Revue de presse théâtre
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LE SEUL BLOG THÉÂTRAL DANS LEQUEL L'AUTEUR N'A PAS ÉCRIT UNE SEULE LIGNE  :   L'actualité théâtrale, une sélection de critiques et d'articles parus dans la presse et les blogs. Théâtre, danse, cirque et rue aussi, politique culturelle, les nouvelles : décès, nominations, grèves et mouvements sociaux, polémiques, chantiers, ouvertures, créations et portraits d'artistes. Mis à jour quotidiennement.
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Quelques mots-clés

Scooped by Le spectateur de Belleville
July 16, 2023 5:34 PM
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Mort de Jane Birkin : « Son engagement était immense, sa sincérité pleine et entière ». Par Ghislaine Gouby, directrice de "Scènes du Golfe" (Vannes)

Mort de Jane Birkin : « Son engagement était immense, sa sincérité pleine et entière ». Par Ghislaine Gouby, directrice de "Scènes du Golfe" (Vannes) | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Ghislaine Gouby, témoigngage publié dans Le Monde le 16 juillet 2023

 

La directrice artistique des Scènes du Golfe Ghislaine Gouby revient, dans une tribune au « Monde », sur la personnalité profondément humaine de la chanteuse d’origine britannique, qu’elle a longuement côtoyée.

 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/16/mort-de-jane-birkin-son-engagement-etait-immense-sa-sincerite-pleine-et-entiere_6182246_3232.html?fbclid=IwAR0xlKj_QGXW0ZVLhDTHMQspckTbchB10TaYPeQcvxMYR1NSNB1KXkyWuQ8#xtor=AL-32280270-%5Bdefault%5D-%5Bios%5D

’Jai rencontré Jane il y a plus de vingt ans. Et, dirigeant des établissements artistiques, j’ai eu la chance de pouvoir l’accompagner dans quelques-unes de ses créations. Ses envies étaient multiples, engagées, poétiques. Elle proposait, et immédiatement j’adorais. Au Théâtre Sorano de Toulouse, je la vis arriver avec son ami Michel Piccoli et Hervé Pierre, de la Comédie Française, pour y présenter « Gainsbourg, poète majeur », qu’elle a repris au Théâtre de l’Odéon pour que les qualités de poète de son ex-compagnon soient reconnues au creux des textes, dispensés de mélodie.

 

 

En 2013, dans la ville rose, elle avait écourté son temps de repos après la balance et avant le spectacle, afin de donner une interview au Monde, en urgence. Elle était en répétition quand Christiane Taubira, alors ministre de la justice, avait été traitée de « guenon ». C’était insupportable pour elle. Le racisme l’homophobie et l’injustice la blessait profondément. Son engagement était immense, sa sincérité pleine et entière. Elle parlait beaucoup des horreurs du monde, elle agissait.

 

 

 
 

Elle avait le cœur grand, elle aimait follement. Après chaque spectacle, elle dédicaçait ses albums, elle signait des billets et même la paume des mains, quand il n’y avait pas autre chose. Elle souriait toujours, avait des mots doux et le regard droit, elle prenait le temps, parfois des heures entières…

Solaire

Jane Birkin était une artiste passionnante et une femme d’une humanité et d’une bienveillance unique. A chaque fois qu’elle arrivait en ville pour y donner un spectacle, je l’accompagnais dans les magasins, elle cherchait des présents personnalisés pour chacune et chacun, elle offrait des cadeaux à son équipe, ses musiciennes et musiciens, à ses invités, aux enfants. Elle était solaire, une lumière radiante avec une modestie et une simplicité impressionnante, avec une bonté inouïe.

 

 

 

Je l’ai accompagnée en musique en lui proposant en 2009 une carte blanche pour le festival Bancs Publics, organisé dans le cadre prestigieux de la Saline Royale d’Arc-et-Senans (Jura). Elle convia alors Beth Gibbons, la voix du trio de trip hop Portishead, mais aussi son ami Etienne Daho. Elle y adjoint un groupe d’enfants tchétchènes choisis dans une école de danse de Grozny, tant reconnaître ces petits artistes lui tenait à cœur.

 

A Vannes, juste à la sortie du confinement en mai 2021, elle était venue façonner Oh pardon tu dormais, le spectacle issu de son superbe album où elle se révélait être une grande autrice. Ses complices en chanson, Etienne Daho et Jean-Louis Piérot, étaient entrés avec elle en résidence. Elle travaillait beaucoup. Elle était là tout le temps. Elle regardait les répétitions des musiciens, la création des lumières se mettre en place et devenir au fil des jours définitive. Elle était en salle écoutant le son, parlait avec Etienne, avec Olivier Gluzman son manageur et ami.

« Tu penses que ça va ? »

Elle arrivait tôt et repartait tard, elle était attentive. Elle choisissait ses déplacements, elle donnait sa voix quand cela lui était demandé, soignait les équilibres entre les mots et les musiques. Son délicieux accent n’était pas fabriqué, il était là dans ses mots de tous les jours.


Je restais discrète. Les premiers temps je n’étais pas dans la salle, c’est elle qui m’invitait, « Tu peux venir maintenant ». Elle s’accordait au fur et à mesure, jouait de tout, posait des questions, interrogeait Stéphane son fidèle et brillant ingénieur du son, cherchait l’harmonie. Gabrielle, son amie photographe souvent présente à ses côtés, la rassurait quand elle doutait. Les soirs de générale, elle était concentrée, intuitive et tout entière investie. Elle venait vers moi : « Tu crois que c’est bien la set-list, tu penses que ça va ? », sans cesse à la recherche de la justesse.

 

 

Lire la rencontre avec Jane Birkin (en décembre 2019) : Article réservé à nos abonnés « J’étais cet objet qui voulait bien l’être » : Jane Birkin, de 1969 à #metoo
 
 

Voir arriver son public était un ravissement. Un public large, de jeunes femmes, de jeunes hommes, des personnes toutes générations confondues, toutes et toutes sensibles à son élégance, sa présence intense. Leur ferveur était emplie de délicatesse. Elle rassemblait, elle était tendre, et sa tendresse unissait.

 

Jane avait acheté une maison dans le Finistère, elle adorait l’océan, je suis sûre qu’il la pleure lui aussi, comme moi. Marnage, jusant, étale, tout est entremêlé désormais. Merci chère Jane, je te garde là, précieusement, dans le fond de mon cœur.

 

 

Ghislaine Gouby est directrice des Scènes du Golfe - Théâtres de Vannes et Arradon (Morbihan), et du Festival Les Emancipéés. Littérature. Chanson et autres libertés…

 

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July 16, 2023 5:07 PM
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Festival d’Avignon 2023 : avec «An Oak Tree» et «l’Addition», les Anglais détraquent

Festival d’Avignon 2023 : avec «An Oak Tree» et «l’Addition», les Anglais détraquent | Revue de presse théâtre | Scoop.it

par Anne Diatkine dans Libération - 16 juillet 2023

 

 

Avec peu d’acteurs, dans des formats courts et dynamiques, deux spectacles britanniques, l’un de Tim Crouch l’autre de Tim Etchells, déconcertent, laissant parfois le spectateur sur le côté, le captivant in fine.

 

 

 

publié aujourd'hui à 17h32
 

Et donc, vue d’Avignon, à la mi-temps du festival, à quoi ressemble la scène anglo-saxonne post-Brexit et parfois américaine, dépourvue du système français à chérir de l’intermittence, et aux antipodes de notre théâtre public qui peut s’autoriser des formes expérimentales sans obligation de recettes excédentaires ? Eh bien ça ressemble à une table et quelques chaises. Ou à quelques chaises et un tabouret de piano. Des spectacles dont le décor tient dans une grosse voiture, et qui ont certes l’avantage d’être écoresponsables et sans gabegie. Avec peu d’acteurs, qui s’adressent frontalement au public, alpaguent, le stimulent, l’invitent à rire et réagir, petites formes dynamiques qui pourraient évoluer sur les scènes des théâtres privés du off. Et avec une prédilection, déjà notée dans nos pages, pour la structure de la (fausse) conférence et du concours d’éloquence.

Avec An Oak Tree créé en 2005 et qui ne cesse de tourner depuis, l’auteur Tim Crouch, 59 ans, «chauve, un visage rouge» se décrit-il, et dont c’est la première venue en France, déconcerte. Il réussit l’exploit de nous donner envie de revoir son spectacle alors même qu’il nous a laissée une première fois en partie sur le côté. Ce pourrait être une définition de la vie courante quand elle tourne mal : ne pas réussir à lâcher ce qu’on n’aime pas. On songe à une réplique fameuse de Belmondo dans Pierrot le Fou : «Heureusement que j’aime pas les épinards, sans ça j’en mangerais, or je ne peux pas les supporter.» Tim Crouch n’est pas Belmondo, mais il a une présence plénipotentiaire très ancien monde. Ou plutôt, il incarne un hypnotiseur qui porte son nom, et il fait son show, façon vieux cow-boy solitaire, en plein air, au milieu des deux apaisants platanes du cloître des Célestins. Evidemment, l’armure se fissure et laisse apparaître la vulnérabilité et le deuil, un accident de voiture atroce, sous le bruit de fond tout à fait vraisemblable de l’autoroute qui masque les cigales. Le vraisemblable, la croyance qu’implique l’acte de regarder et d’entrer dans un spectacle est la grande affaire de Tim Crouch, qui à chaque représentation invite un comparse artiste qui ne connaît pas sa pièce et ignore ce qu’il va devoir jouer.

Personnage de macho triste

Le dispositif étonnant crée-t-il un spectacle différent selon les représentations ? Où n’est-il qu’un strict exercice d’obéissance – l’interprète n’ayant pas d’autre choix que de souscrire aux ordres que l’hypnotiseur lui donne devant le public ? L’engrenage laisse-t-il un espace pour l’invention, ou même la rébellion et le kidnapping ? Que donnerait la représentation, avec, au hasard, Jeanne Balibar ? «A quel point suis-je libre ?» questionne l’invité au début de la représentation. C’est cet arsenal d’interrogations qui nous entraînent à revoir An Oak Tree, après une première représentation avec l’actrice et ancienne directrice de la Comédie de Genève Natacha Koutchoumov, puis, la deuxième fois avec la danseuse néerlandaise Cynthia Loemij de la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker. Pour observer l’évidence : si les interprétations provoquent bien des climats différents, le strict respect des consignes est de mise. Natacha Koutchoumov montre le doute et une légère crainte, et expose le charme puissant de celle qui énonce des phrases pour la première fois, tandis que Cynthia Loemij paraît proche de l’envol lorsqu’on lui demande de porter un ballon imaginaire rempli d’hélium. Mais on aurait souhaité que chacune à sa manière ait l’espace pour lâcher les rênes.

 

Signe que l’objectif n’est pas le déraillement, Tim Crouch ne varie pas les épithètes dont il gratifie ses comparses – toutes deux, à égalité, sont «merveilleuses». Dès lors, bardés par son texte et la docilité obligée de ses invités, Tim Crouch ou son personnage de macho triste ne sont jamais mis en danger ou question. L’inattendu ne se produit pas. L’attention s’effiloche, d’autant qu’il n’y a rien de plus lassant qu’une (fausse) séance d’hypnose. Obstinée, on retentera (peut-être) notre chance en voyant du même Tim Crouch Truth’s a Dog Must to Kennel, dont les représentations viennent de débuter à Avignon.

Ritournelle qui épuise les nerfs

A l’inverse de Tim Crouch, Tim Etchells qui a fondé le collectif Forced Entertainment a souvent été programmé en France notamment par le Festival d’automne. Sa dernière création, l’Addition, est une commande de Tiago Rodrigues et elle est l’unique production déléguée du festival – l’année dernière, Olivier Py avait généreusement attribué cette manne de moyens… à son propre spectacle Ma jeunesse exaltée avec beaucoup de comédiens, et autrement dispendieux (600 000 euros lorsque le budget total de l’Addition est de 140 000 euros). Tout comme le spectacle de Tim Crouch, l’Addition est une petite forme qui tient exclusivement sur la force des deux acteurs (l’un français, l’autre britannique, Bertrand Lesca et Nasi Voutsas) et leur virtuosité à nous entraîner dans un cauchemar ubuesque et sans issue.

L’un est l’autre. En blanc et noir et nappe blanche dans un bon restaurant. Ils ne cessent d’alterner leur rôle de plus en plus rapidement, client et serveur pris dans la folie de ne pouvoir interrompre à temps le geste de servir du vin qui s’écoule inéluctablement. La bouteille est vide mais on hallucine l’inondation qui se produit peut-être cent fois, de manière rythmée et irréfrénable. Hémorragie, cafetière ou bain qui déborde, énurésie : à chaque spectateur, sa propre expérience de la catastrophe liée à l’afflux de liquide et que le spectacle va raviver. Maître et esclave interchangeable et tyrannique : la situation est simple, mais elle n’a pas fini de faire couler des litres d’encre, et il va falloir s’échapper de cette ritournelle qui épuise les nerfs. Quand Bertrand Lesca et Nasi Voutsas ont joué au centre pénitentiaire le Pontet, l’un des spectateurs a formidablement résumé de quoi il en retournait en lançant aux deux acteurs : «Ce que vous montrez, cette répétition des journées, c’est notre vie. Mais c’est nous qui payons l’addition.»

Les représentations se donnent en itinérance dans les lieux les plus inaccessibles autour d’Avignon, avec l’espoir que les habitants locaux se déplacent. C’est à Courthézon, dans le parc de Val-Seille, au côté d’une mairie, petite folie, château fin XIXe qui donne immédiatement envie d’être employé municipal, qu’on a reçu cette addition, agrémentée d’un vol chorégraphique de corneilles et de quelques gouttes de pluie précisément commandées au bon moment. Ce spectacle court est-il (trop) long dans sa nécessité de nous faire éprouver durée et répétitions ? Un chouia sans doute, qui parfois mute en éternité.

 

Anne Diatkine / Libération

L’Addition de Tim Etchells, spectacle itinérant jusqu’au 25 juillet. An Oak Tree et Truth’s a Dog Must to Kennel de Tim Crouch jusqu’au 23 juillet.
Légende photo : Dans «An Oak Tree», Tim Crouch accueille à chaque représentation un nouvel invité : ici Vitor Roriz. (Christophe Raynaud de Lage)
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July 9, 2023 12:46 PM
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« EXIT ABOVE, after the tempest » à Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker et son blues shakespearien

« EXIT ABOVE, after the tempest » à Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker et son blues shakespearien | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Rosita Boisseau  (Avignon, envoyée spéciale) dans Le Monde - 8 juillet 2023

 

 

 

La chorégraphe belge présente son nouveau spectacle, cosigné par le compositeur Jean-Marie Aerts et l’autrice, compositrice et interprète Meskerem Mees.

Lire l'article sur le site du "Monde"

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/08/exit-above-after-the-tempest-a-avignon-anne-teresa-de-keersmaeker-et-son-blues-shakespearien_6181100_3246.html

« EXIT ABOVE, after the tempest », d’Anne Teresa De Keersmaeker, au Théâtre national de Bruxelles, le 27 mai 2023. ANNE VAN AERSCHOT

Il semble d’abord ne tenir qu’à un fil merveilleusement fluet, à une voix cristalline sur laquelle la guitare brode note à note. Il progresse par nappes fines et liquides qui se recouvrent les unes les autres. Sa délicatesse, qui n’est pas fragilité, tient bon et résiste. Malgré l’ouragan, en dépit de la colère et des coups de nerfs, le spectacle EXIT ABOVE, after the tempest survit et revit.

Ce miracle, presque apaisant s’il n’était si chargé de mélancolie, emporte onze danseurs dans une envolée cosignée par la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker, le compositeur Jean-Marie Aerts, l’autrice-compositrice-interprète Meskerem Mees, ainsi que le guitariste Carlos Garbin, tous les deux sur scène. La silhouette incisive dans sa douceur apparente de l’une, celle nette et fluide de l’autre s’unissent pour arrimer solidement cette pièce atmosphérique, dont on craint parfois qu’elle ne dérive dans les remous de la nuit. Heureusement non !

 

Depuis longtemps, Anne Teresa De Keersmaeker a fait sienne cette formule : « My walking is my dancing. » Manière de dire que le plus petit dénominateur commun vaut comme valeur exponentielle. Façon de rappeler aussi que la marche met tout le monde au pas dans l’énergie du souffle et de l’élan vers l’avenir. La chanson Walkin’ Song, de Meskerem Mees, inspirée du classique Walking Blues, de Robert Johnson, lance donc le spectacle sur la route de ses émotions. Pied gauche, pied droit, et l’on avance.

Grande inondation de 1927

Les marches frontales du groupe balayent longuement le plateau couvert de figures géométriques multicolores comme souvent chez De Keersmaeker. Les allers et retours des interprètes, qui s’immobilisent dans des arrêts sur images les yeux dans les yeux du public – une posture vue et revue, et passablement usée dans la danse contemporaine –, s’évaporent bientôt dans l’espace. Le tourbillon enfle, une floraison de gestes explose, des bouquets de jambes se dressent au sol.

 

Les textes des chansons écrites et interprétées en anglais par Meskerem Mees, artiste flamande d’origine éthiopienne, contiennent le propos d’EXIT ABOVE, after the tempest. Ils s’appuient sur La Tempête, de William Shakespeare, notamment sur des blues évoquant la grande inondation dans le delta du Mississippi en 1927. En mots sobres, ils parlent de catastrophes naturelles, de cataclysmes, d’incendies, mais encore de la beauté de la nature, de communion avec le vent, de mort et de disparition. Inquiétudes et tremblements, sifflements d’oiseaux et crépitements de feu, ces alertes rappellent combien la chorégraphe et ses complices sont concernés par l’écologie et le désastre annoncé du monde.

 

Autour de Meskerem Mees, vigie vibrante, la troupe d’interprètes lâche la bride peu à peu. Sur leurs vêtements, qui passent du noir et blanc au rouge et bleu, on peut lire des extraits de phrases, comme « Today I am born anew » (« aujourd’hui, je renais »). Autant de slogans pour attiser les humeurs et réveiller les ardeurs pour la danse, la lutte et la révolte. Le blues et la complainte se gonflent de rage. Les gros sons martelants de Jean-Marie Aerts déchaînent le groupe qui saute, bondit et swingue en envoyant valser les fringues. EXIT ABOVE, after the tempest, grâce à la présence de nouveaux danseurs, a la saveur d’une dédicace à la jeunesse.

 

 

 
 

L’écriture d’Anne Teresa De Keersmaeker, son art d’électriser la scène de façon ample et sans cesse reconfigurée s’imposent une fois de plus. Disséminés, puis rassemblés, égrenés en autant de contrepoints, traçant des cercles puis des flèches, ralentissant et accélérant, les danseurs entretiennent une palpitation permanente jusque dans l’immobilité. La gestuelle de la chorégraphe copine ici avec le hip-hop dans ses jeux de jambes, son énergie élastique et sa technique acrobatique.

 

Dans sa retenue comme dans sa déflagration, EXIT ABOVE, after the tempest a embarqué le public, qui s’est levé, jeudi 6 juillet, pour saluer la performance. Régulièrement programmée au Festival d’Avignon depuis 1983, Anne Teresa De Keersmaeker sera également présente dans cette édition, avec une reprise d’En atendant, créé en 2010, pour huit danseurs et quatre musiciens en direct.

 

Celle qui nous a habitués à la retrouver sur Steve Reich, Bach ou Beethoven, y nouait des liens avec un nouveau registre musical, l’Ars subtilior, un courant polyphonique de la seconde moitié du XIVe siècle et joué dans le sud de la France et le nord de l’Italie. Elle jouait aussi avec le plein air du Cloître des Célestins, où elle revient. La lumière naturelle, le jour qui tombe et la nuit qui efface les contours des corps font d’En atendant une pièce à voir et à revoir.

EXIT ABOVE, after the tempest, d’Anne Teresa De Keersmaeker, Jean-Marie Aerts, Meskerem Mees, Carlos Garbin. Jusqu’au 13 juillet. La Fabrica, à Avignon.

 

En atendant, d’Anne Teresa De Keersmaeker. Du 14 au 25 juillet, 20 h 15. Cloître des Célestins.

 

 

Rosita Boisseau  (Avignon, envoyée spéciale) / Le Monde 

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July 9, 2023 11:58 AM
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Festival d’Avignon : dans les cauchemars de Carolina Bianchi, l’enfer des violences faites aux femmes

Festival d’Avignon : dans les cauchemars de Carolina Bianchi, l’enfer des violences faites aux femmes | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot (Avignon, envoyée spéciale) le 8 juillet 2023

 

Entre théâtre et performance, l’artiste brésilienne signe, avec « A Noiva e o Boa Noite Cinderela », un spectacle sidérant sur les féminicides et le viol.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/08/festival-d-avignon-dans-les-cauchemars-de-carolina-bianchi-l-enfer-des-violences-faites-aux-femmes_6181106_3246.html

Autant le dire, la représentation que signe Carolina Bianchi devrait faire date dans l’histoire du Festival d’Avignon et marquer la mémoire du public. Peu importe si c’est pour le pire ou le meilleur. Autant prévenir, ce spectacle exige d’être patient et de passer outre d’interminables minutes d’attente où chacun se demande ce qu’il fait là, à supporter sans broncher le doute, la déception ou l’exaspération, à surmonter son envie de se lever et s’enfuir. Ce qui se joue au Gymnase du lycée Aubanel n’arrive que très rarement. Il faut donc le vivre jusqu’au bout pour en saisir la pleine mesure, en comprendre et en accepter la puissance de feu. Une chose est sûre, personne ne sort de la salle dans l’état où il y est entré.

 

Avec A Noiva e o Boa Noite Cinderela, cette artiste brésilienne trouble les spectateurs – c’est un euphémisme –, à tel point que les sièges se vident, après plus de deux heures de représentation, dans un silence de cathédrale. A tel point qu’un homme au troisième rang s’est levé de son siège au bout d’une heure pour aller boire au verre d’eau de la comédienne sans comprendre qu’il interrompait les événements. A tel point que les gens partent, à la fin, sidérés par ce dont ils ont été témoins ou voyeurs, avec, dans l’oreille, les derniers mots entendus : « Et la tempête de merde commence. » Le fait est que neuf interprètes brésiliens ont déposé en beauté dans nos têtes des raisons orageuses de ne pas dormir de la nuit.

 

 

Tout avait pourtant commencé très (et même trop) sereinement par une pseudo-conférence de Carolina Bianchi, tout de clair vêtue dans un décor d’un blanc immaculé. Sur scène une table, un micro, une chaise. Elle s’avance seule, cite L’Enfer de Dante, puis un épisode du Décaméron peint par Botticelli : un jeune homme raconte à sa bien-aimée le sort d’une femme poursuivie par un cavalier qui l’éviscère et la donne à manger à son chien. La peinture date de 1483. Mais en 2010, poursuit innocemment l’artiste au micro, un footballeur brésilien a fait tuer sa maîtresse avant de régaler ses trois dobermans de sa chair encore tiède. Les siècles passent mais les hommes ne changent pas.

Uppercuts traumatisants

C’est de cela qu’il va être question pendant près de deux heures quinze : les féminicides et le viol, le saccage de l’intégrité féminine jusqu’à son impossible guérison. Mais en miroir de cette dévastation, Carolina Bianchi convoque le souvenir de performeuses qui ont choisi de disposer de leur corps. Bondages, mises en jeu mortifères, scarifications. On pense, bien sûr, au travail d’Angelica Liddell, on se dit même que l’Espagnole va plus loin que la Brésilienne. Un jugement hâtif que la suite va démentir car si la première cogne fort et sans économiser ses coups, la seconde trompe les vigilances. Elle ne tape pas sur les hommes (ce n’est pas son sujet), elle se concentre sur les femmes. Et n’assène ses uppercuts qu’en de rares occasions. Ils en sont d’autant plus efficaces. Voire traumatisants.

 

 

Des images défilent sur une toile tendue. Dans le lot, apparaît le visage de l’artiste italienne Pippa Bacca, violée et tuée en 2008 en Turquie alors qu’elle ralliait, en robe de mariée et en autostop, le Moyen-Orient depuis l’Italie pour promouvoir la paix entre les peuples. Son spectre hante Carolina Bianchi qui – hommage ou provocation ? – décide, elle aussi, de tester ses limites en accomplissant une performance en direct. Elle avale, sous nos yeux, la « Boa noite cinderela » (« Bonne nuit Cendrillon »), autrement dit la drogue du violeur, un somnifère qui prive ses victimes de toute forme de conscience. Vingt minutes plus tard, elle s’endort. Un frisson parcourt les rangées du public.

La tension monte

Huit interprètes entrent alors en scène et ouvrent le plateau vers ses profondeurs. Une bâche noire est étirée au sol. Sur ce sol, une voiture, des linceuls (où gisent un cadavre, un squelette, de la terre et ses fleurs, une poudre blanche) et, enfin, un matelas. Assoupie, l’artiste ne parle plus. Ce qu’elle a à dire se lira désormais sur écran. Les comédiens dansent, réaménagent l’espace. Les phrases s’affichent. Le nom de Pippa Bacca revient encore et toujours, bientôt rejoint par la mention des centaines de cadavres de femmes assassinées au Mexique, à Ciudad Juarez et à qui l’écrivain chilien Roberto Bolaño a consacré en 2004 une partie de son roman 2666. On entend des musiques assourdies. C’est le signal : nous sommes reclus dans le rêve de Carolina Bianchi. Elle-même sera bientôt enfermée, inerte, dans le coffre de la voiture noire. La tension monte d’un cran.

