Noam Chomsky lit le New York Times – et explique pourquoi le « Journal de référence » est pure propagande | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it


Noam Chomsky lit le New York Times – et explique pourquoi le « Journal de référence »

est pure propagande

 

 

Depuis le Laos jusqu’au Moyen-Orient, un tour d’horizon des articles du Times qui ont attiré l’attention d’intellectuels estimés.

 

Un article de Une est consacré à une histoire non étayée de viol sur un campus par le magazine Rolling Stone, dénoncée par le journal majeur de critique des médias. Le déraillement vis-à-vis de l’intégrité journalistique est jugé si fort que le sujet est aussi repris dans l’article à la une de la rubrique économique, une page intérieure entière étant dédiée à la suite des deux articles. Ces comptes rendus indignés parlent des crimes passés de la presse : quelques cas de fabrication d’information, révélés sans s’y arrêter, et des cas de plagiat (« trop nombreux pour être énumérés »). Le crime spécifique du Rolling Stone est son « manque de scepticisme », et qui est « à bien des égards le plus insidieux » des trois catégories précitées.

 

Voir Times si engagé dans la défense de l’intégrité journalistique a quelque chose de réjouissant.

 

En page 7 de la même édition, on trouve un article important de Thomas Fuller intitulé « La mission d’une femme pour libérer le Laos de ses munitions non explosées ». Il rend compte de « l’effort opiniâtre » de Channapha Khamvongsa, une Lao-Américaine, « pour débarrasser sa terre natale des millions de bombes qui y sont toujours enterrées, héritage de neuf ans d’une campagne américaine menée par air qui a fait du Laos le pays le plus lourdement bombardé du monde » – il allait bientôt être détrôné par le Cambodge rural, à la suite des ordres de Henry Kissinger donnés aux forces aériennes américaines : « Une campagne de bombardement massive sur le Cambodge. Tout ce qui vole sur tout ce qui bouge. »

 

Un semblable appel à un quasi génocide serait très difficile à trouver dans les archives. Il a été évoqué par le Times dans un article sur des cassettes du président Nixon rendues publiques, et a provoqué peu de réactions.

 

L’article de Fuller sur le Laos rapporte que le lobbying de Mme Khamvongsa s’est traduit par une augmentation généreuse du budget américain annuel pour la neutralisation des bombes non explosées de 12 millions de dollars.

 

Les plus mortelles sont les bombes à sous-munitions, qui sont conçues pour « causer le plus grand nombre possible de blessés parmi les troupes » en répandant des « centaines de sous-munitions sur le sol. » Environ 30 % d’entre elles y restent non explosées et provoquent la mort ou la mutilation des enfants qui ramassent les pièces, des fermiers qui les heurtent dans leur travail, ou bien d’autres malchanceux.

 

Une carte annexe représente la province de Xiang Khouang située au nord du Laos, plus connue sous le nom de Plaine des Jarres, la principale cible des bombardements intensifs qui ont connu leur pic de frénésie en 1969.

 

Fuller raconte que Mme Khamvongsa « a été poussée à l’action après avoir découvert une collection de dessins des bombardements réalisés par des réfugiés et réunis par Fred Branfman, un activiste antiguerre qui a œuvré à révéler la Guerre Secrète. » Les dessins sont publiés dans le remarquable livre du regretté Fred Branfman, Voices from the Plain of Jars [NDT : Les Voix de la Plaine des Jarres], publié en 1972 et réédité par les presses universitaires du Wisconsin avec une nouvelle introduction. Les dessins dévoilent de manière saisissante les souffrances des victimes, pauvres paysans d’une zone reculée qui n’avaient pratiquement rien à voir avec la guerre du Vietnam, ce qui a d’ailleurs été reconnu officiellement.

 

Un rapport typique effectué par une infirmière de 26 ans saisit la nature de la guerre aérienne : « Il n’y avait pas une nuit où nous pensions que nous allions vivre jusqu’au matin, pas un matin où nous pensions que nous allions survivre jusqu’à la nuit. Est-ce que nos enfants pleuraient ? Oh oui, et nous pleurions aussi. Je me contentais de rester dans ma grotte. Je n’ai pas vu la lumière du soleil pendant deux ans. À quoi pensais-je ? Oh, je répétais dans ma tête « s’il vous plaît, que les avions ne viennent pas, s’il vous plaît que les avions ne viennent pas, s’il vous plaît que les avions ne viennent pas. » »

 

Les vaillants efforts de Branfman ont véritablement permis de faire naître une certaine prise de conscience de cette atrocité hideuse. Ses recherches constantes ont aussi mis au jour les raisons de la destruction sauvage d’une société paysanne sans défense. Il en dévoile à nouveau les raisons dans l’introduction de la nouvelle édition de Voices.

 

En ces termes :

 

« Une des révélations les plus terribles à propos du bombardement a été de découvrir pourquoi il s’était si énormément intensifié en 1969, comme l’ont décrit les réfugiés. J’ai appris que le président Lyndon Johnson, après avoir décrété un arrêt des bombardements sur le Vietnam du Nord en novembre 1968, avait simplement dérouté les avions vers le nord du Laos. Il n’y avait pas de raison militaire à ceci, c’était simplement parce que, comme l’a attesté le chef de mission adjoint Monteagle Stearns devant la commission du Sénat aux affaires étrangères en octobre 1968 : « Bien, nous avions tous ces avions qui restaient là à ne rien faire, et nous ne pouvions les laisser là à ne rien faire ».

