Découvrez les dessous d’une mission scientifique à la recherche d’une mouche capable de se reproduire sans mâle.
Frédéric Tournier
21 septembre 2022
Une mission scientifique dans une forêt tropicale primaire
Au mois de janvier 2022, sept chercheurs français et autrichien provenant de sept laboratoires différents ont entrepris une expédition scientifique au Costa Rica dans le but de collecter des spécimens de nouvelles espèces endémiques de drosophiles.
Les drosophiles (ou mouches du vinaigre) sont de petites mouches qui vivent sur des fruits très murs. Elles sont totalement inoffensives pour les humains, les animaux et, le plus souvent, les cultures, et elles sont présentes dans la plupart des habitats humains. L’espèce la plus étudiée, Drosophila melanogaster, est très commune et présente des propriétés remarquables : caryotype simple, facilité d’élevage, petite taille, reproduction rapide, temps court de génération (deux semaines) et ainsi, elle donne la possibilité d’obtenir de grandes populations. Elles sont étudiées depuis plus d’un siècle dans de très nombreux laboratoires du monde entier : la drosophile est l’un des modèles animaux les plus utilisés en génétique, en écologie, en neurologie et pour des études comportementales.
Ce système modèle a permis des découvertes fondamentales dans le domaine de la génétique et de la biologie du développement donnant lieu à six prix Nobel de physiologie ou médecine entre 1933 et 2017. Bien que l’espèce Drosophila melanogaster soit la plus étudiée depuis des décennies, il existe plus de 1500 espèces de drosophiles décrites. Beaucoup d’autres espèces attendent encore d’être découvertes, notamment les espèces endémiques, vivant exclusivement dans les régions tropicales comme le Costa Rica, dont l’habitat naturel primaire a été relativement bien conservé.
Outre l’intérêt de la biologie et de la génétique de la drosophile, plusieurs autres questions scientifiques ont été adressées par les chercheurs.
Des éléments génétiques mobiles correspondant à des virus ou à des éléments transposables (transposons et rétrotransposons) existent en association étroite avec les drosophiles et leurs bactéries symbiotiques. Un élément transposable est une séquence d’ADN capable de se déplacer de manière autonome dans un génome, par un mécanisme appelé transposition. Cette transposition est rendue possible sous l’effet d’enzymes produites par l’élément, qui coupent la chaîne d’ADN et en réalisent une copie, et la transfèrent ensuite à un autre endroit du génome.
Présents chez tous les organismes vivants, les éléments transposables ont été initialement considérés comme des parasites des génomes, ils en sont pourtant des constituants majeurs, notamment chez les eucaryotes. Ces séquences d’ADN mobiles, répétées et dispersées, sont considérées comme des moteurs puissants de l’évolution des génomes, et donc de la biodiversité. En effet, on s’est aperçu récemment que les transposons ont la capacité de remodeler les génomes d’une manière beaucoup plus efficace que les simples mutations, grâce aux remaniements fréquents qu’ils induisent dans les chromosomes.
Concernant les bactéries symbiotiques, il a aussi été démontré qu’elles permettaient à leur hôte de résister aux arbovirus, une famille de virus à ARN. Cette propriété est conservée chez d’autres insectes comme les moustiques. Ainsi, l’Institut Pasteur a relâché en Nouvelle-Calédonie des millions de moustiques porteurs de la bactérie Wolbachia pour combattre des épidémies virales telles que la Dengue. Il est par conséquent d’un intérêt scientifique certain de caractériser non seulement les espèces de drosophiles, mais également de détecter la présence de ces bactéries symbiotiques et des éléments génétiques spécifiques, grâce aux outils modernes de biologie moléculaire et de bio-informatique.
Un autre aspect concerne la mesure du vieillissement des drosophiles. Cette étude pourrait permettre de mieux comprendre les mécanismes de la sénescence. Un test simple basé sur une mesure de la perméabilité de l’intestin permet de l’évaluer. En effet, la diffusion d’un colorant additionné à la nourriture dans l’organisme est un signe avant-coureur de la mort naturelle chez la drosophile. Il était important de reproduire ces expériences sur différentes espèces de drosophiles prélevées dans la nature, et d’évaluer leur longévité."
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Des femelles qui se reproduisent sans mâles
"Une espèce retient particulièrement l’attention des chercheurs, Drosophila mangabeirai. Cette espèce, découverte dans les années 1950 au Costa Rica, rapportée aux États-Unis et maintenue quelques années en laboratoire, a ensuite été perdue et jamais retrouvée depuis. Elle est très particulière, puisqu’elle est décrite comme parthénogénétique : les femelles se reproduisent exclusivement sans mâles ! C’est la seule espèce de drosophile connue qui se reproduit de cette façon. Un des buts de cette expédition était la redécouverte de cette espèce si précieuse pour les généticiens, qui conduirait de nombreux laboratoires vers des expériences nouvelles et originales. Si le phénomène de parthénogenèse est décrit dans d’autres espèces animales, comme l’abeille ou le puceron, étudier finement les mécanismes moléculaires et cellulaires permettant ce type exceptionnel de reproduction pourrait être favorisé par les très nombreux outils génétiques et moléculaires connus chez la drosophile.
Cette courte mission est d’ores et déjà une réussite, car elle a rapproché les personnalités et créé de nouvelles collaborations. Le matériel biologique collecté, vivant ou fixé, représente une source importante de données biologiques. Le travail d’analyse nécessitera plusieurs années. Quelles seront les retombées scientifiques de cette mission ? Sur la biodiversité des espèces, la découverte ou la redécouverte de nouvelles espèces, la longévité des organismes, la caractérisation de nouvelles bactéries symbiotiques ou le transfert d’éléments génétiques entre les espèces. Au-delà des avancées dans ces domaines connus, l’espoir de découvrir de nouveaux phénomènes biologiques anime les chercheurs. Cette mission montre aussi que la recherche scientifique doit sans cesse explorer de nouveaux horizons."
[Image] Drosophiles. Frédéric Tournier, Fourni par l'auteur
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