 

 

 

Le récit bascule alors vers le « Je ». Ce que ces femmes ont vécu, l’artiste l’a vécu elle aussi. Le viol subi la hante sans espoir de rémission. « Comment peut-on oser dire que l’amour l’emportera sur la haine ? Aucun acte d’amour ne vient à bout de ces dégâts. » Ni l’amour ni le langage, ajoute-t-elle. Ni même le théâtre ? « Fuck Catharsis » est-il inscrit en gras sur la plaque d’immatriculation de la voiture devenue l’incarnation de la domination masculine et le lieu d’une agression sans équivalent. Caroline Bianchi est allongée sur le capot. Ce qui se passe ensuite appartient au temps vivant de la performance et ne peut se raconter. Il faut le voir pour le croire tandis que les mots, qui en appellent désormais à l’amitié féminine comme ultime rempart à l’enfer, continuent leur tracé vers nos cerveaux secoués. Il est long le chemin qui mène à l’absolue compassion. La catharsis a bel et bien eu lieu. Et elle est inouïe.

 

 

A Noiva e o Boa Noite Cinderela. Texte, conception, mise en scène : Carolina Bianchi. Jusqu’au 10 juillet à 21 h 30. Gymnase du lycée Aubanel. Festival d’Avignon.

 

Joëlle Gayot (Avignon, envoyée spéciale) /e Monde 

 

 

Légende photo « A Noiva e o Boa Noite Cinderela », de Carolina Bianchi, le 13 février à La Fabrica, à Avignon. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE

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July 7, 2023 5:55 PM
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Au Festival d’Avignon, « Le Jardin des délices » ou la douce apocalypse de Philippe Quesne

Au Festival d’Avignon, « Le Jardin des délices » ou la douce apocalypse de Philippe Quesne | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Fabienne Darge  (Avignon, envoyée spéciale) dans Le Monde, le 7 juillet 2023

 

 

Dans le vaste cirque de pierre de la Carrière de Boulbon, le metteur en scène fait œuvre avec l’espace naturel pour raconter avec poésie, tendresse et humour la fin d’un monde.

 


Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/07/au-festival-d-avignon-le-jardin-des-delices-ou-la-douce-apocalypse-de-philippe-quesne_6181014_3246.html

Dans le lancement de ce Festival d’Avignon qui ouvre une nouvelle ère, c’était le troisième étage de la fusée, après le G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé et Welfare, mis en scène par Julie Deliquet dans la Cour d’honneur : Le Jardin des délices a enchanté, jeudi 6 juillet au soir, par la manière qu’a son créateur, Philippe Quesne, d’engendrer un écosystème bien à lui, et de faire œuvre avec un espace naturel.

 

 

Lire l’entretien avec Philippe Quesne : Article réservé à nos abonnés « La Carrière de Boulbon est un site incroyable, qui sera le personnage principal du spectacle »
 

Cet espace, c’est celui de la Carrière de Boulbon, en pleine Montagnette, à une quinzaine de kilomètres de la cité des Papes. Et le plaisir était palpable, chez les spectateurs, par cette soirée d’été calme et douce, de retrouver le vaste cirque de pierre niché dans la garrigue aux senteurs de thym. La carrière était restée fermée depuis sept ans, et elle rouvre cette année avec un projet pérenne, qui en fera un lieu permanent du Festival.

 

 

Et cette carrière aux parois de pierre grise et blonde, plissée comme la peau d’un vieil éléphant, Philippe Quesne l’utilise magnifiquement – encore qu’utiliser ne soit pas le bon mot, tant il l’investit avec délicatesse. Le metteur en scène avait fait savoir que la caverne magique serait le personnage central de cette création, et c’est bien le cas, tant elle lui permet de déplier des motifs et un mode d’habiter le monde qui sont les siens depuis toujours.

 

 

Lire le reportage : Article réservé à nos abonnés A Boulbon, le réveil de la Carrière magique
 

Le vaste espace en demi-lune a donc été gardé pour ce qu’il est, avec son sol et ses murailles. Pas de plateau, pas de décor. Quand tout commence, on voit entrer un petit bus blanc, poussé par quelques individus des deux sexes. Ils arrivent là comme si c’était le bout de la route, le bout du bout d’un monde fatigué, la dead end zone, un canyon perdu ayant échappé aux radars, où viendrait s’échouer ce groupe humain échappé d’on ne sait quelle catastrophe, à moins qu’il n’ait décidé de fuir un monde devenu invivable. Les hommes ont des dégaines de rockeurs sur le retour ou de cow-boys fatigués, avec leurs santiags et leurs chapeaux texans, et l’une des filles aussi d’ailleurs, tandis que l’autre, avec ses cheveux peroxydés, est une incarnation de l’American girl, à la fois bombasse et sauvage.

 

Humour irrésistible

Tout le début de ce Jardin des délices tient dans leur manière d’entrer dans la carrière et d’y former une petite communauté comme Philippe Quesne sait si bien les faire vivre, avec ses rituels aussi dérisoires qu’essentiels, une forme de nonchalance imperturbable, et un humour aussi sous-jacent qu’irrésistible. Il ne se passerait là rien que de très banal s’il n’y avait l’œuf. Enorme, en mode œuf de dinosaure. Cassé en son bout, sans que l’on voie ce qu’il recèle à l’intérieur. La petite troupe l’a installé sur le sol de la carrière et se livre autour de lui à une cérémonie funèbre.

 

Il ne faut pas trop chercher, au début du moins, ce que le spectacle doit au Jardin des délices, le triptyque peint par le Flamand Jérôme Bosch (vers 1450-1516) aux alentours de 1490-1500, c’est-à-dire à un moment de bascule radicale entre un monde et un autre, qui peut renvoyer des échos à ce que nous vivons. Philippe Quesne, metteur en scène-plasticien dont les dramaturgies se construisent davantage par le travail sur l’espace, les corps, les objets que par l’illustration, procède par sauts et gambades poétiques, pour ne pas dire surréalistes – ce en quoi il est bien fidèle à Bosch.

 

Pour le metteur en scène, le tableau, sorte d’arche de Noé délirante, avec ses allégories fantastiques, évoque bien une forme d’apocalypse. Et il sème dans son spectacle tout un tas d’indices qui vont dans le même sens, et de motifs présents dans le triptyque. A commencer par cet œuf, qui a fait l’objet d’interprétations sans fin. Le spectacle est aussi traversé par des extraits de L’Enfer, de Dante, que le chanteur et violoncelliste Sébastien Jacobs chuchote avec une douceur infinie : « Il est dans l’enfer une sombre carrière », nous dit Dante. Carrière, caverne, cratère… Quesne en fait un espace habité de présences mystérieuses, telluriques, grondantes, venues du fond des temps.

Final cosmique

Ce que l’on aime tant, avec lui, c’est la douceur avec laquelle il parle de cette fin du monde. Une fin du monde qui « ne serait pas une explosion mais une asphyxie lente et imperceptible comme l’air que vous respirez tous les jours », nous avait dit un jour, en 2018, Gaëtan Vourc’h, l’acteur fétiche de Philippe Quesne, qui joue ici le rôle du Monsieur Loyal. C’est fou ce que l’on est bien, là, avec eux, perdus au milieu de nulle part, dans l’air tendre de la nuit. Comme abrités du monde par cette pierre totémique qui peut être aussi protectrice que menaçante.

 

Et c’est fou tout ce que Philippe Quesne, qui, avec ce spectacle, fête aussi les vingt ans de sa compagnie Vivarium Studio, arrive à déplier, mine de rien, dans cet arc temporel tendu non seulement avec le Moyen Age, mais avec des temps bien plus anciens. C’est œuvre de sorcier – ce que devrait toujours être un metteur en scène, finalement –, dans l’utilisation de l’espace, de la lumière, du son, jusqu’à un final cosmique et stupéfiant qui laisse, lui aussi, le champ ouvert à l’interprétation.

 

Et c’est œuvre, aussi, d’un directeur d’acteurs qui a su choisir ceux-ci et leur aménager un biotope propice à développer un jeu plus proche de la performance que de l’interprétation classique. Acteurs aux corps graphiques, aux présences singulières, qui, à plusieurs reprises, reproduisent les étranges postures corporelles des personnages de Bosch. Gaëtan Vourc’h et sa mélancolie rêveuse, Sébastien Jacobs et son chant baroque séraphique sont ici en compagnie de Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim et Thierry Raynaud, inimitable en vieux rockeur gothique aux longs cheveux noirs.

A la fin du spectacle, un autre œuf format XXL apparaît. Cet objet ovoïde est intact, lisse, vibrant. Sans doute va-t-il lancer un nouveau cycle, une nouvelle ère. Dont les humains ne seront de toute évidence pas à l’origine. Comme pour les précédentes.

 

 

Le Jardin des délices, par Philippe Quesne. Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon. Jusqu’au 18 juillet.

 

Fabienne Darge  (Avignon, envoyée spéciale) / Le Monde 

 

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July 7, 2023 5:32 PM
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Au Festival d’Avignon, le théâtre-paysage sur les chemins du vivant

Au Festival d’Avignon, le théâtre-paysage sur les chemins du vivant | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Fabienne Darge(envoyée spéciale à Ranchal (Rhône) et Lausanne (Suisse)) publié dans Le Monde le 6 juillet 2023

 

 

 

 

Deux spectacles de cette édition, « Paysages partagés » et « Que ma joie demeure », seront donnés dans des champs ou en forêt. Une tendance issue d’une longue réflexion sur les liens entre art et nature.

Lire l'article sur le site du "Monde" :

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/06/au-festival-d-avignon-le-theatre-paysage-sur-les-chemins-du-vivant_6180833_3246.html

Marchons, marchons, jolis bataillons du théâtre ! Sacs à dos, chaussures de randonnée, gourdes, ponchos de pluie, voire pinces à tiques vont peut-être devoir rentrer dans l’équipement courant des spectateurs. Ils étaient de rigueur, en ce week-end de juin, dans le parc du Jorat, sur les hauteurs de Lausanne, où le Théâtre Vidy emmenait un bataillon de pèlerins pour sept heures de déambulations entre champs et forêts : un parcours intitulé Paysages partagés, semé de sept pièces plus ou moins théâtrales ou performatives.

 

 

La randonnée-théâtre, encore appelée « théâtre-paysage », a le vent en poupe ces temps-ci. Elle est l’une des sensations que nombre de spectateurs ont envie de vivre lors de ce Festival d’Avignon 2023, qui met à son menu deux propositions relevant de ce nouveau genre : Paysages partagés, une déclinaison, dans le village viticole de Pujaut, de l’expérience lausannoise, et Que ma joie demeure, de Jean Giono, mis en scène par Clara Hédouin sur les hauteurs de Barbentane. Il semblerait bien que, sous les coups d’une solastalgie de plus en plus prégnante, se rouler dans les aiguilles de pin ou écouter le langage des feuilles soit devenu une forme de nouveau Graal.

 

Comme sur bien d’autres sujets, le Covid-19 a servi d’accélérateur à une tendance et à des réflexions qui étaient à l’œuvre chez nombre d’artistes et de programmateurs : depuis une bonne dizaine d’années, une furieuse envie de sortir des boîtes noires se faisait de plus en plus sentir. Certes, l’histoire du théâtre avec l’extérieur, avec le ciel, la nuit et les étoiles, n’est pas tout à fait nouvelle. Tous le rappellent, à commencer par le metteur en scène Alexandre Koutchevsky, pionnier, avec sa compagnie Lumière d’août, du théâtre-paysage : « Cette démarche retrouve, réinvente à sa façon, quelque chose du théâtre des premiers temps, grec. Les Grecs savaient construire des murs et des toits, pourtant ils ont créé le théâtre hors des murs. Le théâtre naît dehors. Le théâtre naît en lien avec le ciel, les arbres, les collines, la mer, le vent, les cris des animaux », écrivait-il dans un manifeste signé en 2010.

Spectateurs en mouvement

Et le théâtre hors les murs, bien sûr, fait partie intégrante de l’histoire et de la légende d’Avignon, avec ses lieux ouverts comme la Cour d’honneur du Palais des papes, voire situés en pleine nature comme la Carrière de Boulbon, où Philippe Quesne crée Le Jardin des délices. Ce qui est plus nouveau, et constitue une tendance appelée de toute évidence à s’intensifier, c’est de faire bouger le théâtre ou la performance eux-mêmes, et les spectateurs avec eux, au sein d’un paysage. De mettre, donc, le corps du spectateur en mouvement, en pleine « nature » – même si ce terme est aujourd’hui sujet à caution, la nature étant elle-même une construction.

 

 

 

Ce désir est issu de toute une série de réflexions, amenées par l’urgence écologique, sur la relation de l’homme au vivant, mais aussi sur l’art, sa place, le rôle qu’il joue dans le renouvellement des imaginaires. Les relations entre nature et culture telles qu’elles se sont fixées à l’âge classique, puis romantique, et dont nous sommes toujours les héritiers, sont aujourd’hui remuées en profondeur. Et le théâtre, qui s’est constitué dès l’origine comme l’art de l’humain par excellence, « éprouve le besoin de s’ouvrir à d’autres présences, d’autres formes du vivant », comme le dit Clara Hédouin.

 
 

Autrement dit, « le spectacle vivant a grand besoin d’une meilleure connexion avec le vivant », résume Caroline Barneaud. La jeune femme, qui fait partie de l’équipe de direction artistique du Théâtre Vidy, a conçu, en tant que curatrice, le projet Paysages partagés en collaboration avec le metteur en scène suisse Stefan Kaegi qui, depuis quinze ans, avec son collectif Rimini Protokoll, fait bouger les lignes de l’art théâtral. « Et le vivant, ajoute-t-elle, c’est aussi bien la météo, avec les risques qu’elle comporte – l’orage, le vent, la pluie, la chaleur… –, que la présence plus ou moins perceptible d’animaux, ou le bruit du vent dans les feuilles. Le spectacle vivant dans un espace naturel comporte sa part d’imprévu, de danger, ce qui le rapproche du processus du vivant lui-même, et l’aide à retrouver le sentiment du présent. »

Que le théâtre-randonnée comporte des aléas, Clara Hédouin est bien placée pour le savoir : le dimanche 4 juin, elle a dû annuler la représentation de Que ma joie demeure, à Ranchal, dans les collines du Beaujolais, après une nuit d’orages sans répit, qui avait rendu le terrain glissant. L’actrice et metteuse en scène était déçue, bien sûr. Mais le risque lui semble faire partie de ce qui se joue dans ces nouvelles formes de performance.

Glaneurs et glaneuses

Clara Hédouin est une amie de longue date du philosophe Baptiste Morizot, chef de file de toute une nouvelle école de pensée sur ces sujets et auteur de Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous (Actes Sud, 2020), avec qui elle part régulièrement sur la piste des loups. Elle en est venue à la création de Que ma joie demeure après avoir porté, avec Jade Herbulot, le projet des Trois Mousquetaires, vaste saga théâtrale jouée, déjà, en extérieur, dans des espaces publics, mais urbains. A partir de là, la metteuse en scène a conceptualisé l’idée de « théâtre contextuel ». Un théâtre de glaneurs et de glaneuses, qui s’invente et se recompose sur chaque lieu de représentation avec les éléments trouvés sur place, puisque le décor, la lumière, l’espace, la végétation et les sons environnants ne sont jamais les mêmes d’un endroit à l’autre.

 
 

« Ce que j’avais envie de creuser, c’est de quelle manière le dehors peut devenir un sujet, dans tous les sens du terme : qu’il ne soit pas que la toile de fond du spectacle, mais un principe actif, un actant comme on le dit en langage dramaturgique. Et un sujet au sens d’un problème à réfléchir et à interroger », explique Clara Hédouin. « Nous avons eu envie d’initier des pièces qui postulent que le paysage n’est pas une toile de fond, répondent, en écho décalé, Caroline Barneaud et Stefan Kaegi. Et si l’art ne représentait pas l’environnement, mais nous permettait d’en faire l’expérience collective ? Entrer dans le paysage, c’est sortir du rapport au cadre, à la carte postale, qui a longtemps été le nôtre concernant la nature. »

 

 

A partir de là, les partis pris des deux équipes pour donner la parole au vivant sont très différents. Chez Clara Hédouin, un seul texte, celui de Giono, qu’elle a redécouvert avec « éblouissement » quand elle l’a relu en vue du projet : « Ce qui est hors du commun chez lui, c’est qu’il arrive à faire parler le vivant depuis le point de vue du vivant lui-même. A faire en sorte qu’il ne soit pas une projection poétique de nos propres sentiments humains plaqués sur la nature, comme ce fut le cas à l’époque romantique. Chez lui, c’est l’inverse : les âmes humaines sont torturées parce que quelque chose dans la nature est déréglé. Il arrive à faire entendre le point de vue d’un cerf, ou d’une loutre. Cette inversion, ce décentrement de l’humain par rapport à son milieu, je les trouve salutaires aujourd’hui pour penser ces questions-là. »

Corps-à-corps

La metteuse en scène fait aussi le pari d’un théâtre à mains nues, à voix nues, quelles que soient les difficultés. Quasiment pas de décor, ni de technique : « Les acteurs sont là avec leurs corps et leurs voix, dans un corps-à-corps avec le paysage et les éléments naturels, notamment le vent. Cette âpreté, cette dimension charnelle du théâtre me tiennent à cœur, en dehors même de la question du vivant. L’effort de l’acteur, il fait partie de ce que l’on offre, de la dépense somptuaire qu’est le théâtre. Sans compter la dimension ludique, puisque tout joue avec nous : les arbres, les bourdons, les herbes, un avion ou un drone qui passe… »

Stefan Kaegi et Caroline Barneaud s’inscrivent davantage dans une forme de land art performatif – même si les sept pièces qui jalonnent le parcours sont très différentes – et assument que les spectateurs soient appareillés d’un casque audio connecté tout du long (sauf pendant les marches entre les performances). « Le sens dominant quand il s’agit de paysage étant la vue, la manière de décaler les clichés, c’est d’aller chercher d’autres sens, argumentent-ils. Dans l’expérience des spectateurs, le visuel va jouer un très grand rôle. C’est un paradoxe assumé chez nous que c’est par le travail sonore que se construit une forme de théâtralisation, en jouant sur l’immersion ou le zooming. »

Ce parti pris peut lui aussi produire des expériences fortes et poétiques. L’œuvre qui ouvre la série, pièce sonore que signe Stefan Kaegi, et qui est à vivre allongé sous les arbres, en contemplant les mouvements des feuilles, leurs jeux d’ombre et de lumière, semble ainsi faire écho à ce passage du livre de Giono : « L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. »

 

 

Quant à l’installation qui clôt ces Paysages partagés, et que signe l’explosif duo barcelonais El Conde de Torrefiel, elle saisit littéralement, en faisant en quelque sorte parler le paysage, dans une langue inconnue mais sous-titrée sur un long écran noir, aussi mystérieux que le monolithe de 2001 : l’odyssée de l’espace. On notera bien entendu que ce qui fait parler la nature, c’est tout de même l’homme. Mais se mettre en position de lui donner la parole implique, sans doute, une plus grande attention aux formes du vivant que celle qui a prévalu pendant plusieurs siècles en Occident (les sociétés animistes asiatiques, africaines et amérindiennes étant bien différentes).

 

C’est là le grand apport du théâtre-paysage, selon Christophe Triau, professeur en études théâtrales à l’université Paris-Nanterre, qui a coordonné un numéro spécial de la revue Alternatives théâtrales sur le sujet : « En échappant à la surmaîtrise de la boîte noire, en changeant l’échelle, le cadre, il ouvre d’autres champs de perception, infinis. »

 

Paysages partagés, sept pièces entre champs et forêts. Avec des pièces de Chiara Bersani et Marco D’Agostin, El Conde de Torrefiel, Sofia Dias et Vitor Roriz, Begüm Erciyas et Daniel Kötter, Stefan Kaegi, Ari Benjamin Meyers, Emilie Rousset. Les 7, 8, 9, 11, 12, 13, 15 et 16 juillet, à 16 heures, à Pujaut. Durée : 7 heures.

 

 

Que ma joie demeure. Mise en scène par Clara Hédouin. Avec Jade Fortineau, Pierre Giafferi, Clara Hédouin, Hector Manuel, Clara Mayer, Hatice Ozer, Mickael Pinelli. Les 17, 18, 19, 22, 23 et 24 juillet, à 6 heures, à Barbentane. Durée : 6 h 30.

 

 

Fabienne Darge(envoyée spéciale à Ranchal (Rhône) et Lausanne (Suisse))

 

 

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July 7, 2023 9:28 AM
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L’Opéra de quat’sous, vraiment très riche

L’Opéra de quat’sous, vraiment très riche | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Armelle Héliot dans son blog - 6 juillet 2023

 

 

Thomas Ostermeier met en scène le chef d’œuvre de Bertolt Brecht et Kurt Weill en ouverture de la 75ème édition du Festival d’art lyrique. Dans la fosse, Maxime Pascal et l’orchestre Le Balcon. Sur scène une partie brillante de la troupe de la Comédie-Française. Puissance, émotion, ironie, sarcasmes et aussi grosses blagues, pour un spectacle qui baigne dans des humeurs constructivistes entêtantes.

 

Il s’agit d’une pièce avec musique, en un prélude et huit tableaux. Il s’agit d’un des plus formidables ouvrages pour la scène du XXème siècle. Il s’agit d’une des œuvres de Bertolt Brecht les plus souvent reprises. Il s’agit d’une histoire qui se passe à Londres et dont la source est le fameux Opéra des gueux de John Gay sur une musique de Johann Christoph Pepusch, qui date de 1728. Elisabeth Hauptmann le traduisit

 

 

Deux cents ans plus tard, le 31 août 1928, L’Opéra de quat’sous est créé au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin. Dès 1930, Gaston Baty crée la version française au Théâtre Montparnasse. Depuis, les Peachum et leur fille Polly, Mackie, Jenny, Tiger Brown, Lucy, les mendiants, faux éclopés, vrais bandits et les flics, nous demeurent personnages proches. Ils ont leur légende, leurs histoires, leurs aventures, leurs rêves, leurs grandeurs et leurs petitesses. Ils sont humains. Ils ont du cœur. Ils aiment. Ils sont parfois ridicules, parfois médiocres. Mais on les aime et on aime jusqu’à leurs sobriquets. Mackie le Surineur, Jenny des Lupanars…

 

On les retrouve donc cet été, dans l’un des plus beaux espaces du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le Théâtre de l’Archevêché. La pierre, le bois, la nuit étoilée. Pierre Audi, son directeur, ouvre la 75ème édition de la manifestation avec cette production qui lie Maxime Pascal et l’Orchestre Le Balcon, une dizaine d’interprètes de la troupe de la Comédie-Française, qui, sous la houlette de Thomas Ostermeier, donnent vie à une traduction nouvelle d’Alexandre Pateau, jeune écrivain suisse. Il nous fait du chagrin parce qu’il nomme Macheath, que nous avons tant aimé sous le nom de « Mackie le surineur », « Mac la lame ». Mais les esprits plus cultivés que nous, assurent que ce fut la première traduction française du surnom du mauvais garçon… Et Jenny ? Jenny des Lupanars, elle devient Jenny la tripoteuse, ce qui est franchement moche, même si c’est peut-être, là aussi, fidélité à la lettre du cher Brecht….

 

C’est la première version, celle de 1928, qui est la base du spectacle. On est dans la misère noire, la joie et la vitalité malgré tout de L’Opéra des gueux, l’emportement des chansons romanesques, mauvais garçons et filles de joie. Plus tard, Bertolt Brecht introduira des allusions précises au nazisme. Mais l’œuvre est d’entrée si puissante et visionnaire, que tout est là…

 

Thomas Ostermeier connaît la troupe de la Comédie-Française et, si l’on est souvent heurté par ses décisions –transformer le dénouement du Roi Lear, par exemple- on ne saurait nier l’ascendant qu’il exerce sur les artistes. On sait, pour applaudir leurs « cabarets », que les Comédiens-Français savent pour la plupart chanter. Et c’est ce que voulaient Bertolt Brecht et Kurt Weill. Mais pour servir à cette musique difficile, il faut des voix déliées. Et des essais ont été organisés… Chanter, et chanter en français, en étant bien compréhensible. Souvent, les « songs » demeurent en allemand.

 

 

Ce que réussit, à nos yeux et oreilles, à la perfection Thomas Ostermeier, c’est de conserver le caractère grinçant, dérangeant de l’ouvrage et son côté « opéra des clochards », faussement pauvre, et très subtilement démonstratif. Car tout cela n’est qu’une tentative…Christian Hecq/Peachum, le déclare d’entrée.

Et, en réfléchissant, on donne aux montées à l’avant-scène des protagonistes, qui se plantent derrière des micros à pied pour chanter, s’adressant au public, ce sens-là : ils s’essaient.  Ils s’offrent et offrent.  Et ainsi Ostermeier donne-t-il sa couleur bastringue au spectacle, sa couleur music-hall forain. Ce que l’on pourrait prendre, sans réfléchir, comme une absence de mise en scène…

 

 

Vincent Leterme, chef de chant, et bien sûr Maxime Pascal et ses musiciens de l’orchestre Le Balcon sont-ils tous sur cette ligne. Les instrumentistes pourraient être sur scène, Brecht et Weill le prévoyaient, mais à l’Archevêché, ils sont dans la fosse.  C’est que le metteur en scène traite le plateau comme un tableau constructiviste qui ne cesse d’évoluer. Un très complexe travail avec à jardin des rubans déroulants qui donnent le nom des scènes, décrivent les actions. Trois fois les mêmes mots, textes, en rouge ardent. Côté cour, sont les découpages géométriques, les fenêtres de photos ou de films, une composition très sophistiquée. Tout cela est dangereux car cela attire le regard, capte l’attention…et on ne peut pas tout saisir en même temps.

Est-ce que cela s’inscrit tout de même dans nos rétines ? Sans doute. En tout cas ces allusions aux arts plastiques du temps, aux techniques du temps, à la modernité aussi, ne peut que brinqueballer comme l’action de l’ouvrage même.

