compris dans le contexte de la censure comme « Islam politique ») de Necmettin Erbakan, dont le programme était la réislamisation de la société. Il milita dans un groupe d’extrême droite anticommuniste et participa à diverses manifestations anti-juives et antimaçonniques.

 

Élu au Parlement en 1991, il fut interdit d’occuper ses fonctions en raison du coup d’État et de la répression qui s’abattit sur les islamistes. Élu maire d’Istanbul, en 1994, il exerça ses fonctions sans imposer sa vision islamiste. Cependant, au moment de l’interdiction de son parti, il fut condamné pour avoir récité lors d’un de ses discours un poème panturfiste. Il purgea 4 mois de prison et fut interdit de se présenter aux élections.

 

Libéré, il prétendit avoir rompu avec les erreurs du passé. Il abandonna sa rhétorique anti-occidentale, provoquant la division du mouvement de Necmettin Erbakan. Avec l’aide de l’ambassade US, il fonda alors l’AKP, un parti à la fois islamiste et atlantiste auquel il intégra non seulement ses amis de la Millî Görüş, mais aussi les disciples de Fetullah Güllen, et les anciens partisans de Turgut Özal. Ce dernier était un kurde sunnite qui fut président de 89 à 93. L’AKP gagna les élections de 2002, mais celles-ci furent annulées. Il gagna également les élections de 2003, ce qui permit à Recep Tayyip Erdoğan de devenir enfin Premier ministre, son interdiction politique étant terminée.

 

Arrivé au pouvoir, M. Erdoğan oublia d’imposer ses vues islamistes. Il développa l’économie avec l’aide des États-Unis, puis à partir de 2009 mit en œuvre la théorie du professeur Ahmet Davutoğlu (un disciple de Fetullah Güllen) de « zéro problème avec nos voisins ». Il s’agissait de résoudre, avec un siècle de retard, les conflits hérités de l’Empire ottoman. Entre autres choses, il mit en place un marché commun, en 2009, avec la Syrie et l’Iran, provoquant un boom économique régional.

 

 

L’AKP et les Frères musulmans

 

Bien qu’ayant une histoire différente, la Millî Görüş manifesta toujours un intérêt pour les Frères musulmans égyptiens. Aussi traduisit-elle les œuvres d’Hassan el-Banna et de Saïd Qotb.

 

L’AKP se rapprocha officiellement des Frères musulmans lors de la guerre conduite par Israël contre les Gazaouites, en 2008-09. Ce qui conduisit le gouvernement Erdoğan à soutenir et à participer au projet de Flottille de la liberté organisé par les Frères sous couvert d’une association humanitaire, l’IHH, et sous l’œil vigilant de la CIA [12].

 

Dès les premiers jours du printemps arabe, l’AKP soutenait Rached Ghannouchi en Tunisie, Mahmoud Jibril en Libye et Mohamed Morsi en Égypte. Le parti fournit des spécialistes en communication politique aux Frères musulmans et les conseilla pour imposer leur vision commune de l’islam dans leurs sociétés respectives.

 

Signe de cette alliance, M. Erdoğan facilita, en septembre 2011, la création à Istanbul du Conseil national syrien, appelé à devenir le gouvernement syrien en exil ; une instance entièrement contrôlée par les Frères musulmans [13].

 

En 2012, M. Erdoğan accueillit au congrès de l’AKP les leaders des Frères musulmans au pouvoir, l’Égyptien Mohamed Morsi et le Palestinien Khaled Meschal. De même, il organisa une conférence des Frères, le 10 juillet 2013, auquel participèrent Youssef Nada, Mohammad Riyad al-Shafaka (le guide des Frères en Syrie) et Rached Ghannouchi. Par précaution, ce sont ses anciens amis de la Millî Görüş et non l’AKP qui lancèrent les invitations.

 

Lorsqu’en septembre 2014, le Qatar évite une guerre avec l’Arabie saoudite en invitant les Frères musulmans à quitter l’Émirat, M. Erdoğan saisit à nouveau sa chance et se trouve seul parrain de la Confrérie au plan international.

 

 

L’avenir de la Turquie

 

C’est par facilité que l’on a considéré Recep Tayyip Erdoğan comme un néo-ottoman. Son projet n’a jamais été de reconstituer l’Empire, mais d’en créer un nouveau avec ses propres règles. Il a cru pouvoir s’appuyer alternativement sur le fantasme du Califat (avec le Hizb ut-Tahrir, puis avec Daesh) ou celui du panturkisme (« la vallée des loups »).

 

C’est également à tort qu’on l’a décrit comme un politicien autoritaire. En réalité, il s’est toujours comporté comme un chef de meute et l’on ne dit pas d’un caïd qu’il est autoritaire. Pris en flagrant délit, dans de nombreuses affaires criminelles, il a toujours réagi en niant les évidences et en limogeant ou en arrêtant les policiers et les magistrats qui appliquaient la loi.

 

Même si Recep Tayyip Erdoğan parvenait à soudoyer le MHP, ou tout au moins 18 de ses députés, pour former une coalition gouvernementale, son parti ne restera pas longtemps au pouvoir.


De manière à être certains de ne plus avoir à affronter l’AKP, les États-Unis devraient en favoriser la division en encourageant les disciples de Fetullah Güllen et les partisans de feu le président Turgut Özal à former leur propre parti.

 

Le gouvernement qui succédera à l’AKP devra rapidement libérer les prisonniers politiques et poursuivre les leaders islamistes corrompus, puis abroger diverses lois islamistes pour satisfaire l’opinion publique. Il mettra fin à l’implication de la Turquie dans la guerre d’agression contre la Syrie, mais devrait faciliter l’exfiltration des jihadistes par la CIA, d’Irak et de Syrie vers une autre destination. Il bénéficiera du soutien financier des États-Unis dès qu’il aura remis en question le Traité signé par le président Erdoğan avec le président Poutine.

 

La chute de l’AKP devrait provoquer un repli des Frères musulmans sur le Qatar, seul État qui leur soit désormais favorable. Elle devrait aussi éclaircir l’horizon en Tunisie et en Libye, et favoriser la paix en Syrie et en Égypte.

 

 

 

Par Thierry Meyssan - RÉSEAU VOLTAIRE | DAMAS (SYRIE) | 15 JUIN 2015

 

 

Thierry Meyssan :Consultant politique, président fondateur du Réseau Voltaire et de la conférence Axis for Peace. Dernier ouvrage en français : L’Effroyable imposture : Tome 2, Manipulations et désinformations (éd. JP Bertand, 2007). Compte Twitter officiel.

 

 

Notes :

[11] « Pour Ankara, le massacre est-il une option politique ? », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 27 octobre 2014.

[12] « Flottille de la liberté : le détail que Netanyahu ignorait », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 6 juin 2010.

[13] Le Conseil a été initialement présidé par le professeur Burhan Ghalioun, présenté par la presse occidentale comme un « militant laïque » alors qu’il était depuis 2003 le conseiller politique d’Abbassi Madani (président du Front islamique du salut en Algérie). Le Conseil est aujourd’hui présidé par Georges Sabra, présenté comme un « chrétien marxiste », alors qu’il vient d’accomplir son pèlerinage à la Mecque.