 

Donc, les avions inutilisés étaient lancés sur de pauvres paysans, dévastant la pacifique Plaine des Jarres, loin des ravages des guerres d’agression meurtrières de Washington en Indochine.

 

Maintenant, regardons comment ces révélations ont été transformées dans le New York Times Newspeak : « Les cibles étaient les troupes du Vietnam du Nord – spécialement le long de la piste Ho Chi Minh, dont une grande partie traverse le Laos – aussi bien que les communistes laotiens alliés du Nord-Vietnam. »

 

Comparez les paroles du chef de mission adjoint américain avec les descriptions et témoignages poignants des écrits de Fred Branfman.

 

Véritablement, le journaliste a une source : la propagande américaine. Cela suffit sûrement à submerger les simples faits d’un des plus grands crimes de l’après-Seconde Guerre mondiale comme le détaille sa source même : les révélations cruciales de Fred Branfman.

 

Nous pouvons être certains que ce colossal mensonge au service de l’État ne méritera pas d’être longuement dévoilé et dénoncé comme méfait honteux de la Presse Libre, comme le sont le plagiat et le manque de scepticisme.

 

Le même numéro du New York Times nous inflige un rapport par l’inimitable Thomas Friedman, relayant avec le plus grand sérieux les mots du président Obama présentant ce que Friedman nomme « la Doctrine Obama » – chaque président doit avoir une doctrine. La Doctrine profonde est « « engagement », combiné avec la préservation des besoins stratégiques principaux. »

 

Le président a illustré cela avec un cas crucial : « Vous prenez un pays comme Cuba. Tester la possibilité que l’engagement mène à un meilleur résultat pour le peuple cubain ne représente pas beaucoup de risques pour nous. C’est un petit pays minuscule. Ce n’est pas un pays qui menace nos objectifs de sécurité principaux et ainsi [il n’y a aucune raison de ne pas] essayer cette idée. Et s’il s’avère que cela ne mène pas à de meilleurs résultats, nous pouvons ajuster notre politique. »

 

Et là, le lauréat du Prix Nobel de la paix s’étend sur ses raisons d’entreprendre ce que le journal intellectuel américain majeur de la gauche-libérale, le New York Review, salue comme une étape « courageuse » et « vraiment historique », le rétablissement des relations diplomatiques avec Cuba. C’est un mouvement entrepris pour « donner plus de pouvoir au peuple cubain, » a déclaré le héros, nos efforts précédents pour leur apporter la liberté et la démocratie ayant échoué à réaliser nos nobles objectifs.

 

Les efforts précédents comportaient un embargo écrasant condamné par le monde entier (excepté Israël) et une guerre terroriste brutale. La suite est comme d’habitude balayée de l’Histoire, hormis des tentatives d’assassinat contre Castro, un détail très mineur acceptable, car on peut les disqualifier avec mépris comme étant des magouilles ridicules de la CIA.

 

Quand on se tourne vers les archives internes déclassifiées, on apprend que ces crimes ont été entrepris à cause du « succès de la remise en cause » par Cuba de la politique américaine qui remonte à la doctrine Monroe, qui déclarait l’intention de Washington de gouverner cet hémisphère. Mais ils sont tous inavouables et bien trop nombreux pour les narrer ici.

 

En recherchant plus loin nous trouvons d’autres merveilles, par exemple, l’article de réflexion en première page sur l’accord avec l’Iran par Peter Baker quelques jours plus tôt, mettant en garde contre les crimes iraniens régulièrement listés par le système de propagande de Washington.

 

Tous s’avèrent très révélateurs à l’analyse, quoiqu’aucun ne soit pire que le dernier des crimes iraniens : « la déstabilisation » de la région par le soutien aux « milices chi’ites qui ont tué des soldats américains en Irak. » Voici de nouveau l’image standard.

 

Quand les EU envahissent l’Irak, le détruisant pratiquement et créant des conflits sectaires qui déchirent le pays et désormais la région entière, cela entre dans le cadre d’une « stabilisation » dans la rhétorique officiele et par conséquent médiatique. Quand l’Iran soutient des milices résistant à l’agression, c’est de la « déstabilisation ». Et il pourrait difficilement y avoir un crime plus odieux que de tuer des soldats américains qui attaquent votre maison.

 

Tout cela, et bien plus, beaucoup plus, est parfaitement clair si nous montrons une obéissance absolue et acceptons sans critique la doctrine approuvée : les EU sont les propriétaires du monde et c’est leur droit, pour des raisons expliquées de manière lucide dans le New York Review, dans un article de mars 2015 écrit par Jessica Matthews, l’ancien président de la Carnegie Endowment for International Peace [NDT : Fondation Carnegie pour la paix internationale] : « Les contributions américaines à la sécurité internationale, à la croissance économique mondiale, à la liberté et au bien-être de l’humanité ont été si évidemment uniques et ont été si clairement dirigées au profit d’autres que les Américains ont longtemps cru que les EU représentaient une sorte de pays tout à fait différent. Là où d’autres servent leurs intérêts nationaux, les EU essayent de promouvoir des principes universels. » Fin de la plaidoirie.

 

 

 

Par Noam Chomsky * (AlterNet) - traduit par les lecteurs du site les-crises.fr - le 15 juin 2015


 

* Noam Chomsky est professeur de linguistique et de philosophie au MIT (Massachusetts Institute of Technology).