On a vu de formidables mises en scène de L’opéra de quat’sous (sans aucune majuscule, ainsi que préfère le traducteur), et peut-être plus « spectaculaires » si l’on s’en tient aux scènes, aux groupes, de Strehler à Schiaretti, de Rétoré à Pelly et Wilson. Mais ici, l’orchestre a la part belle et Maxime Pascal et ses amis du Balcon, sont d’une précision de lame…On les applaudit à la toute fin, lorsqu’elles et ils surgissent, portant leurs cuivres comme des bannières magiques. Ce qui est frappant, dans cette interprétation de la partition, c’est qu’elle est en dialogue constant avec le texte, ne le paraphrase jamais, ajoute des couleurs. L’ensemble, grâce à un son très subtil de Florent Derex, est très homogène, pas fluide car ça grince, ça grinche, ça déchire…

 

Et maintenant, les comédiens ? On leur consacrera un article à part. Car on est déjà à l’heure d’aller voir ailleurs…Mais évidemment, ils méritent des paroles…                                                                                                                                                                                                                                                                                    Théâtre de l’Archevêché jusqu’au 24 juillet. Diffusion sur France-musique le 10 juillet et sur Arte, le 12 juillet.

 

Photo : Jean-Louis Fernandez

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July 7, 2023 6:52 AM
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Festival d’Avignon : avec « Neandertal », David Geselson explore de façon jubilatoire les origines de l’humanité

Festival d’Avignon : avec « Neandertal », David Geselson explore de façon jubilatoire les origines de l’humanité | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot (Avignon-envoyée spéciale) pour Le Monde - 7 juillet 2023

 

Le metteur en scène propose une fiction improbable et drôle, portée par une troupe d’acteurs impeccables.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/07/festival-d-avignon-avec-neandertal-david-geselson-explore-de-facon-jubilatoire-les-origines-de-l-humanite_6180928_3246.html?fbclid=IwAR1j8u7FNugeoHYrvo1NI9hsR8LZERi1qmlRmnTxCRHmaGRVpyna5fhxxAI

Noir plateau. Rosa pique une (hilarante) crise de nerfs. Elle est recluse au sous-sol d’un immeuble californien où elle participe à un symposium sur la biologie moléculaire. Nous sommes en avril 1986. La centrale atomique de Tchernobyl vient d’exploser en Ukraine. Auprès de Rosa, se tient Lüdo, un chercheur. Il la calme. Elle l’embrasse. Ils font l’amour. Le coup d’envoi du spectacle est donné dans une salle de théâtre aux airs de grotte préhistorique ou de caverne platonicienne éclairée par la maigre flamme d’un briquet. Dans cet antre obscur et matriciel, tout peut naître. Le bon sens, la raison et, pourquoi pas, la théorie de l’évolution. Mais aussi les fictions les plus improbables et les doutes les plus saugrenus. Comme celui-ci : quel est le bruit que fait l’ADN lorsqu’il mute ? (Sait-on seulement s’il fait du bruit ?)

 

 

David Geselson, metteur en scène de Neandertal, ne répond pas à ces questions. Il ne les pose d’ailleurs pas dans son texte qui soulève pourtant bien des interrogations sur l’origine de l’Homo sapiens contemporain. Mais l’artiste a le don d’attiser chez le public le goût des pensées décalées, qui sont d’autant plus jubilatoires qu’elles arrivent des fins fonds d’un imaginaire réveillé de sa torpeur par l’inventivité de la fiction proposée.

 

Après avoir créé En route-Kaddish, Doreen et Le Silence et la Peur, trois hommages successifs à trois figures aimées (son grand-père l’écrivain André Gorz et sa femme, la chanteuse Nina Simone), David Geselson s’aventure vers les fondements biologiques de l’humanité. Une exploration qui le mène quarante-deux mille ans en arrière, à Jérusalem. Là où les ADN néandertaliens et sapiens se sont rencontrés et mélangés. Là où désormais Israéliens et Palestiniens s’entretuent pour le partage des terres en niant l’évidence : nous sommes des êtres hybridés, liés par le génome − l’un des plus infimes dénominateurs communs − et nous venons d’un identique passé.

Ronde sentimentale

Cette représentation, tricotée maille après maille, s’emploie à le rappeler en construisant un édifice créatif d’une solidité à toute épreuve. Un geste qui n’est pas sans évoquer les fresques géo-politico-humanistes du metteur en scène Wajdi Mouawad, leur dimension épique en moins. David Geselson fabrique un récit qui progresse à bas bruit et dont l’ampleur n’a pas besoin de clameur pour affirmer sa toute-puissance. A la spectacularisation, il préfère le chuchotement d’intimités que viennent percuter les fracas du réel.

 

Lire la critique (2015) : Reprise : David Geselson à Montreuil
 
 
 

La trame de son texte est notamment empruntée à la biographie de Svante Pääbo, pionnier suédois de la paléogénétique, qui a identifié la présence de fragments d’ADN dans les os néandertaliens. « Je ne pensais pas qu’il était possible de trouver du vivant dans des trucs morts », s’exclame un des six personnages habitant une fiction qui n’a de savante que les professions de ses protagonistes : Luca et Rosa, un couple de scientifiques, Lüdo, chercheur, amant de Rosa et double de Svante Pääbo, Adèle, paléogénéticienne atteinte de dégénérescence mentale, son amoureuse, Lukan, gardienne des os à Zagreb, enfin Jan, Prix Nobel de médecine et père de Lüdo. Ils forment une ronde sentimentale qui s’étire ou se recroqueville au fil des amours, des ruptures, des ambitions, des déménagements, des espoirs et des désillusions. Au fil aussi de ce travail obsessionnel qui les fédère autour d’une même manie, la traque de l’ADN.

 

 

 

Sacré pari que d’attirer le festivalier dans une quête pseudoscientifique dont la nécessité ne saute pas immédiatement aux yeux. Mais David Geselson sait y faire pour ferrer l’attention. Avançant à pas feutrés et stratégiques, il élabore un spectacle passionnant. S’il est limpide dans sa dramaturgie, ses résonances sont d’une complexité vertigineuse. Elles ricochent avec une multitude de thèmes : la paternité et la filiation, la mémoire et l’oubli, le lien et l’émancipation, la rationalité et la croyance.

Ineptie désastreuse

Le metteur en scène rapatrie aussi sur ses planches l’ineptie désastreuse d’un conflit israélo-palestinien enflammé, en 1995, par l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin. « Ils ont planté un Dieu dans la terre ! », s’exclame une des protagonistes folle de rage. Des vidéos d’époque s’impriment sur les murs d’un décor qui se métamorphose constamment. Des sons d’archives se font entendre. Rien n’est asséné, tout est furtif. Jamais la proposition ne bascule dans la leçon de morale. Portée par une équipe d’acteurs impeccables, elle navigue d’étape en étape jusqu’à se briser sur l’humain, ce mortel fragile, instable, toujours prêt à détruire ce qui le soude et fait communauté.

 

Lorsque à la fin de la représentation, Adèle, la paléogénéticienne, s’enfonce définitivement dans la maladie, elle lâche les chiens de la vulgarité et de la méchanceté. C’en est alors fini des récits pacificateurs. Et puis elle mange la terre qui recouvrait le plateau et qui, petit à petit, a été balayée vers les recoins. Une image qui en dit plus qu’un long discours. David Geselson excelle dans l’allusion sans se fourvoyer dans l’équivoque. C’est un talent qui n’est pas banal.

 

 

Neandertal. Texte et mise en scène de David Geselson. Avec David Geselson, Adeline Guillot, Marina Keltchewsky, Laure Mathis, Elios Noël, Dirk Roofthooft. L’Autre Scène du Grand Avignon de Vedène. Jusqu’au 12 juillet à 15 heures.

 

 

Joëlle Gayot (Avignon-envoyée spéciale) / Le Monde 

 

 

Légende photo : « Neandertal », de David Geselson, au Festival d’Avignon, le 5 juillet 2023. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE

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July 6, 2023 10:32 AM
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Pétition · POUR LA SAUVEGARDE DE L'ATELIER THÉÂTRAL D'IVRY ·

Pétition · POUR LA SAUVEGARDE DE L'ATELIER THÉÂTRAL D'IVRY · | Revue de presse théâtre | Scoop.it

 

 

Le Théâtre des Quartiers d’Ivry est notre bien commun

 

Lien pour signer la pétition
 
Nous venons d'apprendre que la direction du Théâtre des Quartiers d'Ivry nous imposait une réduction conséquente des heures et des moyens alloués à la bonne conduite des ateliers de théâtre - ateliers qui, comme l'avait imaginé son initiateur, Antoine Vitez, sont le cœur et l'ADN même du théâtre des Quartiers d'Ivry.
 
C'est une surprise pour nous toutes et tous, une décision que nous jugeons brutale et arbitraire. 
 
Selon sa direction, elle s'imposerait comme la seule garante de la bonne gestion comptable de cet établissement public et permettrait de préserver les ateliers, et même de les sauver.
 
Il n'y aurait donc pas d'alternatives ? Ne pourrions pas, collectivement, penser, imaginer, concevoir d’autres solutions, alors qu'il s'agit, là, d'une décision qui a des conséquences directes sur nous, nos corps, nos joies, nos vies ? 
La multiplicité de nos profils ne pourrait-elle donc pas offrir des forces, des intelligences, des savoirs utiles et nécessaires pour améliorer et faciliter la bonne marche d'un établissement financé par de l'argent public ? 
 
Et la ville dans tout cela ? 
La ville d'Ivry approuve-t-elle une telle mesure, à savoir entre autres, une baisse de respectivement -27% et -20% du nombre des cours des ateliers adultes et enfants/adolescents ?
 
Est-elle disposée à rompre une histoire de 50 ans, issue de l’héritage d'Antoine Vitez  qui avait à cœur d’offrir « Un théâtre élitaire pour tous »,  porté par ses successeurs au TQI, à l’image de la politique culturelle de la ville qui s'est jusqu'à présent construite sur l'idée d'un accès / à la culture / pour toutes et pour tous ? 
 
Il est regrettable de constater que seules les heures de théâtre sont touchées, alors que tous les autres enseignements artistiques sont quant à eux épargnés. Cette disparité criante dans les décisions prises soulève de sérieuses interrogations quant à la justification de cette discrimination. Il est primordial de reconnaître la valeur de chaque discipline artistique et de préserver notre diversité culturelle pour le bien-être de tous les habitants.
 
Qui sommes nous ?
Nous, nous sommes les élèves de ces ateliers. Nous les avons reçus en héritage et nous nous battrons pour les léguer aux générations futures car ils sont un lieu unique et précieux de partage, de joies, d'émancipation, de découvertes, de sensibilités, d'intelligences et, parfois pour certain.e.s, de chemin vers une professionnalisation. C'est un bien commun dont la réputation et l'histoire dépasse les frontières de la ville.
 
Nous ? Nous sommes divers, pluriels, vieux, jeunes, dynamiques, malades, actifs, retraités, chômeurs. Nous sommes différents, de par nos histoires, nos origines, nos aspirations, nos rêves mais nous avons trouvé ce "commun", cet espace dédié à la création pour toutes et tous, indiscriminé, inclusif et enchanteur. 


Chaque semaine, pendant une année, nous apprenons à devenir actrices et acteurs d’un projet collectif et créatif. Dans ces ateliers, nous apprenons à occuper le devant de la scène, à prendre la parole, à nous déjouer des clichés, à ressentir, à ne pas avoir honte, à nous tromper. Nous apprenons à écouter les autres, à nous soutenir, à vibrer, parfois même à être sublimes et, enfin, à nous représenter, à faire spectacle de notre travail. 
 
 
L'amateur et le professionnel
Un des arguments avancés par la direction de notre établissement est qu’ils doivent privilégier la création portée par les projets professionnels
C’est omettre que nos ateliers créent, qu’on y travaille des textes d'autrices et auteurs contemporains, qu’ils sont animés par des metteur.e.s en scène professionnels dont le dévouement et l'implication nous subjuguent, nous portent et nous permettent d'accéder à des savoirs et des expériences qui ne nous étaient pas destinés.  
C’est omettre que d'amateurs, certains d'entre nous sont devenus professionnels, d'autres, sont en train de le devenir, que plusieurs compagnies de théâtre sont nées de ces ateliers.
C’est omettre que la création ne connait pas de frontière entre l’amateur et le professionnel. 
 
 
Nous et le réalisme
Nous ne nions pas les difficultés, nous mesurons que l'économie de la culture est le parent pauvre des politiques publiques et que l'augmentation des coûts de l'énergie met en difficulté de nombreuses missions de service public. C’est pourquoi nous pensons qu'il importe de confronter les perspectives, via la concertation, afin de penser à des solutions alternatives permettant de prendre soin de notre bien commun. 
 
 
Nos revendications
Aussi et parce que nous considérons, en l'état, que la ville est notre meilleur interlocuteur, nous nous permettons de vous soumettre les revendications suivantes : 
    
·         le maintien des 33 séances annuelles de 2h30 pour les adultes et 30 pour les enfants 
·         le maintien des spectacles de fin d'année dans leur forme originelle, avec la garantie d'un engagement par la direction des équipes techniques du TQI car c'est ce qui organise et donne sens à l'exigence qui nourrit notre engagement tout au long de l’année. 
·         le Fléchage de la somme dédiée à l'atelier théâtral dans le budget du CDN en cohérence avec le budget historique et les besoins de l'Atelier dans sa forme actuelle. 
·         la participation active aux choix qui concernent l'Atelier Théâtral. 

·         la vitalisation du lieu, l'exploitation de ses potentialités en y faisant se rencontrer les amateurs et les professionnels, en favorisant des initiatives non-marchandes que nous pourrions porter pour permettre à ce lieu d’être un lieu de vie, d'échange et de dialogue, un lieu public, un lieu de créations en tout genre, pour toutes et tous.
      
     
Le TQI est notre bien commun à tous.

 

 

Ivryien.ne.s, Elèves, Professionnels, 

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July 6, 2023 7:24 AM
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Yngvild Aspeli met la marionnette au cœur de son art

Yngvild Aspeli met la marionnette au cœur de son art | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Olivier Frégaville - Gratian d'Amore pour le site L'Œil d'Olivier - 4 juillet 2023

 

 

À la manufacture à Avignon, la comédienne, metteuse en scène et marionnettiste norvégienne présente Dracula (Lucy’s dream), une évocation féministe et poétique du roman de Bram Stoker. Rencontrée lors du festival de Stamsund en mai dernier, Yngvild Aspeli ouvre les portes de son théâtre, un lieu de création sur les îles Lofoten, et nous invite à découvrir son univers créatif. 

 

Lire l'article sur le site d'origine : https://www.loeildolivier.fr/2023/07/yngvild-aspeli-met-la-marionnette-au-coeur-de-son-art/

 

 

Comment est née votre vocation de marionnettiste ? 

Yngvild Aspeli : Je dirais d’une envie mais aussi d’un besoin de conjuguer au plateau le théâtre, les arts visuels et l’art plastique. La marionnette est une des rares pratiques artistiques qui permet de combiner différents ingrédients tels que des objets, du son ou de la vidéo pour créer une expression complexe et multiple. De façon plus concrète, enfant, j’ai d’abord été attirée par tout ce qui tournait autour de la construction et de la sculpture, j’avais un goût prononcé pour tout ce qui était plastique. Et en parallèle, je faisais aussi du théâtre et de la musique. Venant d’une famille de grands lecteurs, bien qu’ayant grandi dans un tout petit village du cœur de la Norvège, je lisais aussi beaucoup. Certainement un moyen de m’évader. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de venir étudier en France ?

Yngvild Aspeli : Le lycée où j’ai fait mes études, au sud de la Norvège, était spécialisé dans les arts vivants. Il y avait une option théâtre et une autre en musique. C’étaient des modules conséquents de plus de vingt heures par semaine. Cela m’a permis d’appréhender le métier. Après avoir obtenu l’équivalent du bac, j’ai suivi, durant un an, dans une école spécialisée, une formation en création de costumes et en couture. En Norvège, il est tout à fait possible de prendre ainsi une année pour réfléchir à ce que l’on veut faire. Cela permet de se poser les bonnes questions avant de choisir une carrière. J’ai d’ailleurs fait le choix de laisser de côté la partie manuelle pour me consacrer à l’art dramatique. À vingt ans, j’ai quitté mon pays direction Paris, où je m’étais inscrite à l’école Jacques Lecoq. 

Pourquoi la France ?

Yngvild Aspeli : Une amie d’adolescence de ma mère y vivait. À travers ce lien, j’ai développé une sorte de fascination. J’ai très tôt eu l’envie d’apprendre la langue. Et donc, très naturellement, j’ai également voulu y faire mes études. À l’époque, j’avais aussi envie d’une autre approche du théâtre que celle qui était délivrée en Norvège. Je souhaitais quelque chose de plus corporel, de plus visuel. C’est aussi cela que je suis venu chercher à Paris. Et puis très vite, je me suis rendue compte que je n’étais pas la seule étrangère. C’était très stimulant d’être dans un milieu international. Cela permettait de confronter les pratiques, les enseignements. C’était extrêmement riche. 

De là, comment êtes-vous arrivée à l’Ensam, l’école de marionnette de Charleville-Mézières ? 

Yngvild Aspeli : J’ai beaucoup étudié l’art du masque à l’école Lecoq. Cet objet constituait une matière que je trouvais passionnante à travailler. Cela ouvrait tous les imaginaires et les possibles. L’idée de pouvoir créer, grâce à cela, n’importe quelle créature me plaisait énormément. Un jour, en discutant, j’ai appris l’existence de l’école de Charleville. J’ai fait des recherches. Il y avait un examen d’entrée peu de temps après. C’est une école nationale mais il y a un pourcentage d’élèves étrangers – cinq en tout – acceptés à chaque session. Je n’avais rien à perdre, j’ai donc tenté ma chance, avec succès. Ce brassage culturel et l’enseignement qui m’a été dispensé ont été très stimulants. Je ne serais pas à l’endroit où je suis et mon approche artistique ne serait pas la même si je n’étais pas passée par là. 

Quel a été votre premier spectacle ? 

Yngvild Aspeli : Signaux en 2011, trois ans après être sortie de l’Ensam. Au départ, c’était mon projet de fin d’études. En 2008, j’ai présenté une petite forme, que j’ai par la suite développé pour en faire un spectacle. C’est une adaptation d’une nouvelle tirée du livre Fantomsmerter (1998), de l’auteur norvégien Bjarte Breiteig. Il y conte l’histoire d’un homme qui a perdu sa main dans un accident et qui est hanté par des douleurs fantômes. Un sujet que je trouvais passionnant à traiter avec la marionnette. Cela m’a permis d’explorer la relation entre l’homme et l’objet, entre la vie et la mort, entre le palpable et l’intangible. Comment peut-on être hanté par quelque chose qui n’existe plus et surtout, comment montrer au plateau quelque chose qui n’est pas ou du moins que l’on ne peut expliquer ? 

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Yngvild Aspeli : Elles sont multiples. Longtemps, j’ai pensé qu’à chaque spectacle, je développais une nouvelle thématique, j’abordais un nouveau sujet. Puis j’ai réalisé qu’en fait, cela tournait toujours autour des mêmes obsessions. Les formes sont différentes, les histoires aussi mais ce sont les mêmes questions existentielles autour de la vie, de la mort, qui alimentent mon travail et ma réflexion. C’est peut-être aussi pour cela que la marionnette est aussi importante pour moi. Le fait que ce soit un objet inanimé, mais qui prend vie quand on la manipule, me permet d’explorer la frontière entre les morts et les vivants. La marionnette permet d’ouvrir un champ sur l’invisible, un champ sur le mystère, un champ sur tout ce qu’on ne sait pas. C’est un médium qui nous met en contact direct avec ce qu’on ne connaît pas. Et puis cela permet de créer un trouble autour et à travers cette relation et cette interaction entre l’acteur et la marionnette. Qu’est ce qui est réel ? Qu’est ce qui ne l’est pas ? 

Vous venez de revenir en Norvège. Pourquoi ce retour ? 

Yngvild Aspeli : l’opportunité de diriger le Figurteatret i Nordland à Stamsund. J’étais déjà venue pour créer trois de mes spectacles. Le lieu est incroyable. Et à chaque fois, cela a correspondu à des moments importants dans mon parcours d’artistes. Alors quand on m’a proposé de postuler pour en prendre la tête, je n’ai pas hésité. Je voulais aussi pouvoir rendre ce qu’il m’avait donné et permis. Mettre l’artiste au cœur du système, en lui permettant de lui offrir de bonnes conditions de création, de répétitions, ce théâtre est à mon sens très précieux. Participer à son développement, à son rayonnement, est pour moi quelque chose à laquelle je voulais participer. Ce n’est pas qu’un lieu de diffusion, c’est véritablement un lieu de création. Chaque année, nous accueillons entre quatre et six compagnies norvégiennes et internationales souhaitant du temps de résidence pour développer un projet, et que nous aidons en coproduisant leur spectacle. 

Des derniers spectacles sont tirés de romans, le prochain d’une pièce, et pas des moindres, un monument du théâtre norvégien, La Maison de poupée d’Ibsen. Comme sont guidés vos choix ? 

Yngvild Aspeli : C’est au feeling de mes lectures. En relisant Moby Dick ou Dracula, j’ai trouvé matière à interroger le texte, à l’amener ailleurs. Pour La Maison de poupée, c’est différent. Des fois, je me demande ce qui m’a pris. Je pense que c’est une manière de me confronter enfin à mes propres démons nationaux. C’est un monument théâtral, qui est l’une des pièces les plus jouées dans le monde entier. Le fait de m’y atteler au moment où je rentre en Norvège est clairement très symbolique. Une manière de me réapproprier ma culture, de légitimer mon retour. Le personnage de Nora est d’une telle densité… Elle est à la fois très moderne, et en même temps, elle véhicule un certain nombre de clichés sur la société norvégienne du siècle dernier. Je trouvais donc intéressant d’essayer de comprendre ce qu’elle représente d’aujourd’hui, comment elle est perçue par les Norvégiens et ce que cela dit de nous. Ce qui est très drôle, d’ailleurs, c’est que lorsque je dis que je vais monter Ibsen, mes compatriotes ne semblent pas plus intéressés que cela, alors qu’en France, cela suscite tout de suite beaucoup d’excitation. Cela dit beaucoup du rapport que nous avons aux œuvres en fonction de notre identité. 

Avant d’ouvrir en septembre la Biennale internationale de marionnettes de Charleville-Mézières avec La maison de poupée, vous présentez à la Manufacture, à Avignon, dans le Off, votre vision très troublante du Dracula de Stoker, saisi par le prisme du personnage de Lucy…

Yngvild Aspeli : Comme je l’évoquais plus tôt, la marionnette, d’autant plus quand elle a une dimension humaine, permet de jouer sur la perception et donc d’instiller une forme de trouble. En jouant avec les lumières, en faisant en sorte que les comédiens et les marionnettes se confondent, il est possible de créer l’illusion d’optique, que l’inerte prenne vie. Je pense que c’est à cette endroit que le théâtre d’objets et de marionnettes offre une dimension d’étrangeté, de singularité que l’on ne pourrait difficilement obtenir dans du théâtre dit classique. La marionnette permet de déplacer le point de vue, de créer d’autres perspectives et donc d’autres sensations. 

Pourquoi vous êtes-vous intéressé au personnage de Lucy ?

Yngvild Aspeli : Pour plusieurs raisons. Au départ, j’avais très envie de travailler l’œuvre de Stoker. Puis j’ai commencé à explorer le roman pensant naïvement qu’avec un spectacle, j’arriverais à le traiter dans sa globalité. Grossière erreur ! Quand on tente d’appréhender ce qu’est Dracula — un vampire, un transformateur qui a eu plusieurs vies et qui porte en lui plusieurs dimensions — cela se complique. C’est un mythe dont il est impossible de capter la vraie image tant elle est multiple. J’ai donc imaginé plusieurs entrées. Je n’étais jamais satisfaite. J’ai changé énormément de fois d’approche. L’idée est donc venue de m’attacher à un personnage en particulier. Encore fallait-il trouver lequel : Mina, Rentfield ? Lucy a fini par l’emporter. Elle m’a touchée pour plusieurs raisons, notamment pour ce qu’elle dit du pouvoir, de l’emprise… Et puis je trouvais qu’il y avait par son biais un moyen de basculer le point de vue d’un côté féminin. Il y a chez elle, à mon sens, une certaine forme d’émancipation. Et c’est cela que je voulais mettre en lumière. Elle lutte intérieurement contre le mal qui la ronge, contre ce vampire qui la fascine et la rebute. J’étais enceinte quand j’ai monté la première version du spectacle. Le fait qu’elle s’attaque à un bébé me troublait et me permettait au plateau d’exorciser mes peurs. 

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Stamsund 

Dracula (Lucy’s dream) d’Yngvild Aspeli
 La Manufacture – Festival OFF d’Avignon
2 bis, rue des écoles
84000 – Avignon
du 7 au 24 juillet 2023 à 9h30
Durée 1h55

Mise en scène d’Yngvild Aspeli
Marionnettistes – Kyra Vandenenden, Dominique Cattani, Yejin Choi, Sebastian Moya, Marina Simonova 
Musique d’Ane Marthe Sørlien Holen 
Fabrication des marionnettes – Yngvild Aspeli, Manon Dublanc, Pascale Blaison, Elise Nicod, Sébastien Puech 
Scénographie d’Elisabeth Holager Lund en collaboration avec Angela Baumgart
Création vidéo – David Lejard-Ruffet
Régie lumière et plateau – Emilie Nguyen 
Régie son et vidéo Baptiste Coin

 

 

 


Photo : ©Kristin Aafløy Opdan

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July 5, 2023 4:31 AM
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Festival Off d’Avignon : se repérer dans la jungle de la programmation 2023

Festival Off d’Avignon : se repérer dans la jungle de la programmation 2023 | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Chronique de Marie Sorbier sur France Culture - 3 juillet 2023

 

Marie Sorbier, productrice à France Culture, partage ses immanquables de l'édition 2023 du festival Off d'Avignon : du chorégraphe Olivier Dubois, au metteur en scène Dorian Rossel, en passant par un auteur syrien qui nous parle intégrisme religieux et une compagnie taïwanaise haute en couleurs...

