France - Renseignement et influence, information et action : le décryptage d’Éric Denécé | Koter Info - La Gazette de LLN-WSL-UCL | Scoop.it

Crédit photo : tableau de Vic Muniz, World Map, 2008

 

 

Renseignement et influence, information et action :

le décryptage d’Éric Denécé

 

 

Spécialiste du monde du renseignement, alliant la connaissance des actions de terrain à l’analyse stratégique, Éric Denécé est le directeur du CF2R, le Centre français de recherche sur le renseignement (www.cf2r.org).

 

Dans l’entretien qu’il a accordé à Bruno Racouchot, directeur de Comes Communication, Éric Denécé rappelle que l’influence se situe au cœur même des pratiques du renseignement, puisque les services spéciaux ont par nature vocation à exercer une influence clandestine au profit de l’État qu’ils servent. Une tâche d’une immense complexité dans un univers où les décideurs, dépouillés de toute vision stratégique, sont prisonniers de leurs dogmes, des médias, de « l’air du temps » et du règne de l’immédiateté. Lucide sur la perte d’influence de nos services, Éric Denécé n’en ouvre pas moins d’intéressantes pistes de réflexion en plaidant pour un retour urgent et vigoureux au réalisme.

 

 

— En tant que fin connaisseur du monde du renseignement, comment définiriez-vous l’influence ?


L’influence consiste à amener autrui – ouvertement ou clandestinement – à ce que nous souhaitons qu’il fasse, sans recourir à la force. L’influence peut être positive (conviction, subjugation, adhésion, conditionnement) ou négative (contrainte, chantage, pression). L’influence ne peut s’exercer qu’à partir de renseignements adéquats et comprend nécessairement une dimension manipulatoire.

 

 

— Dans un univers totalement surmédiatisé, comment les jeux d’influence interfèrent-ils avec les règles du renseignement ?

 

Dans notre monde moderne, régi par l’influence des médias sur l’opinion comme sur les décideurs, le renseignement joue un rôle de plus en plus limité. Ses fonctions premières sont de découvrir ce que dissimulent les autres acteurs internationaux (intentions, stratégies) et de démêler le vrai du faux dans le magma d’informations qui circulent pour s’approcher le plus possible d’une vérité objective permettant de prendre des décisions pertinentes. (…)

 

Depuis l’Antiquité, les dirigeants n’aiment guère les Cassandre, les porteurs de mauvaises nouvelles. Or souvent, le renseignement apporte aux dirigeants des informations contredisant les idées qu’ils se font des choses, car le monde est loin d’être tel que les politiques voudraient qu’il soit. Résultat, apporter des informations contredisant les médias et remettant en cause la vision des politiques n’amène guère à être écouté, donc influent. (…)

 

 

— Information et renseignement, communication et influence sont donc bel et bien des sources de puissance…

 

Les États-Unis ont compris depuis deux décennies que la maitrise de l’information et du renseignement – tout en en privant les autres – était une arme de puissance leur permettant d’assurer leur leadership mondial. Et ils exploitent à fond ces potentialités. Les Américains ont une vision, des objectifs clairs, ils se donnent les moyens de leurs ambitions et agissent. Cela ne peut leur être reproché. Ce qui est critiquable, c’est l’absence de réaction de leurs alliés, qui gobent sans ciller le Storytelling conçu à Washington. Nos pays sont pour beaucoup devenus des vassaux passifs des Américains et œuvrent plus ou moins inconsciemment à la promotion de leurs intérêts, souvent au détriment des leurs. (…)

 

Notre pays ne peut faire l’économie d’un dispositif de renseignement performant au risque d’assister à l’inexorable recul de son influence internationale et de perdre la maitrise de son destin. Toutefois, tant que nos dirigeants n’auront pas pleinement perçu cette réalité essentielle, le roi restera nu et la France demeurera cæcus atque improvidus futurorum (« Aveugle et incapable de prévoir les événements futurs », Saint-Augustin, La Cité de Dieu, III, 30), incapable de « détecter les menaces avant qu’elles ne prennent forme, ces désastres cachés dans un État latent » (Confucius, Le livre de l’histoire).

