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Source photo : maisondeveloppementdurable.org - François Pesant


 

Folies aux USA

 Par David Brooks (*)


Un homme d’environ 30 ans fait la manche dans un wagon du métro de New York, bien habillé, soigné, avec de bonnes chaussures en cuir et une allure tranquille. « Je suis un vétéran, je traverse une mauvaise passe, ceux qui peuvent m’aider je les remercie », répète-t-il. Son trajet le mène d’un côté à l’autre du wagon et il attend la prochaine station pour passer au wagon suivant. Il commence en parlant à voix haute, mais sans crier, ne voyant personne et tout le monde en même temps, et presque tous feignent de ne pas l’écouter ni de le voir. « Je suis parti à la guerre, j’y suis allé parce que je pensais que c’était ma responsabilité de le faire pour les autres, pour servir ce pays et parce que je croyais en la Constitution ». Il s’arrête, regarde autour de lui, et continue. « On rentre et ils vous prennent tout, tout. N’est-ce pas une violation des droits de l’homme, des droits de l’homme des vétérans ? »

 

Les portes s’ouvrent et entre le son d’un trio d’instruments à vent qui joue Hello Dolly. Le vétéran sort, sans attendre de réponses. Peut-être sait-il qu’il n’y en a pas.

 

Environ 2.600.000 Étasuniens (et quelques immigrants) ont servi leur pays en Afghanistan et en Irak, les plus longues guerres de l’histoire des États-Unis d’Amérique, et plus de la moitié d’entre eux souffrent de problèmes de santé physique et (ou) mentale, se sentent marginaux dans la vie civile et pensent que le gouvernement ne s’occupe pas de leurs besoins, selon une enquête nationale du Washington Post parue l’an dernier.


Presque 50.000 vétérans (y compris des guerres les plus récentes, mais aussi des précédentes comme le Viêt Nam), selon des calculs officiels, sont des sans-abris dans les rues de ce pays, tandis que 22 suicides de vétérans sont enregistrés en moyenne chaque jour. Ce sont les coûts, en grand partie occultés, des guerres décidées par les hommes politiques et autres vendeurs de sécurité nationale, tandis que des jeunes sont envoyés tuer d’autres jeunes, et qu’il n’y a presque jamais un quelconque fils d’homme politique ou d’entrepreneur sur le champ de bataille.

 

Dans une autre station de métro, un jeune homme afroétasunien a un livre à la main qu’il consulte toutes les deux minutes, il le ferme, l’ouvre ; il a une couverture rigide et large, mais on n’arrive pas voir le titre. À voix haute, pendant les deux minutes durant lesquelles il ne consulte pas le livre, il parle et enchaîne une succession de bras d’honneurs. « Personne ne veut savoir la vérité », répète-t-il à chacune de ses diatribes sur la violence contre les pauvres, sur l’éducation inférieure pour les Afro-Étasuniens, sur le manque d’emploi.

 

Les portes sont ouvertes, et un saxophone et un trombone jouent Mackie le Surineur de Brecht et de Weil.

 

À Broadway, une femme habillée de vêtements sales, qui affronte un monde de neige et vents froids insupportables passe en murmurant : « qu’est-ce qui est arrivé à la bonté ? »

 

Tous les jours on tombe sur ces « fous » qui offrent parfois un éclair de lucidité au milieu de la cacophonie incessante des hommes politiques et de leurs patrons, qui croient qu’ils sont raisonnables, mais qui ne proposent que la folie.


Ceux qui répètent que la guerre et les actions belliqueuses sont menées au nom de la paix, que l’espionnage massif et la violation de la liberté d’expression sont nécessaires pour garantir les droits et la liberté, ceux qui insistent pour juger d’autres pays tandis que persiste la violation systématique des droits de l’homme des minorités, des immigrants et des pauvres selon les rapports d’Amnesty International et Human Rights Watch dans ce pays, ceux qui ne cessent de remercier le sacrifice des vétérans et des troupes, et ceux qui tous les jours livrent leur grande rhétorique sur la pauvreté tandis qu’ils promeuvent des politiques qui accélèrent l’inégalité économique, qui est arrivée à tel niveau que même certains riches se demandent si leur avarice collective est excessive.

 

Quand les « fous » sont plus cohérents que les raisonnables : comment vont se passer les choses ?

 

Parfois faire quelque chose d’insolite, d’un peu « fou », est l’unique réponse raisonnable.

 

Comme Ève Tetaz, maîtresse d’école publique à la retraite, de 83 ans, et Nashua Chantal, militante pour la paix, de 62 ans, qui ont été jugées en Géorgie pour être entrées de façon illégale à Fort Benning, siège de « L’Institut de l’hémisphère occidental pour la sécurité et la coopération » (l’ex-École des Amériques), où les États-Unis d’Amérique forment des militaires latino-américains.

Dans l’action de protestation annuelle organisée par l’ONG School of the les Amériques Watch, les deux femmes ont risqué six mois de prison après être entrées sur la base militaire lors d’une action de désobéissance civile. Toutes deux ont affirmé qu’elles y ont participé pour défendre les droits de l’homme en l’Amérique Latine et pour dénoncer les programmes US qui ont participé à ces violations dans l’hémisphère américain.

 

Ou bien l’action menée la semaine dernière par des militants antiguerre du « Code Pink » qui ont fait irruption lors d’une audience au Sénat US pour protester contre la présence de l’invité principal, Henry Kissinger. Avec une pancarte qui dénonçait que Kissinger était un criminel de guerre, ils se sont approchés de l’invité avec des menottes avant d’être expulsés sur ordre du président du Comité, John McCain, qui a crié : « hors d’ici, saleté de la pire espèce ! ». « Code Pink » a répondu que la saleté était justement l’invité officiel.

 

Ou bien quand on arrête de demander l’autorisation de manifester, comme quand s’est exprimé le mouvement contre la brutalité policière et l’impunité officielle, qui a éclaté dans ce pays ces derniers mois, où les rues sont investies ou des actions sont menées dans des centres commerciaux, et il se trouve qu’au lieu d’un rejet du public, la réponse traduit l’expression de son soutien.

 

Ou bien quand les plus vulnérables de tous, les immigrants sans papiers, surtout les jeunes, prennent les rues, ou se présentent devant des parlementaires et huissiers, et même face au président, et crient : Basta ya !, en demandant le respect de leurs droits de l’homme.

 

Les « fous », dont certains souffrent de problèmes mentaux comme d’autres décident de faire des folies pour interrompre et (ou) pour se moquer de ceux qui cherchent à paraitre normal, offrent un quelconque espoir.

 

José Marti : « L’impossible est possible. Les fous, nous nous sommes raisonnables ».

 



Par David Brooks pour La Jornada (Mexique, 2 février 2015) traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi - le 4 février 2015


(*) David Brooks est journaliste et correspondant aux USA pour le quotidien mexicain La Jornada