 

Peu importe vos préférences, vous trouverez forcément votre bonheur à Avignon. Si vous avez évidemment préparé avec soin votre agenda de spectacles à voir dans le In, la programmation officielle, comment s'y retrouver dans le panel de près de 1 491 spectacles qu'offre le Off ? Soit on s'en remet au bouche-à-oreille avignonnais, soit à l'intuition de la productrice à France Culture Marie Sorbier qui, chargée d'une chronique quotidienne "Le Son d'Avignon" consacrée à l'actualité de cette 77e édition, partage ici et en avant-première ses coups de cœur parmi la programmation du Off 2023.

Pour ceux qui préfèrent la danse contemporaine

 Pour sortir au jour d'Olivier Dubois / La Scala, du 7 au 16 juillet

Coup de cœur absolu pour une petite pièce qui procure de grandes émotions. Le chorégraphe et danseur Olivier Dubois revient sur son histoire et danse pour nous des extraits des pièces qui ont marqué son parcours. Une autobiographie en solitaire qui se joue sur scène afin de mettre en évidence l'abîme de la mémoire du corps.

Olivier Dubois est danseur et chorégraphe. Il crée sa compagnie en 2007, en résidence au CENTQUATRE à Paris, et se voit nommé en 2011 parmi les 25 meilleurs danseurs du monde. Il est notamment l'auteur de la pièce Tragédie, créée à l'édition 2012 du Festival d'Avignon, dans laquelle les corps nus des danseurs évoquent le destin commun de l'humanité.

 

Pour ceux qui aiment les histoires vraies qui finissent bien

📚 Tous les poètes habitent Valparaiso de Dorian Rossel / Théâtre Transversal, du 7 au 25 juillet

 

 

Tous les poètes habitent Valparaiso est l’histoire vraie, découverte dans un article du journal Le Temps en 2014, d’un poète disparu qui traverse les époques et les frontières, de la Suisse jusqu’au Chili. Un récit d’enquêtes plurielles, pleines d’humour et de rebondissements, qui font toutes signe vers un mystérieux poème... Dorian Rossel confectionne, à travers sa pièce, ce qu'il envisage comme une ode à la littérature et à la beauté du hasard.

Metteur en scène et comédien franco-suisse, Dorian Rossel est notamment l'auteur de Oblomov et Une Femme sans histoire. Il fonde sa compagnie Super Trop Top ! en 2004 et se démarque notamment par son usage de textes hors du genre dramaturgique.

 
 

Pour ceux qui veulent mettre des mots sur les maux contemporains

🦠 Howl 2122 de Laure Catherin / La Manufacture, du 8 au 24 juillet

 

La pandémie de Covid n’est pas encore qu'un lointain souvenir : dans une pièce à la croisée des genres, du rap et du slam, du théâtre et du concert, Laure Catherin écrit la précarité étudiante, la détresse psychologique et le découragement devant l’immensité du marasme que fut cette parenthèse de quelques mois, mais dont les effets et les séquelles perdurent sur ceux qui l'ont vécue.

27 min

Pour ceux qui aiment les sujets sensibles

🧎‍♂️ Shahada, il y a toujours un ailleurs possible de Fida Mohissen et François Cervantes / Le 11. du 7 au 26 juillet

Témoignage, profession de foi, martyr : toutes les significations que recouvrent le terme “shahada” traversent la pièce autobiographique écrite par Fida Mohissen. De la Syrie à la France, le public assiste à la dissection d’une mémoire d’homme dont l’enjeu consiste à comprendre la cause énigmatique de sa plongée dans le dogmatisme religieux. Cette "fiction-témoignage" est un récit poignant, prenant la forme originale d'un dialogue avec soi-même, à deux âges de la vie.

Pour ceux qui rêvent d’ailleurs

🎪 Taiwan in Avignon / aux théâtres La Condition des soies et Le Rouge-Gorge, du 7 au 29 juillet

Qui dit Avignon ne dit pas que productions hexagonales. Comme chaque été, les compagnies taïwanaises nous surprennent avec des propositions de spectacles de cirque, de danse et de marionnettes. Une proposition scénique et esthétique parfois incongrue, toujours rafraîchissante et dépaysante.

 

 

Retrouvez chaque matin la chronique de Marie Sorbier, "Le son d'Avignon", à 8h40 dans les Matins d'été.

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July 4, 2023 8:24 AM
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Thomas Ostermeier, metteur en scène : « “L’Opéra de quat’sous” parle de notre monde actuel »

Thomas Ostermeier, metteur en scène : « “L’Opéra de quat’sous” parle de notre monde actuel » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Marie-Aude Roux dans Le Monde - 3 juillet 2023

 

 

A 54 ans, le codirecteur de la Schaubühne de Berlin livre, au Festival d’Aix-en-Provence, sa première mise en scène lyrique avec l’œuvre de Kurt Weill et Bertolt Brecht.

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/03/thomas-ostermeier-metteur-en-scene-l-opera-de-quat-sous-parle-de-notre-monde-actuel_6180377_3246.html

Longtemps, Thomas Ostermeier a arpenté les scènes du Festival d’Avignon, où il a présenté en presque trois décennies une vingtaine de pièces de théâtre. Il avait toujours décliné toutes les propositions d’opéras. Jusqu’à celle de Pierre Audi, directeur du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) : L’Opéra de quat’sous (1928), de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Une entrée au répertoire pour les 75 ans de la manifestation aixoise, consubstantielle du travail du metteur en scène allemand, héritier d’une tradition brechtienne, dont il se dit l’un des derniers dépositaires. Nous avons rencontré l’actuel codirecteur de la Schaubühne de Berlin à trois semaines de la première au Théâtre de l’Archevêché.

 

 

Lire le reportage lors des répétitions à la Comédie-Française : Article réservé à nos abonnés « L’Opéra de quat’sous » par la voix des comédiens du Français
 

Quelles relations entretenez-vous avec l’opéra ?

Assez complexe. J’ai toujours trouvé curieux, et un peu ridicule, qu’on regarde une tragédie et que les gens se mettent à chanter. Mais, après mon baccalauréat à Landshut, dans le sud de l’Allemagne, je suis allé à Hambourg, où j’ai travaillé pendant deux ans comme figurant au Staatsoper. Il y avait des productions comme Idomeneo, de Mozart, Tosca, de Puccini, L’Opéra de quat’sous, justement, ou Die Hamletmaschine, de Wolfgang Rihm. J’ai fréquenté les coulisses de metteurs en scène comme Harry Kupfer, Giancarlo del Monaco, Günter Krämer, Götz Friedrich. Cela m’a permis d’appréhender le fonctionnement des grosses machines du théâtre. J’ai tout de suite compris que la plus grande contrainte à l’opéra est le temps, qui n’est jamais assez long.

Un facteur qui se double, selon vous, d’une omerta sur les conséquences du Covid-19…

Le Covid-19 affecte directement la qualité des productions. Après Le Roi Lear à la Comédie-Française, où nous avons perdu un tiers du temps de répétition, nous avons eu à Aix plusieurs personnes malades. Je m’inquiète du déni qui règne autour de cela : il faut arriver au même résultat artistique avec moins de temps. Cela veut dire que le travail des trois dernières semaines, centré sur le rythme et la dynamique du spectacle, ne sera peut-être pas aussi abouti que je le rêve.

Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par « travail sur le rythme » ?

J’ai écrit un texte là-dessus publié en 2016 dans Le Théâtre et la Peur, aux éditions Actes Sud. La plupart des scènes de théâtre aujourd’hui utilisent un temps horizontal, plus large que celui de la vraie vie. Mon travail consiste à resserrer ce temps, et même à le presser un poil, afin de créer un espace de jeu plus vivant que la vie. Autour de nous, tout va plus vite. Les médias narratifs (sauf la littérature, car chacun peut décider de son rythme) sont accélérés, le montage dans les films, les réseaux sociaux (TikTok, Instagram). Il y a un mode où l’on peut écouter plus vite ses messages. Si le théâtre n’intègre pas cela, il devient anachronique et perd l’espoir d’intéresser les jeunes générations et les classes sociales qui ne viennent pas habituellement au théâtre.

Vous êtes musicien (bassiste, contrebassiste, chanteur) et avez même envisagé un temps d’en faire votre profession. Quel rôle joue la musique dans votre théâtre ?

Très important. J’ai toujours adoré assister aux répétitions d’orchestre, impressionné par la discipline, le niveau professionnel et la qualité artistique des musiciens. J’ai aussi un respect fou pour l’art lyrique, que j’aime bien voir en version de concert !

Malgré vos préventions, vous avez néanmoins accepté une mise en scène lyrique. Pourquoi ?

Parce que L’Opéra de quat’sous n’est pas un opéra mais un stück mit musik, une « pièce avec musique », en même temps qu’une sorte de parodie de l’opéra. Il y a un orchestre, des airs, des grands finals, mais l’esprit épouse celui du théâtre et du cabaret des années 1920. Je travaille avec la troupe de la Comédie-Française et la musique a été écrite pour des acteurs. J’ai moi-même été formé à l’école de théâtre Ernst-Busch à Berlin-Est, dont l’œuvre de Brecht est un peu le catéchisme, avant de jouer dans la troupe du Berliner Ensemble. Je suis dans la filiation de cette tradition.

Pourquoi rompre alors avec cette tradition allemande et monter « L’Opéra de quat’sous » en version française ?

Parce que j’ai l’impression qu’elle me parle davantage. En allemand, je connais trop les chansons – la chanson. On a dans l’oreille les interprétations de Milva, Ute Lemper, des grands chansonniers italiens, allemands. Cela véhicule, au mieux, un petit côté nostalgique, au pire, un côté carrément ringard. Le français apporte un élan, une bouffée d’air pour le chant, notamment, grâce à la nouvelle traduction d’Alexandre Pateau, totalement en phase avec notre époque. Il s’agit avant tout de comprendre ce que chantent les gens.

De quoi nous parle aujourd’hui « L’Opéra de quat’sous » ?

D’un monde en crise comme en 1928, au bord d’une crise financière mondiale qui va faire basculer le monde. C’est le temps des « années dorées » (die Goldenen Zwanziger Jahre), dont l’hédonisme jouisseur et le luxe ostensible côtoient l’extrême pauvreté et la misère totale. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. J’en ai seulement pris conscience en travaillant. Brecht, qui n’a pas encore rencontré les idées de Karl Marx, y exprime un nihilisme désespéré qui va de pair avec une satire de l’opéra. Je retrouve ce sentiment d’impuissance à changer le monde que nous éprouvons aujourd’hui. Brecht n’avait pas encore de réponse. Nous n’en avons pas non plus.

C’est pourquoi vous avez justement choisi cette première version ?

Brecht a élaboré la dernière mouture de 1948 en réaction contre le fascisme. Quant à celle de 1931, elle ne fait que développer l’aspect psychologique des personnages. A tort. Pour moi, il s’agit en effet de typologies, de caractères, avec un côté Grand-Guignol qui est la plus grande qualité de l’œuvre. Et même dans la première version créée en 1928, j’ai fait pas mal de coupes. Nous essayons d’aller dans la direction d’un spectacle qui joue avec la salle et les spectateurs.

Qu’apporte le chant dans le travail des comédiens ?

Ils ont visiblement beaucoup de plaisir à chanter et jubilent à faire rayonner leur voix dans sa totalité. Cela libère aussi le jeu d’acteur car tout ce qu’ils doivent exprimer est déjà dans la musique. Ils ne doivent rien ajouter car cela sonnerait faux. Surtout ne pas surjouer le chant même si l’aspect parodique est présent, en particulier dans les trois finals. Le troisième, qui interrompt la représentation pour s’adresser au spectateur, est d’une liberté folle. On a du mal à imaginer aujourd’hui qu’un auteur ait cette fantaisie de remplacer la catharsis par une caricature de deus ex machina.

Dans cet opéra sans pitié pour l’humanité, qui traite des bassesses les plus révoltantes de la nature humaine, y a-t-il l’espoir d’une transcendance ?

Chaque fois que ça chante, il y a transcendance. Parce que la musique (et je deviens un peu pathétique en disant cela), si quelque chose de l’ordre du transcendantal existe, c’est elle qui le porte. On se demande d’où vient cette beauté métaphysique. Cela nous rendrait presque proches des dieux s’il y en a. La musique de Bach, par exemple, peut nous ramener à l’existence de la mort, de la pitié, de la grâce. Et à la Demut – l’« humilité », en allemand.

 

 

L’Opéra de quat’sous, de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Festival d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Théâtre de l’Archevêché. Du 4 au 24 juillet.

 

 

Marie-Aude Roux

 

 

Légende photo :  Thomas Ostermeier (à gauche), lors d’une répétition de « L’Opéra de quat’sous », en studio à la Comédie-Française, à Paris, le 31 mai 2023. JEAN-LOUIS FERNANDEZ/COMÉDIE-FRANÇAISE

 

 

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July 3, 2023 4:48 AM
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Nos vies inachevées de Cendre Chassanne, « comédie sociologique » qui ausculte le vécu d’une troupe de comédiens, entre intime et politique

Nos vies inachevées de Cendre Chassanne, « comédie sociologique » qui ausculte le vécu d’une troupe de comédiens, entre intime et politique | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Agnès Santi / La Terrasse - 13 juin 2023

 

Comment est né ce spectacle sur les conditions de vie d’une troupe ?

Cendre Chassanne : Pendant un autre spectacle, en 2013, sur la mémoire immatérielle et ouvrière de la vallée de la Seine, j’écrivais à partir de témoignages des descendants des employés des usines Schneider et je me suis dit qu’il y avait quelque chose à tisser de même sur les comédiens, aujourd’hui, en explorant les dimensions intime et sociale de nos vies. Au fil des années et des crises traversées il est devenu évident que parler de nous ne serait pas un entre-soi, mais une mise en miroir de nos existences, ballottées dans les soubresauts de ce début du 21ème siècle.

 

« Le poème qu’on tisse avec le public, c’est toujours un poème d’amour »

Quelle ambition vous a guidée dans votre geste créatif ?

 

C.C. : L’ambition, c’était d’abord d’écrire librement sur ces questions a priori sérieuses, pour un groupe, des gens que j’aime, celles et ceux qui construisent au fil des créations l’aventure d’une compagnie. Écrire librement, tenter tout, et aussi les bêtises, les contrastes, les incongruités, ce n’est pas si simple. Et donc l’ambition, c’était d’être assez folle pour peindre une galerie de portraits bien trempés, afin d’en faire un geste poétique et politique qui soit une comédie. Nous y sommes traversés par des émotions contradictoires, avec le désir et le projet de croire en la beauté de l’existence et de l’humain. Cette histoire est inachevée et c’est heureux.

 

Quel rapport au public voulez-vous tisser  avec cette partition ?

 

C.C. : Un rapport amoureux. Qu’on incarne une autrice déboussolée, un acteur militant en colère, le poème qu’on tisse avec le public, c’est toujours un poème d’amour. Je fais du théâtre pour être à cet endroit si particulier où il est possible de créer un lien impérieusement amoureux, impérieusement parce que tout, là, peut être partagé, dit, respiré, entre nous. C’est un total contrat d’amour.

 

Propos recueillis par Agnès Santi / Journal La Terrasse

     

 


Nos vies inachevées
du vendredi 7 juillet 2023 au lundi 24 juillet 2023

2 rue des Écoles, 84000 Avignon

à 9h45 (départ de la navette). Relâche les 12 et 19 juillet. Tél : 04 90 85 12 71.

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July 16, 2023 5:11 PM
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Milo Rau, metteur en scène : « Je sais que “Antigone in the Amazon” déplaira à la petite-bourgeoisie »

Milo Rau, metteur en scène : « Je sais que “Antigone in the Amazon” déplaira à la petite-bourgeoisie » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Joëlle Gayot dans Le Monde - 16 juillet 2023

 

 

 

 

Le Suisse, qui présente à Avignon « Antigone in the Amazon », explique dans un entretien au « Monde » son théâtre à la frontière entre art, témoignage et activisme politique.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/16/milo-rau-metteur-en-scene-je-sais-que-antigone-in-the-amazon-deplaira-a-la-petite-bourgeoisie_6182195_3246.html

 

 

Né à Berne en 1977, Milo Rau est un metteur en scène puissant dont les spectacles offensifs puisent leur matière dans la réalité. Dans Antigone in the Amazon, il dirige des acteurs et activistes brésiliens, membres du Mouvement des sans-terre (MST), qui luttent pour une juste répartition des terres agricoles. En 1996, certains des militants du mouvement ont été assassinés par la police militaire alors qu’ils manifestaient contre une autoroute, dans la province du Para. Milo Rau s’est rendu sur place pour filmer la reconstitution du massacre.

De quelle manière Antigone est-elle arrivée dans votre projet ?

Je suis allé au Brésil jouer La Reprise, spectacle sur un meurtre homophobe. Des membres du MST sont venus me voir et m’ont dit leur désir de travailler avec moi. Je pensais avoir suggéré, moi-même, l’idée d’associer Antigone au projet. Mais eux affirment avoir fait cette proposition. Peu importe à qui revient ce mérite, car nos deux versions sont compatibles : Antigone est la tragédie de la terre et de la lutte contre un Etat capitaliste et une figure de résistance. Il était plus que logique qu’elle surgisse dans un spectacle sur le Mouvement des sans-terre.

Vous auriez pu opter pour un mythe sud-américain pour évoquer le Brésil contemporain. Pourquoi avoir préféré passer par la Grèce antique ?

Antigone avait besoin d’une relecture en dehors de l’Europe, où elle a perdu de son sens. Savons-nous encore ce qu’est la force de dire non ? Au Brésil, les anciens esclaves noirs, les sans-terre, les communautés LGBTQ et les indigènes ont gardé cette force-là intacte. La figure de Sophocle est amalgamée à leur histoire et à leur cosmologie. Elle est, de ce fait, radicalement changée. Le mythe est devenu brésilien. Mais, contrairement à nous, les indigènes ne sont pas dans une logique de propriété. Ils prennent et ils donnent sans se sentir dépossédés d’une part d’eux-mêmes.

Qu’en est-il de la position de Créon (qui refuse à Antigone la possibilité d’enterrer son frère) dans cette greffe opérée entre Sophocle et le MST ?

Je cherche à comprendre pourquoi nous avons besoin d’Antigone et je tente de faire entendre ce que Créon raconte de nous. Il est l’incarnation de l’immense majorité de la planète, qui vit dans un empire tolérant mais dur, durable mais destructif. Notre civilisation – la plus rationnelle de l’histoire humaine – est paradoxalement la plus aveugle aux signes de destruction qui se multiplient. Pourquoi ne nous insurgeons-nous pas contre un système qui est en train de tuer la planète ? C’est la question posée à Créon. Contrairement à nous, ou même à moi qui, en tant que metteur en scène, recherche toujours le compromis, Antigone ne transige pas : elle dit non à un système meurtrier. Quoi que décide Créon, elle sait qu’elle mourra. Je sais moi aussi que la mort est sûre, mais j’en ai tout de même peur. Comment vivre dans la vérité des choses ? C’est peut-être là qu’est la leçon d’Antigone.

Comment s’est passée la reconstitution du massacre de dix-neuf paysans sans terre tués à bout portant par la police militaire ?

Nous avons rejoué cet événement traumatique sur les lieux mêmes où il a eu lieu. C’est un moment de violence totale, archaïque, mais qui était nécessaire. Pour mettre en scène cette séquence, nous avons dû bloquer une route, très importante car elle est une artère essentielle de l’exploitation. La police fédérale nous a prévenus que si on faisait ça ils utiliseraient la force. Mais nous sommes parvenus à nos fins, en présence des survivants et de ceux qui luttent aujourd’hui. La scène est filmée et projetée en vidéo. Si j’avais fait reconstituer le massacre sur le plateau du théâtre, avec les comédiens, le moment se serait vidé de son sens.

Ce théâtre peut-il, selon vous, se dissocier de l’action militante ?

Je ne le pense pas. Il ne s’agit plus de décrire une réalité mais de la créer tous ensemble. Les projets artistiques sont faits pour changer ce qu’ils montrent. Avec Antigone in the Amazon, nous menons campagne contre le mythe néolibéral de la durabilité, ce système dévastateur qui détruit à grande vitesse la forêt amazonienne. Nous luttons contre les monopoles qui, au Brésil, ferment les réseaux de distribution. Nous tentons d’élaborer une micro-écologie en diffusant, en Allemagne et en Autriche, du chocolat et du riz, deux produits brésiliens réellement durables. En consacrant la représentation au Mouvement des sans-terre, nous alertons aussi sur son combat. Il n’y avait aucune image du massacre du 17 avril 1996, maintenant elles sont là. Avec ce spectacle, j’ai la sensation de me trouver au début d’un nouveau mouvement de l’histoire du théâtre. La création de la micro-écologie est aussi une façon de faire de l’art.

La question « que peut le théâtre ? » est-elle toujours pertinente ?

Je lui préfère l’interrogation suivante : que fait le théâtre ? Elle engage une autre philosophie, une autre esthétique, et aussi une autre morale. Nous quittons une ère postmoderne qui fuyait les conflits, redoutait le mélange des cultures et prônait une forme de pureté et de sécurité. Nous sommes à l’heure des vies globalisées et d’une nouvelle modernité. Elle est plus conflictuelle parce qu’elle est très mélangée. Le MST réunit des indigènes, des Noirs, des LGBTQ, des marxistes, des croyants, des jeunes et des vieux. Autant de différences d’opinions qui s’expriment. Faire de l’art avec ses membres, c’est en changer la nature même. Chaque idée de mise en scène est l’objet d’une discussion. Ce brassage des diversités se repère dans la forme même du spectacle. Tout ce qui était classé et séparé en disciplines distinctes (la caméra, le jeu, les amateurs, les acteurs) est associé et amalgamé.

Vous parlez de conflit et pourtant le plateau est le lieu d’une pacification entre toutes les altérités…

Plus nous jouons, plus nous tentons de trouver un espace alternatif où la liberté de chacun rend possibles le calme, l’énergie et la force qui sont perceptibles, notamment, dans la renaissance du chœur formé par les activistes. Au Brésil, le chœur est une tradition, présente dans les fêtes et les manifestations. Il chante ensemble en agrégeant des voix diverses, contrairement au chœur marxiste ou stalinien où une classe d’ouvriers ayant la même biographie et travaillant dans la même usine chante d’une seule voix. Pacifier ne veut pas dire que les différences sont aplanies, que les problèmes de traduction ou les divergences de sens ne se posent pas. Le MST a des buts pédagogiques, révolutionnaires et économiques. En tant que metteur en scène, je poursuis des buts humains et artistiques. Je veux être compris par un public qui n’intéresse pas les activistes. Or, je sais très bien qu’en Europe, justement parce qu’il comporte une dimension pédagogique, ce spectacle déplaira à la petite-bourgeoisie. Elle refuse qu’on l’éduque. Elle pense que le théâtre politique est forcément mauvais. A moi de tenir ma ligne entre ces antagonismes.

 

 

Antigone in the Amazon. Conception Milo Rau. L’Autre Scène du Grand Avignon, Vedène. Du 16 au 24 juillet.

 

 

Joëlle Gayot / Le Monde

 

Légende photo : Le metteur en scène suisse Milo Rau, en Amazonie, le 15 avril 2023. MORITZ VON DUNGERN
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July 9, 2023 5:30 PM
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Festival d’Avignon : Pauline Bayle, une metteuse en scène à la page

Festival d’Avignon : Pauline Bayle, une metteuse en scène à la page | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Emmanuelle Bouchez dans Télérama - 8 juillet 2023

 

Après avoir adapté Leïla Slimani ou Balzac, la jeune metteuse en scène, directrice du Théâtre Public de Montreuil, puise dans l’œuvre de Virginia Woolf et en livre une lumineuse relecture.



 

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Le théâtre ne cesse donc de se renouveler. Même âge que Julien Gosselin, Pauline Bayle prend elle aussi ses quartiers avignonnais, au cloître des Carmes. « Une grande joie !  », dit en souriant cette femme pétillante de 37 ans, qui dirige depuis janvier 2022 le Théâtre Public de Montreuil, centre dramatique national. Écrire sa vie sera son premier spectacle au festival depuis sa nomination. La récompense d’un parcours rapide.

 

 

 

Car Pauline Bayle, par ailleurs diplômée de Science po Paris où elle a pratiqué le théâtre – sa passion depuis l’enfance – avant d’intégrer le Conservatoire national supérieur d’art dramatique à 23 ans, s’est imposée dans le paysage théâtral en sept années et cinq spectacles, dont Chanson douce, d’après le roman de Leïla Slimani, au Studio de la Comédie-Française en 2019. Mais son talent de metteuse en scène s’était annoncé dès cette Iliade avec laquelle elle débarquait dans le Off d’Avignon en 2016, alors que le spectacle était tout juste primé par les lycéens au festival Impatience du théâtre émergent.

 

 

À coups de Scotch au sol et de faux sang, elle y racontait l’épopée homérique avec ses compères du conservatoire. Elle se souvient avec émotion d’être allée voir alors, dans le In, le Karamazov monté par Jean Bellorini, 41 ans aujourd’hui et directeur du TNP, à Villeurbanne. « Premier modèle d’une véritable énergie collective, il a désinhibé toute ma génération, à peine plus jeune.  »

 

 

Mais l’incroyable ferveur de sa Compagnie à Tire-d’aile à s’emparer de la grande littérature éclate surtout à l’automne 2021, dans l’adaptation des Illusions perdues de Balzac. Au début du travail, acteurs et actrices ont d’abord joué tous les rôles car mêler les âges et les genres – bien au-delà des questions actuelles – lui permet de déceler « le point de contact humain entre les caractéristiques du personnage et le profil de l’interprète » et de trouver « des combinaisons inattendues ».