 

Dans l’un de ses récents ouvrages, au titre volontairement provocateur (Les Services secrets français sont-ils nuls ? Ellipses, Paris, 2013), Éric Denécé met clairement en relief les liens existant entre renseignement, information et influence. Il montre également que l’action ne se borne pas à la violence chère au cinéma, mais se décline aussi sur des modes plus subtils…


 

— Les six fonctions-clés d’un service de renseignement : de l’intelligence à la violence en passant par l’influence

 

 « Au profit d’un État, un service de renseignement remplit six fonctions complémentaires, mais distinctes.

 

1 – Obtenir des informations difficiles d’accès. La première mission d’un service est de satisfaire les besoins en renseignement des autorités en perçant les secrets adverses. Dans cette perspective, un État a besoin d’un organisme capable de lui procurer des informations d’une importance stratégique, protégées par ceux qui les détiennent. Elles ne peuvent être obtenues que par des moyens clandestins, notamment en assurant la pénétration d’agents dans les administrations et les services adverses.


2 – Décrypter les stratégies cachées. Un gouvernement doit connaître les manœuvres secrètes de ses partenaires et adversaires afin de pouvoir les devancer. Les services aident les gouvernants à comprendre quelles sont leurs véritables intentions grâce au suivi de leurs activités clandestines, lesquelles sont l’expression de leur stratégie cachée. En mettant en lumière « l’envers du décor », les services apportent un autre niveau de lecture aux décideurs que ceux de la diplomatie classique ou des médias. C’est une véritable action de décryptage : révéler ce qui est caché et rendre intelligible ce qui ne l’est pas.

 

3 – Détecter les menaces. Cette fonction consiste à alerter les autorités et les administrations compétentes (Intérieur, Affaires étrangères, Défense, Économie, etc.) des dangers et menaces contre nos intérêts, nos ressortissants et nos alliés, en France et à l’étranger (conflits, terrorisme, enlèvements, activités criminelles, rupture d’approvisionnements, etc.) dès qu’un acteur international développe une action qui pourrait être dommageable.

 

4 – Établir et entretenir des contacts secrets avec les adversaires, en particulier ceux avec lesquels n’existent pas de relations officielles, ce que ne peuvent faire les diplomates. Cette « diplomatie secrète » est particulièrement utile en situation de conflit ou de prise d’otages, car elle permet de maintenir un canal de communication ouvert en permanence entre parties rivales. Cela permet de réduire les risques d’aggravation des différends, voire de préparer la reprise des relations dans l’hypothèse d’une fin d’affrontement.

 

5 – Influer secrètement sur les événements mondiaux. Un gouvernement fait appel à son service pour intervenir secrètement à l’étranger afin de défendre ses intérêts ou contrer les politiques occultes des autres acteurs internationaux quand ses autres moyens ne le permettent pas. Ce domaine spécifique est celui de l’Action : il recouvre l’ensemble des opérations clandestines par lesquelles un État s’ingère secrètement dans les affaires des autres. Les gouvernements y ont recours pour orienter les événements mondiaux en leur faveur, protéger leurs intérêts contre leurs rivaux ou éliminer des adversaires.

 

6 – Neutraliser les moyens d’information et d’action clandestins adverses. Le rôle du renseignement est enfin d’altérer les moyens d’information et d’action de nos adversaires et de nos concurrents afin de garder un avantage sur eux, car leurs pratiques sont en tout point similaires aux nôtres : eux aussi cherchent par tous les moyens à s’informer et à influer sur la politique internationale, parfois à nos dépens. C’est pourquoi les actions de contre-espionnage et de tromperie sont essentielles afin d’affaiblir les capacités des appareils de renseignement et de compréhension adverses. »

 

Cet entretien est paru dans la lettre de Communication et Influence de février 2015. Realpolitik vous en a proposé un extrait, avec l’aimable autorisation de Bruno Racouchot.

 

 

>>> L’intégralité de la lettre est

disponible en PDF en clinquant ici.

 

 

 

Par Realpolitik.tv - le 4 mars 2015