Émancipée du roman

L’ex-comédienne affirme diriger de manière horizontale : en répétitions, tous les métiers de la scène sont invités à croiser leurs « sensations ». Même si elle « tranche » à la fin. Pour tisser, dans Écrire sa vie, une même intimité avec l’œuvre de la romancière anglaise Virginia Woolf (1882-1941), elle a convié ses habituels complices autour des Vagues, le récit de 1931, qui structure le spectacle. Celui-ci ressasse en effet, au fil des saisons, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, la vie rythmée d’attentes et de déceptions d’un groupe d’amis.

 

 

 

Comme si l’univers woolfien avait focalisé le désir de création de Pauline Bayle et de sa bande. En renommant les personnages, la metteuse en scène dit s’être émancipée du roman. Elle trame aussi l’histoire de dialogues, au lieu des monologues successifs ; la nourrit d’autres récits (La Chambre de Jacob, ou l’essai Trois guinées) et de l’énorme journal intime, où lui est apparue une artiste dans son époque. « Virginia Woolf a la conscience aiguisée par les guerres européennes dont elle a été témoin à deux reprises. Avant de se tuer, en 1941, elle confiait : “Comment écrire quand le futur n’existe pas ?” »

 

 

Écrire sa vie, d’après Virginia Woolf, mise en scène Pauline Bayle, Festival d’Avignon, cloître des Carmes, du 8 au 16 juillet à 22 h, relâche le 11.
 
Légende photo : Avec « Écrire sa vie », Pauline Bayle livre une vision toute personnelle de l’œuvre de Virginia Woolf. Photo Julien Pebrel / MYOP
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July 9, 2023 12:05 PM
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David Geselson, à hauteur de génome 

David Geselson, à hauteur de génome  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Anne Diatkine dans Libération - 9/07/2023

 

Admirateur de Tiago Rodrigues, qui l’a aidé à lancer sa carrière, le metteur en scène et comédien adepte des pièces intemporelles et travaillées est à l’affiche du Festival d’Avignon pour sa pièce «Neandertal».

 

 

C’est la première fois que le metteur en scène David Geselson est programmé dans le in d’Avignon, et cela tombe formidablement bien que ce soit avec le spectacle le plus complexe qu’il ait conçu depuis qu’il est auteur et metteur en scène. Celui qui synthétise et donne forme à toutes ses obsessions, se permet-on de supposer. On le retrouve le lendemain matin, et il répond que c’est drôle qu’on lui dise cela car justement il y pensait à la seconde : Neandertal est selon lui «une étape», une «ouverture», et «la fin d’une série» qui l’amène à explorer à chaque fois une vie où résonne la sienne, et où une partie du spectacle émerge grâce à un long processus d’improvisations dirigées. Malgré son ampleur et son ambition qui lui font épouser les pérégrinations de scientifiques obsédés par le déchiffrage des fragments d’ADN anciens dans un contexte géopolitique qui va des Balkans au Moyen-Orient en passant par Berkeley, le texte continue de bouger, ainsi que sa structure – «Il y a trois jours, on débutait le spectacle par la scène de la fausse conférence qui durait vingt minutes !» s’exclame-t-il. Se déploie dans cette saga virevoltante et intimiste, qui prend parfois la forme d’une enquête drolatique à la Hergé, une demi-douzaine de scientifiques. Ils sont pris dans leurs propres turbulences, amours, déchirements, et question de filiations et de transmissions, alors même qu’ils travaillent sur les infimes traces du Néandertal dans l’homo sapiens, peut-être lui aussi sur le point de s’éteindre. Qu’est-ce qui se transmet, de génération en génération, qui échappe à la volonté ? Qu’est-ce qui se transforme ? Qu’est-ce qui saute une génération ? La conservation d’une dent de lait d’un enfant qu’on n’a pas élevé suffit-elle à faire de soi un parent ? Suffit-il d’avoir une mère parmi les fondateurs de l’Etat d’Israël pour se sentir, sur plusieurs générations, juif ?

Premier de la classe

David Geselson ignore ce qu’il fera après Neandertal. Ou plutôt, il y a plein d’idées, et la première serait de trouver un lieu où lui et sa compagnie puissent répéter, travailler, chercher, sans faire appel à une institution déjà existante et missionnée par des tutelles. Lui qui avait postulé il y a deux ans à la direction du Nouveau Théâtre de Montreuil (Seine-Saint-Denis) est désormais «très heureux» ne pas avoir été retenu – il le dit avec soulagement et sans agressivité. Par ailleurs, il n’a pas attendu les prérogatives du ministère de la Culture, qui incitent les artistes à se lancer dans des travaux de recherche au lieu de produire à tout-va des spectacles mort-nés, car peu ou pas diffusés. Chacune de ses créations lui demande en moyenne trois ans d’investigations et il fait tout pour qu’elles échappent à l’obsolescence programmée : encore maintenant, son premier spectacle conçu il y a une dizaine d’années, l’hommage à son grand-père En route-Kaddishcontinue de tourner. Quant à l’étape d’études et de recherches, prélude à toute création, elle est collective : la totalité de l’équipe artistique et technique de Neandertal a suivi deux années de cours au musée de l’Homme auprès des éco-anthropologues Evelyne Heyer et Sophie Lafosse, ainsi qu’«une petite formation» auprès d’une chercheuse spécialisée dans les maladies dégénératives liées à la mémoire. Ce sont ces ancrages et cette curiosité qui permettent à Neandertal de ne jamais sombrer dans un didactisme pesant, tout en étant merveilleusement exact dans l’usage du vocabulaire et les gestes – «On travaille sur des machines à séquencer que des labos nous ont prêtées», explique-t-il.

 

David Geselson a aujourd’hui un petit côté premier de la classe à qui tout réussit. Inutile de s’en agacer : certes tout va (très) bien pour celui qui a foulé en tant qu’acteur la cour d’honneur il y a deux ans dans la Cerisaie, mis en scène par le tout nouveau directeur du festival Tiago Rodrigues, un ami depuis Bovary et Occupation Bastille. Mais le sort n’a pas toujours été aussi gratifiant, et David Geselson a commencé, à la sortie du conservatoire, par être un acteur, de 2006 à 2009, pris dans une impasse. «J’ai failli renoncer à l’être.» Un jour, Géraldine Chaillou, alors en poste au théâtre de la Bastille, lui annonce qu’elle a invité un metteur en scène portugais alors peu connu à occuper le théâtre pendant trois mois. Elle propose à Geselson de le rejoindre. «Je n’étais pas certain de vouloir m’engager aussi longtemps auprès d’un inconnu. Je rentre à la maison et ma compagne s’énerve : “Accepte. Qu’est-ce que tu risques ? Ça fait trois ans que tu ne travailles pas !”» Il en a conscience aujourd’hui : «Cette rencontre a changé ma vie.» Adolescent, il s’était inscrit à des cours de théâtre, ayant le sentiment partagé que Baudelaire et Verlaine écrivaient les mots qui lui manquaient. «Lorsque j’ai lu le rôle que Tiago m’a confié dans Bovary, juste avant qu’on occupe le théâtre de la Bastille, j’ai de nouveau eu cette sensation d’un texte écrit pour moi.» Est-ce un hasard si David Geselson a lancé au même moment le projet, toujours actif, des Lettres non écrites, où des inconnus le chargent à leur tour d’une missive à envoyer et à dire sur scène.

 

«On flirtait avec des états dangereux»

Son autre metteur en scène phare est Krystian Lupa (dont le spectacle à Avignon a été annulé après l’épuisement de l’équipe technique avec laquelle il collaborait en Suisse), alors même qu’il n’a jamais joué dans ses spectacles. «Durant les années où j’étais un acteur vacant, j’ai suivi des stages qu’il donnait. Il libérait de façon incroyable la créativité de ses étudiants. Notamment, il nous faisait écrire pendant deux minutes l’intégralité du monologue intérieur non exprimé durant une situation qu’il fixait. On prenait conscience de tout ce qui nous était venu à l’esprit durant ce temps minuté. On flirtait avec des états dangereux.» David Geselson précise aussitôt : «J’étais stagiaire et non au service de son œuvre. Dans ce contexte, il n’y avait pas de prédation possible. C’est nous, les étudiants qui prenions ce que nous voulions de son enseignement.» Il ajoute que «rien dans la création ne lui semble autoriser la douleur».

 

Durant les longues tournées de Doreen, une pièce culte adaptée de la Lettre à D du philosophe André Gorz, le spectacle était devenu sa maison. La compagnie qu’il a fondée s’appelle Lieux Dits. Dans Neandertal, David Geselson a finalement coupé une phrase par peur sans doute d’être trop explicite et sentimental : «L’amour, c’est le territoire où l’on peut vivre.» Ou comment abolir les frontières.

Neandertal de David Geselson, à Vedène (Vaucluse) dans le cadre du Festival d’Avignon, jusqu’au 12 juillet.
Légende photo : Avant d'être metteur en scène, David Geselson a commencé par être acteur. (Simon Gosselin/Festival d'Avignon)
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July 8, 2023 6:00 AM
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«Néandertal», de David Geselson : du coq à l’âme

«Néandertal», de David Geselson : du coq à l’âme | Revue de presse théâtre | Scoop.it

par Anne Diatkine dans Libération 7 juillet 2023

 

Présentée au festival d’Avignon, la pièce virevolte à travers les défis scientifiques sans jamais nous égarer. Virtuose.

 

 

A l’entrée du théâtre Vedène, le metteur en scène et acteur David Geselson accueille avec la comédienne Laure Mathis les quatre cents spectateurs en offrant à chacun et chacune une petite pierre noire, brillante et mystérieuse, qu’il ne s’agit pas d’égarer et qu’on garde après la représentation. C’est «un reste de météorite» tombé il y a quelques mois, si l’on en croit les deux scientifiques qu’ils incarnent durant Néandertal, lorsqu’ils nous invitent à tenir dans la main le caillou. Pas de crainte à avoir : ce quatrième spectacle écrit et mis en scène par David Geselson après En route-Kaddish, la merveille Doreen et le Silence et la Peur, n’est pas une œuvre participative, du genre de celles où le public est appelé à chanter, danser, hocher la tête ou faire la roue. En revanche, la petite pierre a bien la valeur d’un pacte muet, que chacun est libre d’inventer et d’énoncer à sa guise. Elle nous déplace légèrement et sans injonction, nous conduit au cœur de la représentation, tout comme les spectateurs de Doreen étaient eux aussi accueillis et invités à boire un verre sur le plateau, dans le décor même du salon du philosophe André Gorz et de sa compagne Dorine. Ici, la petite pierre incite à une écoute active et à ne rien perdre des multiples résonances dans ce spectacle dense, foisonnant, saga intimiste aux péripéties internationales où se déploient une demi-douzaine de personnages, avec des mises en perspectives géopolitiques détonantes, au beau milieu d’une enquête drolatique et sérieuse sur la disparition de l’homme de Néandertal et de ce qu’il en reste dans l’ADN de l’Homo sapiens invasif d’aujourd’hui, inspiré par la vie et le travail du paléogénéticien suédois Svante Pääbo.

 

 

Tout débute dans un noir profond avec une femme (Laure Mathis) qui parle à toute vitesse, qui a peur et qui vomit quand elle a peur, et prévient donc l’homme, un collègue inconnu, de son malaise imminent, car la catastrophe de Tchernobyl vient d’avoir lieu et qu’elle estime qu’ils ne sont pas en sécurité dans cette caverne. Cela continue avec les deux mêmes scientifiques, devenus un couple sur le devant de la scène, qui nous expliquent rapidement le comment du pourquoi de leur travail de recherche en génome – et accessoirement la particularité du regard critique. David Geselson a un talent particulier pour passer du coq à l’âne sans jamais que l’absurdité des situations, l’association de ses idées, ne paraissent gratuites. Sans doute y parvient-il parce que chacun des acteurs – tous excellents – nous plonge au présent, dans des sentiments et obsessions partagées : ainsi cette mère, scientifique en mission dans un pays étranger, atteinte d’une maladie dégénérative qui enregistre des monologues pour sa fille avant que sa mémoire ne fonde définitivement. Il faut de la virtuosité pour ne jamais nous semer, tout en nous embarquant à la fois dans un laboratoire à Zagreb auprès d’une scientifique chargée d’aider les vivants à retrouver leurs défunts disparus pendant la guerre des Balkans grâce à des recherches ADN, et dans un questionnement sur l’identité juive jusqu’à l’assassinat de Yitzhak Rabin le 4 novembre 1995 par un ultranationaliste israélien. Les dialogues n’assènent jamais aucune vérité et ne prennent pas les personnages pour des porte-parole. C’est par leur vulnérabilité et malgré les impossibilités que Rosa, Lüdo, Lukas et consorts se dévoilent et partagent leurs doutes, au cœur même de leur recherche mégalo semée d’embûches, qu’un simple éternuement peut réduire à néant.

 

 

Néandertal de David Geselson. A Vedène dans le cadre du festival d’Avignon, jusqu’au 12 juillet.

 

Représentations au TGP de Saint-Denis, du 28 février au 11 mars 2024

Légende photo : «Néandertal», de David Geselson. (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)
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July 7, 2023 5:48 PM
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Julien Gosselin, metteur en scène : « J’ai besoin que mon théâtre évoque un temps perdu »

Julien Gosselin, metteur en scène : « J’ai besoin que mon théâtre évoque un temps perdu » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Joëlle Gayot dans Le Monde - 7 juillet 2023

 

Le metteur en scène présente au Festival d’Avignon « Extinction », d’après Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal, et revient, dans un entretien au « Monde », sur ce qui le motive à pousser son art dans ses retranchements.

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/07/julien-gosselin-metteur-en-scene-j-ai-besoin-que-mon-theatre-evoque-un-temps-perdu_6181034_3246.html?fbclid=IwAR028xDlzz0zXaNUkIuKMf1bAxaKisnR1ObE2t7EK0cU9ZIyU-WWo8jafQI#xtor=AL-32280270-%5Bfacebook%5D-%5Bios%5D

Après avoir adapté pour le théâtre des romans de Michel Houellebecq, de Roberto Bolaño ou de Don DeLillo, Julien Gosselin met en scène Extinction au Festival d’Avignon. Porté par une troupe d’acteurs français et allemands, musclé par des vidéos filmées en direct, ce spectacle monumental, d’une durée de 5 h 30, s’appuie sur les textes d’écrivains autrichiens qui alimentent une plongée vertigineuse dans la barbarie humaine.

 

 

 

Le récit de Thomas Bernhard donne son titre au spectacle. Mais de quelles autres extinctions est-il question dans votre représentation ?

Cela fait sept ou huit ans que je souhaite faire un spectacle sur la fin du monde, sur la disparition de l’espèce et que je veux démarrer par un acte antithéâtral. Mon spectacle est vu à travers les yeux d’une jeune femme qui observe ce que ma génération et celles de mes aînés (Lars Von Trier ou Michael Haneke) ont produit : une extrême noirceur. D’une certaine façon, la représentation va contre ce que j’ai été et ce que j’ai aimé. Je cherche à générer trois extinctions successives. La première fait mine d’évacuer le théâtre au profit d’une rave-party collective. Cette séquence provoque un dissensus parmi le public. Pour la deuxième, je pousse les curseurs : la vidéo domine la scène et, en traversant les textes de Schnitzler et d’Hofmannsthal, je mets en jeu un nihilisme absolu. La troisième est un moment de pure littérature amené par le récit de Thomas Bernhard.

Ces extinctions englobent-elles aussi le péril écologique ?

On ne peut plus, en tant qu’artiste, s’abstraire de cette réalité. Les menaces qui pèsent sur la planète et les espèces annoncent la finitude de choses qu’on croyait immuables. La notion d’art elle-même est mise en crise par la tentation de l’aquoibonisme : pourquoi continuer à créer alors qu’il est devenu impossible de penser le monde comme un infini ? Depuis dix ans, je mets en scène des spectacles où l’humain disparaît. Je devais clore ce cycle, aller au bout de l’anéantissement du civilisé, du langage, du vivant. Mais la dernière image (une flamme dans la main d’une femme) est, me semble-t-il, une note d’espoir. L’extinction est une inflammation.

Les femmes sont beaucoup mises en avant dans la représentation. Pourquoi ?

L’âge venant, il me faut de plus en plus passer par des figures qui se positionnent contre le monde et, aujourd’hui, ce sont majoritairement les femmes qui incarnent la radicalité. Elles sont les fers de lance de la destruction des ordres établis. Lorsque j’ai lu Extinction, je ne pouvais pas imaginer la voix d’un homme de 60 ans, l’âge qu’avait alors Thomas Bernhard. Il fallait évidemment que ce soit une jeune femme.

La seconde partie du spectacle, qui s’appuie sur Arthur Schnitzler, déploie un groupe de Viennois éduqués du début du XXe siècle qui se livre à une cérémonie d’une rare sauvagerie. Que vouliez-vous montrer ?

En 1913, Vienne domine l’Europe. Elle est la ville où on croise les plus grands architectes, peintres, musiciens et écrivains. Comment cette société pouvait-elle porter les germes de la barbarie et de la mort ? Nous racontons la fin d’un monde qui se croyait vainqueur et se pensait tout en haut.

Avez-vous pensé, en mettant en scène ces personnages qui dérapent vers le nazisme, aux penchants ultradroitiers de certains intellectuels français ?

Je ne parle pas par hasard d’une extinction de moi-même. C’est un spectacle fait par un jeune homme qui a monté Michel Houellebecq voici dix ans et qui a constaté, depuis, la faillite de ce qu’il pensait être une radicalité littéraire. Les réactionnaires contemporains décrivent notre société en évoquant un déclin lent qui signerait la fin de la civilisation. Il y a sans doute chez eux un réel plaisir à aller vers la barbarie. Ils ont cru que manipuler le mal sans y prêter attention pouvait relever d’une forme de spiritualité.

Vous dites que le théâtre est un punching-ball, l’usage de la vidéo participant des coups que vous lui portez.  Etes-vous toujours en lutte avec lui ?

Non, je me suis réconcilié avec le théâtre. Je sais aujourd’hui que c’est l’art que je veux faire toute ma vie. J’ai l’impression de travailler le lien entre le spectateur et ce qu’il observe, c’est-à-dire le plateau. Pendant des années, j’ai utilisé cet outil vidéo parce qu’il me permettait d’éloigner la représentation en retirant la notion de présent pour augmenter la notion de passé. Mes premiers spectacles commençaient par des formes narrées qui racontaient au passé ce que les personnages vivaient. La caméra m’a aidé à aller dans ce sens car elle augmente la sensation de disparition des êtres. J’ai besoin que mon théâtre évoque un temps oublié ou perdu, qu’il soit une célébration des morts.

Durée du spectacle, séquences de jeu parfois éprouvantes : faut-il prendre le risque d’épuiser le spectateur ?

Je crée en disant aux acteurs : « Il faut que la salle soit vide à la fin. » Et puis, lorsque les spectateurs sont là, j’ai envie qu’ils nous aiment. J’ai les moyens de faire des spectacles visibles et qui coûtent de l’argent. Si je ne prends pas ce risque, alors je ne sais pas ce que je fais là. Si, dans le théâtre public subventionné, nous ne prenons pas ce risque, qui va le prendre ?

 

 

Extinction. D’après Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, Thomas Bernhard. Mise en scène Julien Gosselin. Cour du lycée Saint-Joseph, à Avignon. Durée : 5 h 30. Du 7 au 12 juillet.

 

Joëlle Gayot

 

Légende photo : Julien Gosselin, en juillet 2021. SIMON GOSSELIN

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July 7, 2023 10:06 AM
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A Aix, George Benjamin signe un nouveau chef-d’œuvre avec la création mondiale de « Picture a Day Like This »

A Aix, George Benjamin signe un nouveau chef-d’œuvre avec la création mondiale de « Picture a Day Like This » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Marie-Aude Roux dans Le Monde - 7 juillet 2023

 

 

Après le succès de « Written on Skin » en 2012, le compositeur britannique et son dramaturge, Martin Crimp, créent à nouveau l’événement. Une production accueillie au Théâtre du Jeu de paume, jusqu’au 23 juillet, qui sera reprise à l’Opéra-Comique, à Paris.

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/07/a-aix-george-benjamin-signe-un-nouveau-chef-d-uvre-avec-la-creation-mondiale-de-picture-a-day-like-this_6180938_3246.html

Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre s’insinue en vous dès les premières mesures et s’imprime dans la chair de votre mémoire ? C’est le cas de Picture a Day Like This, création mondiale présentée par le Festival d’Aix-en-Provence, jusqu’au dimanche 23 juillet, au Théâtre du Jeu de paume. Après le succès historique de Written on Skin en 2012, le quatrième ouvrage lyrique du compositeur George Benjamin et du dramaturge Martin Crimp s’inscrit à nouveau dans la catégorie « chef-d’œuvre ». Si cet opéra de chambre se démarque des deux drames psychosexuels qui l’ont précédé (Written on Skin puis Lessons in Love and Violence, en 2018), c’est pour mieux renouer avec la forme concentrée et l’esprit du conte fantastique d’Into the Little Hill, première collaboration du tandem britannique en 2006 autour du Joueur de flûte de Hamelin, des frères Grimm.

 

 

Lire l’entretien avec George Benjamin : Article réservé à nos abonnés « J’aime que l’écriture m’entraîne dans des directions inconnues »
 
 

Le synopsis de Martin Crimp est tissé de plusieurs fils, du conte anonyme populaire La Chemise de l’homme heureux à la légende bouddhiste de Kisa Gotami dans le Livre VIII (n° 13) du Commentaire sur le Dhammapada, en passant par Le Roman d’Alexandre, récit de la vie d’Alexandre le Grand. Il dessine le portrait d’une femme déchirée par la perte d’un enfant qu’elle va essayer de ramener à la vie. Il lui faut pour cela rapporter le bouton de vêtement d’une personne heureuse. La Femme sollicitera, en vain, un couple d’Amoureux, un Artisan, une Compositrice et un Collectionneur, pour constater qu’aucun n’est heureux. Puis elle rencontrera la lumineuse Zabelle et son jardin paradisiaque.

 

Un plateau noir et des ombres. Le silence qui précède la tragédie. Sur le plateau incliné, muré de sombres parois lisses, des silhouettes sombres de Parques glissent puis se rassemblent autour d’un livre, dont une page est confiée à la Femme, qui se tient droite, roidie par le chagrin. Une seule note de piano a déclenché son monologue quasi a cappella : « A peine mon enfant avait-il commencé à faire des phrases complètes, qu’il est mort. » Impossible de ne pas penser à celui de la Gouvernante, au début du Tour d’écrou (1954), de Benjamin Britten. La voix chaude et frémissante de Marianne Crebassa, à la fois blessure et consolation, déroule l’indicible, la toilette funéraire, l’ensevelissement dans la soie, les femmes souriantes dans le jardin aux quatre fleuves de vie, où coings, amandes, lilas et violettes sont en fleurs.

Raffinement sensuel

Dans la fosse, George Benjamin dirige sa partition. Un raffinement sensuel et vénéneux qui ponctue et caresse, déploie telle sonorité de cordes, projette d’inquiétantes fanfares, livrant la pleine force orchestrale alors que la Femme s’apprête à entamer le long chemin de sa quête du bonheur. Les Amoureux sont au lit. Torse nu pour l’homme à la chevelure brune, déshabillé pour la jeune femme blonde. Quelque chose d’un baroque à la Purcell imprègne leur duo, voix vibratile de haute-contre pour Cameron Shahbazi, clair soprano pour Beate Mordal. Sont-ils heureux ? La Femme s’excuse, retourne les vêtements qui jonchent le sol. Elle est arrêtée par l’homme qui lui propose de les rejoindre, déclenchant une dispute avec sa partenaire.

L’humour n’est pas absent du travail de Benjamin. Les trompettes ont prévenu de la montée d’adrénaline. C’est sur une tenue de hautbois que l’amante enverra celui « qui couche avec des filles et des garçons et des gens entre les deux » se faire foutre, avant de quitter le plateau.

 

La vocalité de Benjamin, d’un grand naturel, se love au creux des mots, suit une sorte de ligne calquée sur la prosodie. Aucune envolée qui ne s’abreuve à la source de l’affect. Tandis que les cloches ponctuent discrètement le temps qui s’écoule – la Femme a jusqu’à la nuit pour accomplir son vœu –, un Artisan assis, dans une vitrine de verre, est poussé sur le plateau. Son habit est couvert de milliers de boutons qu’il a cousus lui-même. Le baryton de John Brancy s’exalte, dans un chant modulé qui s’exacerbe jusqu’à l’aveu. Suicidaire multirécidiviste et psychotique, il donnera à la Femme ce qu’elle veut, à condition qu’elle lui procure de la chlorpromazine. Ce deuxième échec fait tout espérer de la rencontre avec la Compositrice, accompagnée de son assistant groupie.

Portrait en forme d’autodérision

Magistralement réglée, forte et poétique, la mise en scène de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma offre à la dramaturgie une traduction visuelle idéale. Des trilles aux violons, « cordes pianissimo », ont accueilli l’entrée de la Compositrice (Beate Mordal) et de son acolyte (Cameron Shahbazi), marchant sur un tapis roulant, elle, costume pantalon, très « wonder woman », lui, dandy avec portable tiré à quatre épingles. Les sortilèges sonores de Benjamin se plaisent à illustrer cette « zone scintillante de pure sensation » à laquelle se réfère la musicienne, « connue dans le monde entier, jeune et idolâtrée, compositrice de génie ».

 

Le compositeur s’amuse, non sans quelque cruauté, à ce portrait en forme d’autodérision que caricaturent des glissandos de trombones « pouffant » alors que l’artiste énonce la peur de l’échec, de la perte du succès et de la notoriété, et plus encore de l’inspiration créatrice. La mort d’un enfant est à la même aune que l’art, difficile.

 

Un grand accord dissonant au tutti : la colère de la Femme éclate comme un orage. Accablement, désespérance, terreur : pliée en deux, Marianne Crebassa déploie un magnifique lamento balayé de puissantes lames de fond et de larmes imprécatoires. La projection tellurique de la mezzo-soprano est paroxystique et impressionne. C’est au tour du Collectionneur (John Brancy), dont l’entrée est saluée d’une courte élégie à l’alto. Des toiles coulissantes ont été installées au milieu du plateau et à l’avant-scène. La beauté de l’art peut-elle sauver le monde ?

 
 

L’homme riche et élégant, sorte de Barbe-Bleue « inoffensif », vit seul avec ses trésors – Manet, Matisse, Warhol, Hals, Degas, Klee, Ray, Basquiat. Il sollicite l’amour, qui lui donnerait le bonheur qu’il n’a pas. La Femme refuse, répétant obstinément qu’on lui ouvre la porte. Le jardin de Zabelle apparaît. Il est peuplé des somptueux fantasmes visuels aquatiques du vidéaste Hicham Berrada, végétaux aux tiges sinueuses, particules luminescentes de sédiments et de semences séminales, c’est le fleuve porteur de vie des origines. Magnifiquement incarnée par Anna Prohaska, Zabelle aux longs cheveux noirs a vécu, elle aussi, la destruction et le saccage, condamnée par des hommes dont l’intrusion a tué l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et laissé tomber. Elle s’effacera, laissant dans la main de la Femme un bouton qui brille.

 

 

Picture a Day Like This, de George Benjamin. Avec Marianne Crebassa, Anna Prohaska, Beate Mordal, Cameron Shahbazi, John Brancy, Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma (mise en scène, scénographie, lumière), Marie La Rocca (costumes), Hicham Berrada (vidéo), Martin Crimp (texte), Mahler Chamber Orchestra, George Benjamin (direction). Festival d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Jusqu’au 23 juillet.

 

Diffusé sur France Musique, vendredi 14 juillet à 20 heures.

 

 

Marie-Aude Roux(Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), envoyée spéciale / Le Monde

 

 

La Femme (Marianne Crebassa, à gauche) et les Amoureux (Beate Mordal, au centre, et Cameron Shahbazi) dans « Picture a Day Like This », de George Benjamin et Martin Crimp, au Festival d’Aix-en-Provence 2023. JEAN-LOUIS FERNANDEZ/FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE

 

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July 7, 2023 7:06 AM
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Le Lucernaire est à vendre : “L’important est que le repreneur prolonge l’esprit que nous y avons insufflé”

Le Lucernaire est à vendre : “L’important est que le repreneur prolonge l’esprit que nous y avons insufflé” | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Olivier Milot, Dialla Konaté dansTélérama, le 6 juil. 2023

 

La maison d’édition L’Harmattan, actuelle propriétaire du mythique espace culturel du 6ᵉ arrondissement de Paris, est en pourparlers avec deux acquéreurs. Et souhaite que le lieu demeure une pépinière de talents.

 

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Cétait le week-end du 21 septembre 2019, lors des Journées du patrimoine. Expositions, concerts, visites des coulisses… Le Lucernaire fêtait en grande pompe ses 50 ans. Fier et serein, le directeur de cette institution parisienne, Benoît Lavigne, nous listait ses projets pour l’avenir : « Le développement de l’école professionnelle et celui de notre structure de production et de diffusion, la rénovation de notre restaurant et, à terme, du hall d’entrée, l’accueil de concerts… »

 

 

Il y a de quoi être fier quand on dirige un établissement aussi prestigieux, connu et reconnu des amateurs de théâtre comme des cinéphiles. Niché au cœur du 6ᵉ arrondissement, cet espace culturel, labellisé Centre national d’art et essai, déploie depuis 1969 une programmation éclectique, faisant la part belle aux jeunes talents. L’espace de 1 300 mètres carrés abrite trois salles de théâtre, trois salles de cinéma, une galerie d’art, une école de théâtre, une librairie, un restaurant ainsi qu’un bar. Les pavés, la fontaine Wallace, les réverbères et les bancs publics du hall d’entrée participent à entretenir la magie du lieu, lui conférant une allure de place de village.

Mais après avoir survécu à un rachat en 2004, puis à la crise sanitaire de 2020, le Lucernaire serait-il en passe d’affronter un nouveau défi qui pourrait le mettre en péril ? Le journal Le Parisien révèle que les éditions L’Harmattan, actuel propriétaire des lieux, souhaitent vendre l’établissement. Son directeur général, Xavier Pryen, explique cette décision par une volonté de se « recentrer sur les métiers du livre ». Un choix qui étonne, d’autant que selon Caroline Verdu, présidente du Syndicat national du théâtre privé, l’établissement est en « très bonne santé financière, grâce notamment à l’excellente gestion de son équipe ». De son côté, Xavier Pryen assure que les candidats au rachat s’engagent à préserver l’ADN de ce lieu atypique, créé par Christian Le Guillochet et Luce Berthommé.

 

 

C’est à la force de leurs bras que ce couple de comédiens et de metteurs en scène bâtit, en 1969, la première demeure du Lucernaire, située à deux pas de la gare Montparnasse. Leur ligne directrice est claire : promouvoir le théâtre d’avant-garde et les nouvelles formes d’expressions artistiques. En 1976, des promoteurs immobiliers obligent les amoureux à déporter leur projet quelques rues plus loin, au 53, rue Notre-Dame-des-Champs. Qu’importe, le couple achète une ancienne usine de chalumeaux de 1 300 mètres carrés et le Lucernaire renaît de ses cendres. Jeunes dramaturges et comédiens y débutent, à l’instar de Jean Giraudoux, Dany Boon, Vincent Macaigne ou encore Catherine Hiegel. Au fil des décennies, le Lucernaire s’impose dans la liste des théâtres parisiens qui comptent et où il fait bon d’être vu.

 

 

À lire aussi :

Le Lucernaire a 50 ans : 1980-2003, le théâtre de tous les possibles

 

 

Mais en 2004, la mise en vente du lieu par Christian Le Guillochet révèle des soucis de trésorerie. Un temps évoqué, le projet de transformation du lieu en parking est finalement écarté grâce au rachat des éditions L’Harmattan. Cinq directeurs se succéderont pour tenter de redresser la barre (Jean-Paul Chagnollaud et Denis Rolland, Vincent Colin, Philippe Person et Christine Milleron) avant l’arrivée de Benoît Lavigne en 2015.

 

 

Olivier Milot, Dialla Konaté / Télérama

Légende photo : L’entrée du Lucernaire. Photo Aurélie Mutel

 

 

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July 7, 2023 5:44 AM
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Claude McKay : diapason blues, diaspora noire 

Claude McKay : diapason blues, diaspora noire  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Jacques Denis dans Libération - 6 juillet 2023

 

 

Avec leur spectacle «Lettres à un poète disparu», mêlant textes, images et musique, Lamine Diagne et Matthieu Verdeil rendent hommage à l’œuvre, la vie et les engagements du romancier et poète avant-gardiste.

 

 

 

par Jacques Denis

publié le 6 juillet 2023 à 17h08
 

«Quand je serai mort et oublié / Sans nul vivant qui se souvienne mes traits […] / Peut-être un jeune homme songeur brûlant de passion / […] Tombera sur une chanson de moi / Et doucement peut-être sifflera la mélodie en se demandant / Qui donc jadis écrivit ces vers…» C’est par ce poème de Claude McKay, daté de 1922 que Lamine Diagne choisit de débuter Lettres à un poète disparu. Un spectacle qui fait l’ouverture du festival Marseille Jazz des cinq continents et qu’il définit comme un dialogue, plus qu’un simple concert, avec son signataire, mort en 1948 dans l’oubli mais dont la pensée ne manque pas de résonner aujourd’hui.

En 1922, Claude McKay s’apprête à poser ses bagages à Marseille. A 33 ans, le natif de Jamaïque a déjà beaucoup bourlingué, de Harlem à Paris et bientôt le grand port qui va lui inspirer Banjo. Ce roman majuscule irrigue un siècle plus tard le phrasé de Lamine Diagne, saxophoniste flûtiste qui s’est lui aussi ancré à Marseille au tournant des années 2000. A l’époque, Banjo venait tout juste d’être republié, non sans faire grand boucan auprès d’un petit cercle d’initiés qui décèlent en ce livre l’une des œuvres cardinales de la Renaissance de Harlem, le mouvement artistique afro-américain des années 20, et tout autant un recueil qui permet de décentrer l’arrivée du jazz en Europe, loin des cabarets mondains du Paris de Joséphine Baker et consorts. Il faudra pourtant encore attendre une vingtaine d’années pour qu’enfin Claude McKay soit célébré comme il se doit. Dès lors, les parutions se succèdent, notamment chez les Marseillais d’Héliotropismes (Romance in Marseille, ou ces jours-ci un recueil de nouvelles inédites, Diner à Douarnenez), ainsi que les manifestations – tel «McKay, 100 ans après», un colloque organisé du 30 novembre au 2 décembre à Marseille par la Banjo Society, groupe de recherche interdisciplinaire dédié à la transmission érudite de son œuvre.

«Je n’avais pas envie de l’embaumer dans son époque»

«Récemment, au festival Etonnants voyageurs, j’ai eu des conversations avec Dany Laferrière, Rodney Saint-Eloi, Abdourahman Waberi, Felwine Sarr : tous reconnaissaient le caractère fondateur de Banjo. Un classique !», s’enflamme Matthieu Verdeil, celui qui a mis le roman dans les mains de Lamine Diagne et qui accompagne d’images et de témoignages ce spectacle. Ce réalisateur, de son côté, a abouti à un documentaire, non sans galérer à convaincre les diffuseurs. Pourtant les sujets abordés par l’auteur du terrible If We Must Die, écrit en réaction de l’été rouge qui embrasa en 1919 les quartiers noirs des Etats-Unis, s’avèrent on ne peut plus contemporains. Le poème est d’ailleurs présent dans Lettres à un poète disparu à travers la voix de McKay himself, qui en fit une lecture tardive. «Nous le faisons quasiment rapper», précise Verdeil, tandis qu’à l’écran défile «un historique des violences policières, jusqu’à Black Lives Matter, et les penseurs tels que Césaire, Fanon, Baldwin, Angela Davis, Frederick Douglass, Harriet Tubman…»

 
 

Questions des frontières qu’il s’agit d’outrepasser, du colonialisme qui emmure les mentalités, des genres qu’il faut bien conjuguer, de l’appropriation culturelle… La vision du monde que suggère cet auteur dans les marges, bisexuel et marxiste, parle avec acuité des enjeux de la société des hommes et femmes en 2023. «On ne peut cantonner McKay dans le passé. Sa façon de dépeindre le monde, et ses rouages, opère jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi je n’avais pas envie de l’embaumer dans son époque, mais de lui apporter un contrepoint contemporain», insiste Lamine Diagne, qui a en outre monté le collectif Kay, groupement informel et pluridisciplinaire (musiciens, danseurs, rappeurs, comédiens, auteurs, graffeurs…) qui intervient sous forme de «performances immersives» dans des écoles, des IME, des parcs au cœur des quartiers Nord. Il dit d’ailleurs avoir «l’impression de marcher dans les romans de Claude McKay» lorsqu’il descend de chez lui, à Belsunce, au cœur du centre-ville marseillais que McKay dépeint comme peu d’autres dans Banjo, à commencer par le quartier réservé, vaste bordel à ciel ouvert qui fut dynamité sous Vichy.

Avant-gardiste aventurier

Dans Romance in Marseille, McKay suit le périple d’un docker ouest-africain ayant perdu ses jambes, gelées durant la traversée transatlantique après s’être embarqué en clando. «On ne peut pas manquer de songer aux migrants en Méditerranée», poursuit Verdeil. Voilà pourquoi ces Lettres à un poète disparu vont au-delà de l’hagiographie : une épopée qui débute à la naissance de McKay en Jamaïque et se termine dans les périphéries françaises aujourd’hui. Matthieu Verdeil l’accompagne d’images et de témoignages, qui racontent un attachement à Marseille la polyglotte.

 

 

Avant-gardiste aventurier, McKay, qui fréquenta le salon des sœurs Nardal et éclaira les penseurs de la négritude, se rangerait néanmoins plus volontiers du côté des vagabonds du Tout-Monde, concept forgé bien après sa mort par le philosophe martiniquais Edouard Glissant. A leur manière, Lamine Diagne et Matthieu Verdeil remettent aussi en perspective cette poétique de la relation, à l’autre comme à soi, lorsqu’ils interpellent la question de l’identité, avant de projeter sur l’écran une galerie de Marseillais, hommes et femmes vibrant de tant de langues. «McKay a traversé toutes les classes sociales. Aujourd’hui encore, nous sommes dans des rapports instrumentalisés par l’histoire et les intérêts de certains mais il ne faut pas perdre de vue la fraternité qui nous attend si on arrive à briser le moule», reprend Lamine Diagne qui a choisi aussi de faire sien un texte sur le commerce, qui a «pour éternelle compagne l’obscénité» selon McKay. A sa lecture, la guerre des races va de pair avec la lutte des classes. C’est ainsi qu’il faut lire cette volonté de donner chair et âmes à ceux qui habitent les univers interlopes, qui subissent depuis des générations la prédation capitalistique. On ne peut que songer à Frantz Fanon ou plus près de nous Raoul Peck.

Entre improvisation et partition

Que le festival Marseille Jazz des cinq continents ait choisi d’ouvrir ce rendez-vous de l’été par ce concert gratuit, dans le parc François Billoux, en pleins quartiers Nord, ne doit rien au hasard. «La poésie de Claude McKay est un reflet du monde d’aujourd’hui et à ce titre, elle constitue la ligne artistique du festival», précise Hugues Kieffer, son directeur. Dans Banjo, une certaine idée du jazz affleure à chaque page, à commencer par le désir collectif de monter un groupe errant de bar en place – un gars de l’Alabama, un de la Côte Est, un Nigérian, un Sénégalais, deux Antillais et un Haïtien, alter ego de McKay, tous partagés entre des visions afro-diasporiques contradictoires.

 

Le jazz dans son entendement le plus ouvert est encore en 2023 le prétexte idéal à cette relecture musicale, synonyme de bande-son transversale qui devrait même donner lieu à un disque en 2024. «Comment les gens exultent ensemble, comment communier par la danse et le corps. C’est peut-être une très bonne définition du jazz», selon Lamine Diagne. On ne peut manquer de songer au fameux Shake That Thing, standard du banjoïste Papa Charlie Jackson immortalisé dès 1925 par la chanteuse Ethel Waters, et qui revient comme un leitmotiv dans le roman de McKay. Une histoire de blues, une affaire de swing, que l’on peut percevoir jusque dans la manière de mêler les différents niveaux de langage dans l’écriture du romancier. De l’Amérique du Nord à l’Afrique de l’Ouest, du bitume au sable, entre improvisation et partition, la version qu’en donnent Lamine Diagne et son groupe s’inscrit dans cette veine afro diasporique, établissant une connexion avec les premières heures et malheurs de l’Atlantique noir, mais aussi avec la bande-son de ceux relégués aujourd’hui encore au ban de la cité.

 

Jacques Denis / Libération

Lettres à un poète disparu, le 8 juillet à 20 h 30 au Théâtre de la sucrière, en ouverture de Marseille Jazz des cinq continents.
Légende photo

 

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July 6, 2023 9:48 AM
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Marjorie Glas, sociohistorienne : « Le théâtre a oublié le public des travailleurs issus des classes populaires »

Marjorie Glas, sociohistorienne : « Le théâtre a oublié le public des travailleurs issus des classes populaires » | Revue de presse théâtre | Scoop.it



Propos recueillis par Sandrine Blanchard dans Le Monde - 6 juillet 2023

 

La chercheuse spécialisée en analyse des professions culturelles interroge, dans un entretien au « Monde », l’évolution du théâtre public et la perte de sa vocation sociale.

 

 


Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/06/marjorie-glas-sociohistorienne-le-theatre-a-oublie-le-public-des-travailleurs-issus-des-classes-populaires_6180774_3246.html

 

Sociohistorienne, Marjorie Glas vient de publier Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public depuis 1945 (Agone, « L’Ordre des choses », 384 pages, 22 euros). Fruit d’une thèse menée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous la direction de l’historien Gérard Noiriel, cet ouvrage interroge la place accordée, au fil des décennies de développement des institutions théâtrales, aux différents publics, et notamment à celui des classes populaires. Ou comment l’idéal d’un théâtre public à vocation sociale, outil essentiel de la démocratisation culturelle, s’est heurté à une opposition entre innovation esthétique et animation culturelle.

Qu’est-ce qui vous a poussée à vous intéresser à l’évolution du théâtre public depuis 1945 ?

C’est un moteur personnel. Au fur et à mesure de ma professionnalisation, je me suis retrouvée prise entre l’idéal d’un théâtre qui pourrait changer le monde et la réalité du secteur. Les enjeux pour une compagnie sont, avant tout, d’avoir des programmateurs et un spectacle remarqué par la critique. La question « à quel public on s’adresse, combien de spectateurs on touche ? » est finalement devenue secondaire. Pour ma thèse, je me suis emparée de cette question en me centrant sur les établissements subventionnés, « labellisés », car ce sont les espaces institutionnels les plus dotés financièrement et les fers de lance de la politique culturelle théâtrale. La Déclaration de Villeurbanne du 25 mai 1968, signée par les directeurs des théâtres populaires et des maisons de la culture, était censée prendre en compte le « non-public ».

Vous dressez un constat assez sévère en montrant que la vocation sociale du théâtre public a été marginalisée ces dernières décennies. Quels sont les ressorts de cette déconnexion avec les classes populaires ?

Cette vocation sociale, un idéal de démocratisation culturelle, reste très importante dans les discours et constitue une croyance ancrée à tous les échelons. Mais toute une série de mécanismes qui se sont mis en place a marginalisé la place des publics, en particulier des publics populaires. Les logiques de consécration et d’avancée de carrière se sont progressivement de plus en plus faites sur des critères esthétiques et de création. A partir des années 1980, il devient disqualifiant, pour les metteurs en scène comme pour les programmateurs, de mener un travail trop « socioculturel ».

 

 

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L’évolution des spectacles et de la sociologie de la population française (avec un nombre de diplômés plus important) joue aussi un rôle très fort. A partir du moment où la consécration se centre sur la recherche esthétique, sur l’avant-garde, les spectacles se complexifient et deviennent plus difficiles d’accès. Une partie du public, qu’il était déjà difficile de faire venir, désinvestit les théâtres. Etonnamment, cela ne pose pas vraiment problème : il y a un discours pour contrebalancer cet état de fait : « on touche moins de gens, mais on les touche réellement », l’important est la liberté de création. Le public augmente en nombre, mais il a tendance à s’homogénéiser socialement. C’est ainsi, en quelque sorte, que se forme un public de connaisseurs, de fans de théâtre. Qui constitue une forme d’entre-soi social.

Le théâtre public s’est-il « intellectualisé » ?

On a clairement affaire à une intellectualisation, qui affecte à la fois des formes et des thèmes proposés sur scène, mais aussi des profils des directeurs-metteurs en scène, recrutés avec un niveau d’études de plus en plus élevé – contrairement aux premiers animateurs de la décentralisation, qui étaient majoritairement formés sur le tas. La désaffection d’une partie du public est aussi liée à la marginalisation du travail d’animation. Les chefs de troupe de la décentralisation considéraient que la question du public et de l’émancipation était aussi importante que celle de la création. Au sein des maisons de la culture, des animateurs spécialisés menaient un travail de médiation et d’accompagnement de la pratique amateur. Jusqu’en 1976-1977, beaucoup travaillaient avec des relais comme les syndicats (la CGT), les partis (le PCF), les fédérations laïques, etc. Cela permettait de toucher les classes travailleuses. Progressivement, cela a été abandonné. Au délitement de ces relais d’éducation populaire s’ajoute la suppression de postes d’animateurs dans les théâtres, car la conviction est désormais que l’art ne doit pas être expliqué, qu’il a la capacité de parler à tout le monde.

 

 

 

Donc, plus on institutionnalise le théâtre, plus sa vocation sociale est abandonnée ? Et ce, malgré l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ?

C’est le paradoxe. La gauche est arrivée au pouvoir en s’appuyant beaucoup sur les artistes et lance alors une politique très favorable, notamment en ouvrant des lieux et en apportant un soutien très fort aux créateurs. A partir de 1981, une plus grande porosité s’opère entre les figures du secteur théâtral et le ministère, notamment parce que les gens se connaissent. Finalement, la structuration, l’institutionnalisation du théâtre s’est principalement faite sur un fort pouvoir donné aux directeurs des lieux labellisés, qui ont fondé leur carrière sur l’idée que la création doit primer.

 

Pour travailler la question des publics, on embauche des médiateurs. Mais leur profil s’élitise (là où les animateurs des années 1960-1970 étaient davantage issus de terreaux ouvriers, militants), ce qui contribue à transformer la conception qu’ils ont du public. Il y a bien toujours une volonté de toucher les publics, mais avec un travail de médiation pensé en catégories (détenus, scolaires, etc.), calquées sur les subventions existantes. Peu à peu, le théâtre a oublié le public des travailleurs issus des classes populaires.

Comment éviter la confrontation entre élitisme et populisme ?

Dans le contexte actuel, où cette question de l’absence des publics populaires est utilisée pour délégitimer l’intervention publique, l’idée est de regarder l’histoire du théâtre pour essayer de comprendre pourquoi ces publics ont été relégués. Il semble nécessaire de favoriser une plus grande diversité de l’offre culturelle, en reconsidérant aussi la répartition des financements. La structuration du théâtre public est aujourd’hui traversée par des luttes internes entre les lieux et les compagnies, notamment sur la façon dont on touche le public. Il existe de fortes inégalités d’accès au financement et aux moyens de production. Mettre à plat ces inégalités permettrait peut-être de repenser les hiérarchies esthétiques en vigueur et les critères de subventionnement pour qu’ils prennent en compte différemment la place des publics.

 

 

Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public depuis 1945 (éditions Agone, « L’Ordre des choses », 384 pages, 22 euros)

 

 

Sandrine Blanchard / Le Monde

 

Légende photo : La salle du Théâtre du Châtelet à Paris, le 25 décembre 2022. ALINE MORCILLO/HANS LUCAS VIA AFP

 

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July 5, 2023 9:30 AM
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Festival d’Avignon 2023 : que voir dans le Off ?     La sélection proposée par Télérama 

Festival d’Avignon 2023 : que voir dans le Off ?     La sélection proposée par Télérama  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Emmanuelle Bouchez, Fabienne Pascaud, Vincent Bouquet dans Télérama 

 

Publié le 05 juillet 2023

 

La 77ᵉ édition du Festival d’Avignon démarre ce mercredi 5 juillet. Quant au Off, le coup d’envoi sera donné le 7 juillet. Gisèle Halimi, Amélie Nothomb, Jacques Weber…  Découvrez notre sélection de 30 immanquables.    

 

 

 

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À vos marques, choisissez ! Parmi les 1491 spectacles proposés cette année dans le Festival Off, on vous aide, comme tous les étés, à trouver votre chemin. S’il y en a pour toutes les sensibilités, l’exigence artistique – avec la part de risque que cela comporte – est le critère commun à toutes ces propositions. Et comme le Off – qui commence ce vendredi 7 juillet – aborde tous les domaines de la scène, ce premier menu est composé de théâtre (parfois musical), mais aussi de danse, de cirque ou de performances. Autant d’œuvres que nous avons vues, en amont, au fil des derniers mois comme des dernières semaines, qui racontent avec ferveur le monde dans sa diversité.

 

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“Iphigénie à Splott”, de Gary Owen

Une tragédie rock, un monologue coup de poing, une comédienne victime et assassine, antihéroïne et héroïne. À Splott, sinistre quartier de Cardiff – capitale du pays de Galles ravagée par la désindustrialisation, le chômage et la misère rampante –, la jeune Effie, violente et fragile, brutale et tendre, survit à coups d’alcool et de drogues. Abandonnée et solitaire dans un territoire délaissé par les politiques quand il n’est pas détruit par eux. Sans misérabilisme ni pathos, souvent avec un humour féroce, le Gallois Gary Owen donne la parole à une de ces filles de la rue d’aujourd’hui, de ces desperadas guerrières et victimes, grandes gueules et enfantine, qu’on entend rarement. Qu’on préfère ne pas voir ou oublier. Entourée de trois musiciens enfiévrés, Gwendoline Gauthier, survêt et grandes créoles dorées aux oreilles, lui donne une puissance et une détresse magnifiques. Non princesse sacrifiée telle Iphigénie, mais vraie reine de l’abîme. — FP

 

 

r Du 7 au 26 juillet, 11-Avignon, 10h20. Durée : 1h30. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 84 51 20 10. (Pascal Zelcer : 06 60 41 24 45)
 
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“La Saga de Molière”, de Johana Giacardi

Dans cette Saga, point de textes de Molière, ou presque. Et pourtant, il y a tant de Jean-Baptiste, Armande, Madeleine et les autres… À travers l’existence du dramaturge, retracée d’après Le Roman de monsieur de Molière, de Boulgakov, l’autrice et metteuse en scène Johana Giacardi donne à voir la vie d’une troupe en proie à la créativité et aux doutes, mais aussi à la fougue d’une jeunesse qui veut dévorer le théâtre à pleines dents et cherche sa place dans le marché ultra concurrentiel parisien. Formidables d’énergie, les cinq comédiennes de la compagnie Les Estivants détournent la puissance évocatrice de l’art dramatique pour faire naître un humour ravageur et utilisent tout ce que le théâtre de tréteaux a de charme et de vigueur pour transformer le parcours de Molière en épopée enlevée, non sans échos avec la situation, parfois difficile, des compagnies d’aujourd’hui. — VB

 

 
TTT    Du 7 au 26 juillet, Théâtre des Carmes André-Benedetto, 21h30. Durée : 1h30. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 90 82 20 47.
 
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“Contre-temps”, de Samuel Sené, Raphaël Bancou, Éric Chantelauze

Mais qui est donc ce François Courdot, musicien brillant et éclectique, qui, jeune étudiant pendant les années 1930, rêvait de révolutionner l’art de la composition avant de se prendre de passion pour la comédie musicale ? On suit à la trace son parcours de vie tumultueux où solitude du créateur et déchirements de l’amour sont inextricablement mêlés. Ils s’y mettent à trois – un pianiste meneur du jeu et deux chanteuses pleines d’aplomb – pour incarner, entre deux bancs de bois, toutes les influences musicales vécues pendant un quart de siècle par cet artiste si prometteur. De l’enfance studieuse auprès de la grande pédagogue Nadia Boulanger (1887-1979) à l’opérette et aux cabarets de jazz dans lesquels il encanaille son inspiration quand il débarque à New York avant la Seconde Guerre mondiale. L’histoire savoureuse des airs français si populaires (opérettes d’Offenbach et d’André Messager…) s’entrelace à celle des grandes comédies musicales américaines signées Cole Porter, Leonard Bernstein et Stephen Sondheim. Mais les rythmes entraînants n’empêchent pas une couleur plus sombre, propre aux tourments du siècle. Car, dans ce spectacle, l’intrigue appelle la musique autant que celle-ci fait progresser le drame. Jusqu’à la surprise finale… Bravo ! — EB

 

TTT    Du 7 au 29 juillet, Théâtre des Corps-Saints, 15h30. Durée : 1h25. Relâche les 11, 18 et 25 juillet. Tél. : 04 84 51 25 75.
 
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“Lalalangue”, de Frédérique Voruz

 

Quelle horrible, atroce, tragique histoire familiale nous conte avec un humour ravageur l’autrice-interprète-metteuse en scène Frédérique Voruz ! Quel jubilant talent possède cette hilarante sculptrice de langue familiale, cette fameuse « lalalangue », somme de références, clins d’œil, diminutifs connue des seuls membres d’une famille, selon le psychanalyste Jacques Lacan. Elle est bien chargée, bien tordue ici, depuis que le père, lors d’une escalade- randonnée dans les calanques où il était premier de cordée, a entraîné femme et enfants dans sa chute… La mère doit être amputée d’une jambe et jure de se venger sur… ses filles ! Vingt ans d’horreur pour la petite dernière, la plus martyrisée par sa très catholique maman qui ne souhaitait que des garçons, et lui fait passer tous ses dimanches auprès des SDF par bienfaisance… Seule la psychanalyse, le désir d’être comédienne et la troupe du Théâtre du Soleil sauveront Frédérique Voruz qui décrit sa trajectoire avec une énergie d’enfer et un verbe désopilant. Les mots l’ont sauvée. L’entendre les dire avec tant de délectation, de plaisir, de joie nous sauve aussi. — FP

 

 
TT  Du 7 au 26 juillet, Théâtre des Halles, 14h. Durée : 1h25. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 32 76 24 51.
 
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“La Femme à qui rien n’arrive”, de Léonore Chaix

Seule en scène, assise ou debout, droite, presque immobile, elle embrouille, saoule de mots et finit par ensorceler au gré d’une histoire apparemment banale d’aujourd’hui, dont elle tire avec un humour noir et un insolent sens de l’absurde les démoniaques ficelles… Imaginez plutôt une femme résignée à sa solitude et à la passivité d’une existence désespérément terne, soudain soumise, via son ordinateur, aux pièges de la communication virtuelle. Alors l’ordinaire s’emballe jusqu’à l’inquiétude et la folie. Léonore Chaix interprète en clown énigmatique son infernal tissage de verbe, de dinguerie, de mélancolie. Il dit à merveille les dérives et dérapages de nos vies d’aujourd’hui, trop connectées à un néant grandissant. De son écriture originale et troublante, Léonore Chaix dérange nos quotidiennes certitudes autant qu’elle fait rire. Finement. — FP

 

TTT    Du 7 au 27 juillet, La Scala Provence, 12h15. Durée : 1h10. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.
 
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“Barbe bleue”, d’après Amélie Nothomb

 

Les murs sont d’or. Ils s’envolent pour que s’avancent les lits blancs, ou se devine un colosse à barbe grise (Pierre Forest) cousant dans l’ombre une somptueuse jupe couleur champagne. Son domestique-funambule (Cédric Colas) joue de l’orgue, ou s’affaire à de somptueux banquets… Bienvenue dans cet ovni théâtral adapté du sarcastique et féministe roman qu’Amélie Nothomb imagina en 2012 à partir du Barbe bleue de Charles Perrault (1697). S’y déploie une joute entre un prince serial killer – devenu très riche et très catholique aristocrate espagnol – et sa neuvième proie, Saturnine. Don Elemirio s’approvisionne en chair fraîche en louant pour presque rien à de belles jeunes femmes fauchées une chambre de sa demeure. Elles peuvent en jouir à loisir mais une pièce leur est interdite : la chambre noire où le propriétaire prend en photo ses épouses. Saturnine (Lola Zidi) décrypte vite l’esthétisme assassin d’un Don Juan misanthrope dont elle tombe amoureuse, après l’avoir combattu. Dénonciation des rapports de force entre les deux sexes, renversement des attributs des genres : Amélie Nothomb épingle les clichés machistes du conte et Frédérique Lazarini orchestre la partie d’échecs sentimentale entre humour, terreur, fantastique et surréalisme. Piquant spectacle… — FP

 

 
TT  Du 7 au 29 juillet, Théâtre du Chêne-Noir, 21h10. Durée : 1h30. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 90 86 74 87.
 
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“Du bonheur de donner”, de Bertolt Brecht, Ariane Ascaride, Patrick Bonnel

 

Perchée sur un haut tabouret, tout de noir vêtue, accompagnée d’un formidable accordéoniste (David Venitucci), Ariane Ascaride fait découvrir l’inventeur très sérieux du théâtre didactique dans sa fragilité, son dénuement, son infinie compassion pour les apatrides comme lui. Converti depuis longtemps au marxisme, Brecht (1898-1956) fut en effet chassé par les nazis dès 1935, son œuvre « dégénérée » ayant déjà été brûlée en 1933. Mutine et grave à la fois, sans bouger, Ariane Ascaride égrène ses textes simples, douloureux, lumineux, drôles. Elle semble les porter dans sa chair même. Son immobilité l’oblige à sa seule force intérieure. Et la sienne est généreuse. Elle nous fait voyager au royaume des exclus, de la tendresse, aussi, dont on croyait incapable l’autoritaire théoricien du théâtre, celui pour qui la scène devait être outil de réflexion et aider à forger un monde meilleur. « Écrivez que j’étais dérangeant et que je compte le rester après ma mort », clamait-il en professant aussi : « Un théâtre où on ne rit pas est un théâtre dont on doit rire. » — FP

 

TT  Du 7 au 29 juillet, La Scala Provence, 16h. Durée : 1h10. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.
 
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“4 211 km”, d’Aïla Navidi

 

Quatre mille deux cent onze kilomètres, soit la distance entre Paris et Téhéran, c’est la longueur du chemin que Mina et Fereydoun ont parcouru au début des années 1980 pour échapper à la République islamique, qui, après la monarchie du shah, mettait leur existence en danger. Arrivés en France, ils tentent de se reconstruire, sous le regard de leur fille, Yalda, qui aujourd’hui les raconte, et se raconte, pour décrire ce lien indéfectible qui unit les exilés à leur pays d’origine et révéler sa transmission de génération en génération. À partir de son histoire familiale, Aïla Navidi tisse un grand récit qui emporte et bouleverse, grâce à sa fluidité remarquable et à l’engagement des comédiens. Jusque dans les effets de mise en scène, tout est juste, savamment dosé et mû par une émotion retenue. De cette pudeur émanent la beauté, mais aussi la force d’un combat pour la liberté, plus essentiel et d’actualité que jamais. — VB

 

 
TTT    Du 7 au 26 juillet, 11-Avignon, 15h25. Durée : 1h25. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 84 51 20 10.
 
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“Camus-Casarès, une géographie amoureuse”, de Teresa Ovidio et Jean-Marie Galey

 

Des huit cent soixante-cinq lettres amoureuses échangées entre 1944 et 1959 par la comédienne Maria Casarès (1922-1996) et le dramaturge-romancier-philosophe Albert Camus (1913-1960), Teresa Ovidio et Jean-Marie Galey – leur incarnation théâtrale dans ce vibrant face-à-face – n’ont gardé… qu’une grosse centaine. Mais quelles lettres ! Qui chantent l’amour et le crient, l’exaltent et le mettent à sa place – solaire – avec une lucidité étrangement ancrée dans le quotidien de la création comme de la vie… Sur ces deux-là, la fille du chef du gouvernement républicain espagnol exilé et l’écrivain né en Algérie, soufflent les vents du sud et un humanisme antique. Ils se sont rencontrés, aimés puis quittés à Paris en 1944. Camus est marié et sa femme revient d’Oran ; Maria Casarès rompt, elle a 21 ans. Ils se retrouvent en 1948. Et seul un accident de voiture, le 4 janvier 1960, les séparera à jamais. De cette tragédie amoureuse en ombres et lumières, exigences et défis, Teresa Ovidio et Jean-Marie Galey ont gardé ce qui témoigne, aussi, de ces années où un monde se reconstruit. Des extraits d’interviews de Casarès, des fragments plus politiques des Carnets de Camus complètent leurs missives, tandis que d’émouvantes archives sonores jaillissent de plusieurs vieux transistors, posés là pour unique décor. Camus comme Casarès traversent l’Histoire. De son écriture chahutée mais souveraine, elle apparaît plus forte, plus joyeuse, plus féroce que lui, si souvent en proie au doute. Dans leurs costumes sombres et sans âge, Teresa Ovidio et Jean-Marie Galey, mis en scène par Élisabeth Chailloux, réinventent, réincarnent superbement les voix, les corps des deux amants, qui sans gémir ni renoncer à leur vocation surent avec orgueil s’aimer, se respecter jusqu’au bout. Ce fut déjà, par deux fois, le succès du Off, il faut y courir à nouveau. — FP

 

 

TTT    Du 7 au 29 juillet, La Scala Provence, 18h30. Durée : 1h20. Relâche les 10, 17 et 27 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.
 
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“Et si je n’avais jamais rencontré Jacques Higelin”, de Zoon Besse

Le metteur en scène Guillaume Barbot sait l’art de rendre proche l’insaisissable. Comment témoigner par exemple de la passion d’un comédien musicien – Zoon Besse – pour son modèle, son grand frère idéal : Jacques Higelin. Zoon découvre un de ses disques à 15 ans, en 1976, chez une petite amie. Embrasement : l’écouter lui apprend soudain la vie et le monde, la liberté et la fraternité, l’existence dans ses excès et ses merveilles. Tout ensemble conteur et DJ, sur un plateau encombré de quelques accessoires audio et d’une guitare, le comédien raconte les concerts, les rencontres avec celui qui l’initia aux grands bonheurs et folies. C’est tout le portrait d’une génération punk que dressent aussi tendrement Barbot et son formidable interprète. Et même si on n’est pas fan d’Higelin, ce monologue fraternel finit par poser des questions sur notre époque : avons-nous tant de liberté, d’insolence, de gourmandise d’être que ces deux-là, hier, le maître et son apprenti ? — FP

 

 

 
TT  Du 9 au 26 juillet, 11-Avignon, 11h45. Durée : 1h15. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 84 51 20 10.
 
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“Weber à vif”, de Jacques Weber, Pascal Contet et Greg Zlap

 

Weber à vif est, paradoxalement, un peu plus et un peu moins qu’un tour de chant. Accompagné par Pascal Contet à l’accordéon et Greg Zlap à l’harmonica, Jacques Weber s’y impose non pas en chanteur, mais en amoureux éperdu des textes. Au long des compositions de ses deux acolytes, il convoque les mots des auteurs et des intellectuels qu’il affectionne, d’Hugo (Ruy Blas, Choses vues, La Retraite de Russie) à Jouvet, de Racine (Bérénice) à Rostand (Cyrano de Bergerac) en passant par Artaud. À travers eux, et les digressions qu’il s’autorise, le comédien se raconte avec un recul malicieux, pétri d’angoisse relative au temps qui passe. Si l’on peut regretter que la musique et les textes ne dialoguent pas plus directement, la complicité entre les trois artistes accouche d’un beau moment de théâtre musical. Pur, sensible, à vif. — VB

 

 

TT  Du 7 au 29 juillet, La Scala Provence, 15h45. Durée : 1h15. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.
 
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“Marée haute”, d’après Benoîte Groult

Librement adaptée des Vaisseaux du cœur, de Benoîte Groult, voilà la torride histoire d’amour de deux êtres que tout apparemment sépare et que tout justement pousse au désir fou de l’autre. Une intellectuelle parisienne, affranchie, féministe et de bonne famille ; un marin breton du cru, modeste, simple et bosseur. Ils se sont croisés les étés de leur jeunesse, ils vont s’aimer – par retrouvailles échevelées, sensuelles et successives – jusqu’à la mort. Seule en scène, la fine et délicate Josiane Pinson dit crânement la passion, ses bonheurs, ses manques, ses peines, ses absences. Jamais vulgaire, superbement crue, elle crie la liberté de jouir et de vivre d’une jeune femme que des siècles d’éducation patriarcale, bourgeoise et misogyne ont condamnée à ne plus écouter son corps, à taire ses envies, à museler ses rages. L’air de rien, avec élégance, Pinson raconte à merveille une histoire singulière comme celle de toutes les femmes. — FP

 

 

 
TT  Du 7 au 29 juillet, Théâtre de l’Étincelle, 13h20. Durée : 1h10. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 90 85 43 91.
 
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“Yé ! (L’eau)”, de Circus Baobab

 

Rarement les thèmes de la sécheresse et de la bataille pour l’eau auront été si efficacement représentés. Jusqu’à ce qu’une troupe venue d’Afrique et dirigée par Kerfalla Bakala Camara travaille main dans la main avec le metteur en piste français Yann Ecauvre. Car, dans Yé ! (L’eau) – traduction en langue soussou du précieux élément –, le Circus Baobab met le paquet, qu’il s’agisse de bouteilles compressées envoyées dans les airs comme de corps-à-corps compacts ressemblant parfois à des rucks de rugby… Fondée à Conakry en 1998, dans le but d’émanciper de jeunes déshérités, cette troupe vit aujourd’hui une sorte de renaissance.

Dix hommes et deux femmes en jeans délavés et tee-shirts en Lycra bleutés n’ont rien d’autre que leur corps pour tout dire. Leur puissance d’expression est spectaculaire et l’acrobatie leur est une manière naturelle de déplacement. Alors qu’ils enchaînent leurs roulades à toute vitesse, en les syncopant de saltos à peine visibles à l’œil nu, ils dessineraient presque un ruban en mouvement. Leurs pyramides humaines à trois niveaux se font et se défont sans cesse. Sur fond de pulsations intenses, ces acrobates se transforment aussi en breakers et krumpers, mélangeant tous ces styles d’aujourd’hui aux postures des danses d’Afrique de l’Ouest. Leur hargne trempée dans l’urgence, souvent mâtinée d’humour, est époustouflante — EB

 

 
TTT    Du 7 au 29 juillet, La Scala Provence, 11h45. Durée : 1h. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.
 

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“Vox populi. Instantanés de vie en phonomaton”, de Sophie Dufouleur

 

Il suffit parfois de transats vintage, de casques-séchoirs et de casques audio vissés sur les oreilles pour ouvrir tout un monde, celui de quidams qui se confient sur leurs relations amicales, amoureuses ou conjugales. Première partie de Vox populi orchestrée par Sophie Dufouleur, ces confessions agissent comme un sas préparatoire à la performance qui a lieu ensuite, dans une petite caravane réagencée en « phonomaton ». Une dizaine de spectateurs y pénètrent pour écouter, au gré du hasard, d’autres d’individus interrogés sur une expression spécifique (« On n’est pas aux pièces », « Trouillomètre à zéro », « À fleur de peau », « Mathusalem », « Vent debout »). D’abord diffusées directement, ces paroles contaminent peu à peu le corps d’une comédienne. Devenue la passeuse de philosophies de vie, au long de cette expérience hors des sentiers battus, elle donne à voir, et surtout à entendre, l’ampleur de la richesse émotionnelle et intellectuelle de nos contemporains. — VB

 

TT   Du 7 au 28 juillet, Présence Pasteur, 10h-11h30. Durée : 30 mn. Relâche le 19 juillet. Tél. : 04 32 74 18 54 ou 07 89 21 79 44.
 
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“Portrait”, de Mehdi Kerkouche

Avec trois pièces seulement à son actif, Mehdi Kerkouche, qui vient de prendre la suite de Mourad Merzouki à la tête du Centre chorégraphique national de Créteil, n’est pourtant pas un inconnu du grand public. Ses marathons caritatifs « On danse chez vous » sur les réseaux sociaux ont, depuis le premier confinement, déclenché des spirales virales. Ce plaisir de danser, on le retrouve bien dans ce Portrait de famille où huit corps d’âges et de tempéraments différents se passent le relais et confrontent leurs impulsions. La sexagénaire Amy Swanson, héritière de la danse expressive d’Isadora Duncan, transmet sa puissance zen aux générations suivantes, empreintes, elles, d’inspiration hip-hop, jazzy ou contemporaine. Et ces jeunes sont plus turbulents. Ils délivrent dans la première partie une danse scandée par les synthétiseurs (hélas trop ronronnants) de Lucie Antunes puis se lovent les uns contre les autres pour des arrêts sur image très graphiques. Jusqu’à ce que le danseur Matteo Gheza – le plus frappant – entame une rotation de derviche avant de retomber dans le giron de ses pairs. Dans une deuxième partie plus risquée – mais plus surprenante aussi –, la vieille danseuse venue d’Amérique déroule le parcours de sa famille sur quatre générations et convoque sa jeunesse au temps des sixties. Tous, soudain enveloppés de vêtements d’époque, déclenchent alors une danse rutilante et disco sur Curtains, d’Elton John. Comme source de la joie de vivre. — EB

 
 
TT    Du 7 au 16 juillet, La Scala Provence, 20h30. Durée : 1h. Relâche le 10 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.

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“H24. 24 Heures de la vie d’une femme”, d’après Stefan Zweig

Tragique histoire de passion amoureuse que la terrible aventure si brièvement vécue par cette veuve aristocrate écossaise pour un cynique joueur de casino rencontré à Monte-Carlo qu’elle désira ardemment sauver de ses démons… Son souvenir la hantera pourtant toute son existence durant. Adaptée de la bouleversante nouvelle de l’Autrichien Stefan Zweig (1881-1942) par l’interprète même du spectacle – Anne Martinet – qui l’a transformée en monologue, voilà une passionnante exploration de nos violences, émois et tourments sentimentaux. Incarnés aujourd’hui en costume moderne, ils n’ont guère changé, qui abîment et tout ensemble réparent… Ami de Freud, Zweig connaît en maître nos labyrinthes intimes et c’est toujours avec un plaisir curieux qu’on s’enchante à les redécouvrir. — FP

 

 

TT  Du 7 au 29 juillet, Petit Louvre, 21h20. Durée : 1h. Relâche les 12, 19 et 26 juillet. Tél. : 04 32 76 02 79.
 

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“Quand je serai grande, je serai Patrick Swayze”, de Chloé Oliveres

Fou rire du public : figée au rayon bricolage d’un magasin, Chloé Oliveres doit acheter un clou. Oui, mais lequel ? Face à elle, 30 mètres de modèles par milliers. Le récit de la scène permet aussitôt de prendre la mesure de l’humour ravageur de cette autrice-actrice. Et de comprendre la finesse du propos de celle qui, enfant, a décidé de devenir comédienne pour être sûre d’exister. Du bébé à la quadra qu’elle est désormais, cette interprète décoiffante (et souvent décoiffée) parcourt une existence promise à un amour de conte de fées avant de réaliser, qu’avec ou sans homme à son bras, la femme seule est l’avenir de la femme. Décapant solo brassant les frustrations, l’ambition, les illusions, la lucidité, le narcissisme, et même le doute. Tout est ici clamé, murmuré, chanté ou dansé avec le déhanché lascif de Patrick Swayze dans Dirty Dancing, film américain culte sorti en 1987, dont Chloé Oliveres démontre par A + B qu’il était, en son temps, un brûlot féministe (pro-avortement aussi). Quant à elle, elle a du talent à revendre et n’a pas à le prouver. — JG

 

 
TTT    Les 10, 17 et 24 juillet, La Scala Provence, 14h. Durée : 1h10. Tél. : 04 65 00 00 90.
 
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“Anatomie du désir”, de Boris Gibé

Pour Boris Gibé, qui use de son talent d’acrobate circassien pour composer d’insolites performances, il n’y a guère de représentation sans installation du public dans de singulières conditions. Pour cette nouvelle création, les spectateurs se serrent, étage après étage, dans un petit chapiteau afin de surplomber une mini-piste. Une voix off, savante et surjouant le mystère, attise la curiosité. Apparaît alors une image sidérante : un mannequin de cire est allongé. Ce corps dénudé de femme, portant perruque longue et collier de perle, se tient longtemps immobile avant de prendre vie… Gibé s’inspire ici des « vénus anatomiques » – ces objets-créatures servant au XVIIIᵉ siècle à l’apprentissage des chirurgiens avant de s’échapper des amphis pour atterrir dans les entre-sort forains. Il réactive les séances où ces dernières étaient peu à peu démontées, avec une curiosité avide, jusqu’à la moindre muqueuse. Dans un clair-obscur, il devient peu à peu ce corps manipulé, objet passif du désir des autres… Grâce à quoi on savoure des images d’une beauté surréaliste, teintées d’humour aussi puisque les organes semblent y entamer des chorégraphies autonomes. — EB

 

TT  Du 10 au 22 juillet, Villeneuve en scène, Villeneuve-lès-Avignon (30), 22h. Durée : 1h20. Relâche le 16 juillet. Tél. : 04 32 75 15 95.

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“Ma Séraphine”, de Patrice Trigano

 

Connaissez-vous Séraphine de Senlis (1864-1942), magnifique artiste d’art brut au pathétique destin ? Belle occasion de la (re) découvrir à travers la pièce de Patrice Trigano que met délicatement en scène la comédienne Josiane Pinson. Modeste domestique atteinte de schizophrénie, profitant de la nuit pour peindre ses immenses toiles de fleurs colorées, Séraphine est repérée en 1912 par un grand collectionneur et marchand allemand, installé à Senlis, Wilhelm Uhde. Il l’aide financièrement, l’expose, la fait travailler. Ce sont les rapports affectueux et tumultueux de deux êtres que tout oppose – le brillant esthète et la femme de ménage autodidacte – que décrit ce spectacle finement interprété par Marie-Bénédicte Roy et Laurent Charpentier. Uhde comme Séraphine sont en fait deux exclus de la société – lui par le IIIᵉ Reich pour son homosexualité et ses écrits dégénérés, elle par sa folie douce et sa misère… Séparés pendant la guerre, ils ne se retrouvent qu’en 1927. Uhde fait alors exposer Séraphine à Paris, Zurich, New York. Elle est reconnue, s’enrichit ; mais dilapide tout. Et sombre dans la démence quand Uhde n’a plus les moyens de la soutenir. Internée à Clermont, elle ne peindra plus. Histoire d’amitié, de relation entre artiste et marchand, homme et femme, éduqué et non éduquée, Ma Séraphine est un intense moment de théâtre. — FP

 

 

 
TT  Du 7 au 29 juillet, Espace Roseau Teinturiers, 18h35. Durée : 1h20. Relâche les 11, 18 et 25 juillet. Tél. : 04 84 51 26 00.
 

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“Tu seras un homme papa”, de Gaël Leiblang

Comment écrire sur un spectacle qui met en jeu un drame personnel raconté par celui qui l’a vécu ? Comment écrire sur une représentation où l’interprète nous apprend de quelle manière son fils est né et puis de quelle manière il est mort, treize jours plus tard. Ce qu’accomplit Gaël Leiblang sur le plateau laisse sans voix et sans mots. Nous prenons place face à un auteur, un acteur et un père. Sommes-nous, à cet instant, encore des spectateurs lambda ? Pour le critique de théâtre, il y a là un coup d’arrêt porté à la rédaction de l’article à venir et tous ses critères s’émiettent. Qu’a à faire l’analyse esthétique face à cette confession ? Que pèse l’art au regard du réel quand ce réel dit le pire, la mort de l’enfant ? Est-il possible de porter sur la scène du théâtre ce qui relève de l’intime le plus absolu ? Franchement, à ces questions, nous n’avons pas, à ce jour, de réponses. À vous de voir, donc, et sans doute de savoir que penser. — JG

 

TTT    Du 7 au 29 juillet, La Luna, 18h50. Durée : 55 mn. Tél. : 04 12 29 01 24.
 

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“La Vie en vrai (avec Anne Sylvestre)”, de Marie Fortuit

Autour de la figure d’Anne Sylvestre, Marie Fortuit ne cherche ni à élaborer un hommage, ni à construire un énième tour de chant. Au fil des refrains de la chanteuse disparue en novembre 2020, de Petit Bonhomme à Une sorcière comme les autres, de Ruisseau bleu à Après le théâtre, la metteuse en scène et comédienne sème avec douceur et malice des petits cailloux pour tracer le chemin qui unit une artiste et son fidèle auditoire mais aussi tresser le fil qui relie une femme de sa génération avec ses descendantes, bien décidées à reprendre le flambeau des combats politiques, et féministes, de leur aînée. Joliment réarrangés par Lucie Sansen, les morceaux plus ou moins connus d’Anne Sylvestre, mis en regard avec des fragments de vie des deux interprètes, résonnent avec une acuité nouvelle, à la fois délicate et puissante, comme une chambre d’écho universelle aux tourments de l’existence. — VB

 

 
TT  Du 7 au 26 juillet, au Théâtre du Train-Bleu, 22h30. Durée : 1h05. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 90 82 39 06.
 

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“Nos corps empoisonnés”, de Marine Bachelot Nguyen

 

Sur fond de vidéos d’archives, l’autrice-metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen recompose sous nos yeux la vie de Tran To Nga, 81 ans désormais. Cette femme engagée se bat encore aujourd’hui pour faire reconnaître la responsabilité des multinationales de l’agrochimie dans l’écocide provoqué par le défoliant toxique « agent orange ». Utilisé par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam, il touche toujours plusieurs générations d’enfants. Voilà donc, vu de l’intérieur, le parcours d’une jeune femme, elle-même fille de combattante, à son tour enrôlée très jeune par le régime de Hanoï qui, sur le modèle maoïste prôné par « l’oncle Hô », s’est beaucoup appuyé sur les femmes. Dans ce récit, assumé sous forme de monologue intime par la délicate actrice Angélica Kiyomi Tisseyre-Sékiné, l’autrice réussit la prouesse de tisser ensemble sensations vécues et aspect documentaire. Cependant, le chemin de l’enfance à l’âge adulte de cette ancienne agente de liaison, elle-même victime de la dioxine, s’avère plus incarné, donc plus théâtral, que l’exposition de ses récents combats juridiques. Sa saisissante expérience de la guerre laisse apparaître en filigrane la difficile condition des femmes. Entre horreur absolue (empoisonnement des corps jusqu’à la maternité même) et idéologie du Parti – sans doute trop discrètement évoqué ici –, qui pèse de tout son poids. — EB

 

TT  Du 7 au 24 juillet, La Manufacture, 16h10. Durée : 1h20. Relâche les 12 et 19 juillet. Lamanufacture.org
 

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“La Trajectoire des gamètes”, de Laura Léoni

Luke Skywalker ? Le fleuriste ? Le trapéziste ? À l’âge de 3 ans, Cécile ne cessait de fantasmer sur l’identité de ce père qu’elle n’a jamais connu. Pour avoir un enfant dans la France des années 1980, sa mère, Dominique, alors en couple avec Élisabeth, a dû recourir à un géniteur de passage dont elle fut la maîtresse, mais qui a pris la tangente une fois l’enfant conçu. À 36 ans, à l’occasion d’un don d’ovocytes, la jeune femme convoque son histoire familiale et analyse cette trajectoire où les liens filiaux furent aussi multiples que flous. Ce récit tricoté par Laura Léoni et mis en scène par Morgan Perez est inspiré de la vie de la comédienne qui le porte, Cécile Covès. Au plateau, elle alterne entre folie douce, mélancolie propre aux racines incertaines et émotion perceptible, mais retenue, qui témoignent joliment du chemin parcouru. — VB

 

 
TT  Du 7 au 29 juillet, Espace Saint-Martial, 17h30. Durée : 1h10. Relâche les 9, 16 et 23 juillet. Tél. : 04 86 34 52 24.
 

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“La Brève Liaison de maman”, de Richard Greenberg

 

Une famille juive new-yorkaise à l’humour fou, déjantée et pleine de névroses comme nous a appris à les aimer Woody Allen… Sauf que celle-ci, dont tous les personnages sont follement bizarres, nous fait voyager dans le temps, l’espace, la petite comme la grande histoire, autour de la quête d’un mystérieux amant de maman (délicieuse et délirante Francine Bergé, qu’on a rarement vue dans pareil rôle !) et des malheureux époux Rosenberg, passés sur la chaise électrique pour espionnage en 1953. Le rapport ? N’en demandez pas davantage… Goûtez plutôt au suspense et non-sens typiquement anglo-saxon de cette comédie endiablée du dramaturge américain Richard Greenberg, 65 ans. Elle triompha Off Broadway en 2009. — FP

 

TT  Du 7 au 29 juillet, Petit Louvre, 15h50. Durée : 1h30. Relâche les 12, 19 et 26 juillet. Tél. : 04 32 76 02 79.
 

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“Diego”, de Barthélémy Fortier, Hugo Randrianatoavina et Alexandre Cordier

 

Né le 12 juillet 1998, soit le jour où la France fut sacrée championne du monde, Diego était a priori destiné à devenir un as du ballon rond. Pour faire plaisir à son père, fan de Maradona, le jeune homme a d’ailleurs, dès son plus jeune âge, déployé moult efforts pour y parvenir, avant de se rendre compte que sa place était plutôt sur un plateau de théâtre. Récit d’une construction de soi, de la préadolescence au monde des jeunes adultes, le texte d’Alexandre Cordier fait, avec doigté, la jonction entre des mondes (le foot et le théâtre, Paris et la province), mais aussi des milieux sociaux qui, souvent, se regardent en chiens de faïence. L’un à la mise en scène, l’autre au plateau, Barthélémy Fortier et Hugo Randrianatoavina, dont les vies ont nourri la pièce, ont uni leurs forces pour offrir une traversée, tout en finesse et en énergie scénique, de cette zone de l’existence où, pour évoluer en dehors des sentiers bien balisés, il est nécessaire de se débarrasser des fantômes et des influences du passé. — VB

 

 
TT  Du 7 au 25 juillet, Avignon-Reine-Blanche, 16h45. Durée : 1h10. Relâche les 12 et 19 juillet. Tél. : 04 90 85 38 17.
 

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“Les Femmes de la maison”, de Pauline Sales

 

Nous sommes dans une maison d’artiste qu’un homme prête, sans contrepartie, à toutes celles qui ont envie de créer… L’argument de la pièce est ce passage du témoin entre créatrices d’une époque à une autre. Les années 1950 verront une peintre s’extirper difficilement de sa vie de famille. Les années 1960 filent en deux-trois répliques pour plonger d’un coup dans l’expérience féministe de 1972 menée en Californie par Miriam Schapiro et Judy Chicago qui lancèrent « Womanhouse », expo montée par des femmes à partir de leurs expériences intimes et domestiques. L’autrice-metteuse en scène Pauline Sales en donne une version à la fois savante (elle en fait revivre toute la dialectique radicale) et fougueusement théâtrale. Car les trois actrices prennent cette scène d’assaut, à l’aide de costumes très inspirés, entre pop art et style hippie. Elles seront d’ailleurs tout aussi épatantes une fois arrivées dans la peau d’écrivaines d’aujourd’hui « en résidence » dans cette maison transformée en fondation. Pauline Sales cisèle alors au plus aiguisé trois discours contemporains pour leur faire croiser le fer. Où les comédiennes trouvent soudain une issue moins « archéologique ». C’est brillant, drôle, intelligent. Et libre de ton. Personne n’ayant tort ou raison, puisque chacune tente de construire sa vie. — EB

 

TTT    Du 7 au 26 juillet, 11-Avignon, 13h00. Durée : 1h45. Relâche les 13 et 20 juillet. Tél. : 04 84 51 20 10.
 

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“Gisèle Halimi, une farouche liberté”, de Gisèle Halimi et Annick Cojean

 

Deux actrices sont en scène pour incarner une seule et même volonté. Et quelle volonté ! Celle, invincible, de Gisèle Halimi, avocate qui fit de son travail sa vie, et de sa vie une lutte exemplaire au service de ses convictions. Droits des femmes et droits des immigrés, combat contre la torture, le racisme, le patriarcat, le sexisme. Cette héroïne du XXᵉ siècle, née en 1927 en Tunisie et morte en juillet 2020, n’a jamais baissé les bras. Adapté de ses entretiens avec la journaliste Annick Cojean, le spectacle finement mis en scène par Léna Paugam lui ouvre les portes du théâtre. À raison, car Gisèle Halimi est spectaculaire et disruptive. Capable de dire ses failles (le manque d’amour maternel) comme de pourfendre l’ennemi dans le prétoire. Cette personnalité inspirante est ressuscitée par deux comédiennes (Ariane Ascaride et Philippine Pierre-Brossolette) qui se complètent sans se faire d’ombre. — JG

 

 
TT   Du 7 au 29 juillet, La Scala Provence, 18h. Durée : 1h20. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 65 00 00 90.
 

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“T.I.N.A. There is no alternative”, de Garance Legrou

 

T.I.N.A. pour « there is no alternative » fait partie de ces propositions volontairement inclassables, ni tout à fait seul-en-scène théâtral, ni tout à fait stand-up humoristique, mais sans doute un peu de tout cela et bien plus que tout cela à la fois. Sous la houlette d’Alexandre Pavlata, Garance Legrou y passe à la moulinette toutes les normes en vigueur, théâtrales d’abord, sociétales ensuite, politiques enfin. Du CV au quart d’heure américain, d’une toile cirée trop chargée aux conséquences du rire, la comédienne faussement ingénue fait feu de tout bois pour déconstruire ces petits riens qui, symboliquement, sous-tendent nos sociétés actuelles, jusqu’à les transformer en carburant humoristique, à la fois très drôle et intellectuellement enlevé, qui stimule autant la conscience que les zygomatiques. — VB

 

TT   Du 7 au 29 juillet, Théâtre des Béliers, 11h05. Durée : 1h15. Relâche les 10, 17 et 24 juillet. Tél. : 04 90 82 21 07.
 

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“L la nuit”, de Jana Klein et Stéphane Schoukroun

Déconstruire la colonisation masculine de nos imaginaires pour tenter de se les réapproprier. Telle est l’ambition de Jana Klein qui, dans L la nuit, tisse, de l’enfance à l’âge adulte, le parcours d’une femme qui, alors qu’elle voulait ressembler à Clint Eastwood, se transforme peu à peu en Calamity Jane. À travers cette histoire de western contemporain et urbain, inspiré par des paroles d’habitantes de Gonesse, Garges-lès-Gonesse, Paris 12ᵉ et Paris 18ᵉ, la comédienne entame, grâce à sa présence forte et à sa voix suave, diffusée dans le creux de l’oreille des spectateurs, une habile reconquête de l’espace public, où les femmes sont, encore davantage qu’ailleurs, soumises au regard masculin, souvent dépréciateur. Héroïne puissante et déterminée, malgré une dramaturgie aussi singulière que sinueuse, Jana Klein s’impose alors comme la cheffe de file d’une émancipation où les femmes modèles, encore trop rares, occuperaient une place de choix. — VB

 

 
TT   Du 7 au 19 juillet, au Théâtre du Train-Bleu, 10h40. Durée : 1h. Relâche le 13 juillet. Tél. : 04 90 82 39 06.
 

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“Dissident, il va s’en dire”, de Michel Vinaver

Qu’il est osé de s’emparer d’un texte tel que Dissident, il va sans dire pour une première mise en scène, comme c’est le cas pour Hugo Givort. À travers douze fragments, comme autant de tableaux, Michel Vinaver tisse la relation ambiguë d’une mère et d’un fils aux prises, dans la France de la fin des années 1970, avec de multiples transformations politiques et sociales, qui viennent influer et se surajouter à leurs propres bouleversements intimes. Concepteur d’un geste de mise en scène prometteur, Hugo Givort a bien compris qu’aucune tirade, qu’aucun mot n’était laissé au hasard par Vinaver dans cette histoire d’émancipation filiale. On regrette alors simplement que le duo de comédiens ait, au plateau, les épaules un peu trop frêles pour porter à son exact acmé ce pas de deux tout à la fois tragique et universel. — VB

 

TT   Du 7 au 29 juillet, au Petit-Chien, 17h40. Durée : 1h. Relâche les 11, 18 et 25 juillet. Tél. : 04 84 51 07 48.
 
 
 
 
 
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July 4, 2023 6:28 PM
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Festival d’Avignon : avec « Welfare », Julie Deliquet joue collectif

Festival d’Avignon : avec « Welfare », Julie Deliquet joue collectif | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Fabienne Darge dans Le Monde - 4 juillet 2023

 

La metteuse en scène et directrice du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis adapte le chef-d’œuvre du grand documentariste américain Frederick Wiseman en ouverture du Festival.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/04/festival-d-avignon-avec-welfare-julie-deliquet-joue-collectif_6180512_3246.html

Par la fenêtre ouverte entrent des cris d’enfants joyeux et sauvages. Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, le bureau directorial de Julie Deliquet donne sur la cour de récréation de l’école voisine, et on ne peut s’empêcher de penser que ce hasard lui va bien. La vie, le goût du service public, du collectif, de la transmission sont au cœur du théâtre que la metteuse en scène invente depuis quinze ans. Son bureau est à son image, et à celle de ses spectacles, avec ses meubles chinés, ses tables où se réunir et ses plantes vertes : un espace de convivialité plus que de pouvoir.

 

A 43 ans, elle entre à Avignon, où elle n’a jamais été programmée dans le « in », par la grande porte : c’est elle que le nouveau directeur du Festival, Tiago Rodrigues, a choisie pour l’ouverture dans le saint des saints, la Cour d’honneur du Palais des papes. Avant elle, une seule metteuse en scène de théâtre a eu cet honneur, en soixante-seize ans de festival : Ariane Mnouchkine, avec La Nuit des rois et Richard II. Et c’était en 1982.

 

 

 

Julie Deliquet ne surestime ni ne sous-estime l’enjeu. Aussi discrète que solide, quoi que puissent laisser penser sa silhouette gracile et le regard souvent rêveur de ses yeux bleus, elle a, ces dernières années, mis en scène des spectacles importants avec la troupe de la Comédie-Française (Fanny et Alexandre, Vania…), et pris les rênes de ce centre dramatique national qu’est le Théâtre Gérard-Philipe alors même que la pandémie de Covid-19 entraînait une série de confinements, en mars 2020.

 

 

 

La Cour, donc. Pour elle, le lieu se prêtait au projet qu’elle avait en tête, aussi curieux que cela puisse paraître au premier abord. Car il s’agit ici d’adapter au théâtre Welfare, un des chefs-d’œuvre du grand documentariste américain Frederick Wiseman. Le film, tourné en 1973 dans un centre social de New York, suit au plus près une humanité naufragée, tentant avec une énergie shakespearienne de sauver sa peau par la seule force de la parole.

 

Agora

Pour Julie Deliquet, la Cour n’est pas tant l’endroit du prestige et de la pompe papale qu’un lieu « éminemment politique et démocratique » : « Pour Welfare, j’ai pensé d’emblée qu’il faudrait un lieu un peu grec, décloisonné, en plein air, où cette parole serait remise à son essentiel : une agora. Quand le Festival d’Avignon m’a proposé la Cour d’honneur, je me suis dit que cela avait du sens, par rapport à la parole de ces hommes et de ces femmes qui sont au bord de tomber et de tout perdre, et qui doivent sauver ce qui leur reste. La Cour est un lieu assez démesuré et cela reflète ce qui leur arrive : ils affrontent un destin trop grand pour eux, mais ils redeviennent citoyens par le fait qu’ils prennent la parole, et qu’on les écoute. Le geste vilarien inaugural est un geste politique, qui consiste à remettre le théâtre au centre de la cité. »

 

Cette question du collectif anime Julie Deliquet depuis ses débuts. C’est d’ailleurs avec ce terme-là que la jeune femme, qui avait fait ses classes de théâtre et de cinéma tout au long de son adolescence à Lunel (Hérault), a créé sa compagnie, In Vitro, en 2009, avec des camarades du Studio-Théâtre d’Asnières et de l’Ecole Jacques-Lecoq. Et c’est ensemble, en création collective, qu’ils ont monté leurs premiers spectacles, qui interrogeaient l’héritage des utopies soixante-huitardes : Dernier remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce (2009), La Noce, d’après Brecht (2011), et Nous sommes seuls maintenant (2013), écrit au fil des improvisations.

 

 

Puis Eric Ruf, l’administrateur de la Comédie-Française, lui a proposé, en 2016, de venir mettre en scène Oncle Vania, de Tchekhov. « Le travail avec le Français m’a fait entrer dans une autre dimension, et m’a amenée à assumer et à préciser mon geste de metteuse en scène, observe Julie Deliquet. Mais c’est surtout avec l’arrivée à Saint-Denis qu’il y a eu une réorientation personnelle et artistique. Je suis passée d’une veine intime à un format plus social et politique, même si je n’aborde pas cet aspect de front, mais toujours par le biais de l’humain. J’ai les mêmes obsessions depuis le début − celles de la communauté, de la démocratie −, mais j’ai bougé en tant que citoyenne et en tant que personne, et ces obsessions se sont déportées du terrain familial vers la terre ouvrière. Je me nourris toujours beaucoup du réel, et le réel, à Saint-Denis, pendant la période du Covid, s’est fortement rappelé à nous dans sa dimension sociale, en montrant la fragilité et l’importance cruciale des services publics. »

Julie Deliquet en était là de sa vie et de sa réflexion, elle travaillait, avec Florence Seyvos, sur l’adaptation théâtrale de Huit heures ne font pas un jour, le feuilleton de Rainer Werner Fassbinder sur la vie d’une famille ouvrière allemande dans les années 1970, quand Frederick Wiseman l’a appelée pour lui dire qu’il la verrait bien porter sur scène son film Welfare.

Pas de sentimentalisme

Le cinéaste américain vit une bonne partie de l’année en France, et il est un grand amateur de théâtre, que l’on croise régulièrement dans les salles parisiennes. Actuellement en montage de son prochain film, qui plonge dans l’univers des restaurants trois étoiles, il dit avoir choisi Julie Deliquet pour « la justesse de son regard ». « J’aime la manière dont elle amène la vie au théâtre, précise-t-il. Dans ses spectacles, il y a une grande attention à la vie quotidienne des êtres, tout en l’inscrivant dans une dimension plus vaste, et c’est ce que je cherche également. Un point me semblait fondamental, c’est qu’il y a une grande sensibilité dans son travail, mais pas de sentimentalisme. Elle a le sens de la complexité. Dans Welfare, on doit sentir aussi bien la détresse des demandeurs de l’aide que celle des travailleurs sociaux. C’est dans la confrontation des deux que peut se dire quelque chose du rôle et de la responsabilité de l’Etat. »

 

 

Julie Deliquet a regardé le film, qu’elle n’avait pas vu auparavant. « Et là, cela a été le choc que l’on peut imaginer, raconte-t-elle. Un choc de cinéma, mais aussi d’expérience humaine. Wiseman n’est pas un simple capteur du réel, il fait œuvre sur lui, il l’écrit, avec son utilisation du gros plan et du montage. Les visages et le langage sont d’une force peu commune dans Welfare. J’étais donc très tentée par cette adaptation. Mais, pour autant, il fallait que je me pose la question du théâtre, de la manière de le faire advenir. Il était rien moins qu’évident de passer d’un film en noir et blanc, très zoomé, sans musique, radical, à une représentation de théâtre. Je me suis dit qu’il allait falloir que je dézoome pour que ce grand corps collectif que l’on entend mais que l’on ne voit pas dans le film devienne le sujet du spectacle : être dans un autre rapport de corps, des corps pris dans un espace un peu trop grand pour eux, ce qui nous ramène à la Cour du Palais des papes… »

 
 
Lire le portrait (en septembre 2016) : Article réservé à nos abonnés Julie Deliquet, le théâtre in vivo
 

Ce passage au théâtre démultiplie les questions posées par le documentariste américain sur la manière dont l’art peut rendre compte du réel, questions qui passionnent Julie Deliquet. « Frederick Wiseman, d’ailleurs, n’aime pas les termes de documentariste et de cinéma-vérité, observe-t-elle. Quand on lui demande ce qu’il y a de commun entre tous ses films, il répond : “moi”, et il a bien raison. C’est son regard et son écriture qui permettent de voir le réel. Cela rejoint les réflexions qui sont les miennes depuis le début, sur le fait que l’art ne doit pas imiter la vie, il y aurait là une forme de grossièreté. On ne peut que la recréer, au fil d’un travail qui épouse le processus même de la création : c’est bien pourquoi j’ai appelé notre collectif In Vitro. C’est ce que permet le théâtre, magnifiquement : travailler pour tendre à redonner vie au réel, mais avec un autre visage, une nouvelle peau. »

Pour la metteuse en scène, les mises en abyme et en miroir sont donc nombreuses dans ce passage au théâtre de Welfare. « Maintenant que je dirige moi-même une institution, toute la complexité et la violence du film me sautent au visage. On est en permanence pris en étau entre la nécessité d’utiliser avec rigueur l’argent public, et le désir de réparer un tissu social déchiré. Le grand écart est de plus en plus compliqué, mais je sais pourquoi je le fais. Travailler en groupe, c’est aussi épuisant que passionnant, c’est sinueux, mais c’est une recherche de démocratie permanente : comment la constituer pour qu’elle soit la plus juste possible. » De la cour d’école à la Cour d’honneur, pour Julie Deliquet, il n’y a qu’un pas.

 

 

Welfare, d’après Frederick Wiseman, mis en scène par Julie Deliquet. Avec Julie André, Astrid Bayiha, Eric Charon, Salif Cisse, Aleksandra de Cizancourt, Evelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnès Ramy, David Seigneur. Cour d’honneur du Palais des papes. Durée : 2 h 40. Les 5, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13 et 14 juillet, à 22 heures.

 

Fabienne Darge

 

Légende photo : Julie Deliquet sur la scène du Théâtre Gérard-Philipe, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), en septembre 2021. PASCAL VICTOR/ ARTCOMPRESS VIA OPALE.PHOTO

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July 4, 2023 5:37 AM
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Nomination de Fanny de Chaillé à la direction du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, centre dramatique national

Nomination de Fanny de Chaillé à la direction du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, centre dramatique national | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, en plein accord avec Pierre Hurmic, maire de Bordeaux et Alain Rousset, président du Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine, a donné son agrément à la proposition de nommer Fanny de Chaillé à la direction du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Centre dramatique national.

Née en 1974, Fanny de Chaillé est formée à l’Esthétique à la Sorbonne à Paris avant de créer, à partir de 1995, ses propres spectacles, installations et performances au sein de la compagnie Display. Elle construit depuis plus de vingt ans un théâtre de la relation qui s’appuie sur le regard actif du spectateur, un théâtre du corps qui puise dans les textes littéraires, mais aussi dans le rock et la musique populaire. Ses projets, au croisement d’une grande diversité de disciplines, fédèrent de multiples partenaires et acteurs culturels, qu’ils soient présentés au sein des théâtres ou en dehors, dans l’espace public, les galeries d’art, les salles de concert, les bibliothèques, les universités, dans un souci constant de rencontre avec les publics les plus variés.

 

 

Artiste associée à la scène nationale de Chambéry (2014-2022), au Centre national de la danse de Lyon (2017-2020), au Théâtre Public de Montreuil – Centre dramatique national et à Chaillot - Théâtre national de la danse depuis 2022, Fanny de Chaillé a également été invitée par le Centre Pompidou, le Festival d’automne, le Festival d’Avignon et de nombreuses autres institutions culturelles françaises, mais également en Europe et à l’international (Etats Unis, Brésil, Argentine, Colombie…).

 

 

Fanny de Chaillé entend faire du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, un lieu de transmission et de partage, « un théâtre vivant, engagé et joyeux », qui accompagne l’émergence de formes et d’écritures nouvelles, pleinement ouvert à la jeunesse et au monde qui l’entoure. Accompagnée d’une communauté d’artistes (la compagnie ToroToro, Tamara Al Saadi, Baptiste Amman, le collectif Rivage, Rebecca Chaillon, Lionel Dray & Clémence Jeanguillaume, Mohamed el Khatib, Gwenaël Morin, Hatice Ôzer), dont une partie sont des équipes implantées en Nouvelle-Aquitaine, elle s’attachera à rapprocher le théâtre de celles et ceux qui hésitent à y entrer, produire des spectacles et des histoires où chacun peut trouver sa place et fabriquer un récit commun. Elle entend développer des coopérations étroites avec le tissu culturel régional (institutions, lieux intermédiaires, festivals), dans un souci de croisement des publics, d’accompagnement et de mutualisation des moyens en soutien à la création et de tournées plus écoresponsables. Elle propose également de nouvelles coopérations à l’échelle nationale et internationale.

Sa programmation sera paritaire, ouverte à la scène théâtrale française dans toute sa diversité, à la danse, au cirque contemporain et aux projets pouvant investir l’espace public. Une attention particulière sera accordée à l’enfance et à l’adolescence, avec notamment Projet Kids sur le temps des vacances scolaires.

Fanny de Chaillé prendra également la direction de l’Ecole supérieure de théâtre Bordeaux-Aquitaine, en créant, à ses côtés, un collège pédagogique. De l’acquis des fondamentaux à l’ancrage dans la pratique, elle souhaite repenser le projet pédagogique pour faire participer activement les étudiants aux processus de création, les aider à s’autonomiser, à affirmer leur singularité et faciliter leur insertion professionnelle.

 

Fanny de Chaillé prendra ses fonctions au 1er janvier 2024, succédant ainsi à Catherine Marnas, qui poursuivra son parcours en compagnie. Rima Abdul Malak salue l’action de celle-ci à la tête du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, où elle a porté un projet ambitieux au bénéfice de tous les publics, tant à Bordeaux qu’en itinérance, permettant à plusieurs générations d’artistes de déployer des projets audacieux et fédérateurs.

 

Photo : Fanny de Chaillé, (c) Marc Domage

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