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Comment utiliser au mieux la Revue de presse Théâtre
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 28 mars 2023 Aux Ateliers Berthier, à Paris, la metteuse en scène adapte l’ultime roman de l’écrivain américain, sans parvenir à en exploiter toute la complexité. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/28/a-l-odeon-theatre-de-l-europe-tiphaine-raffier-reste-a-la-surface-de-nemesis-d-apres-philip-roth_6167336_3246.html
Chez les Grecs, elle était la déesse de la vengeance, abattant son courroux sur les humains coupables d’hubris, autrement dit de démesure. Némésis donne son nom à l’ultime roman de Philip Roth (1933-2018), signé par l’écrivain américain en 2010. Un roman de maître, cachant sous la limpidité de sa surface une polysémie riche et complexe, des lames de fond puissantes. Et notamment celle-ci, qui résonne avec autant de force que de trouble aujourd’hui : ce qu’une épidémie révèle et fracture dans une société. La jeune autrice et metteuse en scène Tiphaine Raffier, qui, pour la première fois monte un texte qui n’est pas de sa plume, a pourtant évité de tirer avec trop de facilité sur cette corde, et c’est tout à son honneur. Elle s’attache à restituer la complexité du roman, que Roth situe au sein du quartier juif de Newark, sa ville natale. C’est l’été 1944, un été caniculaire, où le soleil et la chaleur pèsent comme une chape de plomb. L’Amérique est en guerre sur deux fronts. Bucky Cantor est un jeune et vigoureux professeur de gymnastique, mais il a été réformé, à cause de sa vue défaillante. Bucky est rongé par la honte de ne pas être au front avec les autres, quand un mal sans visage s’abat sur sa petite ville à l’écart de l’histoire : la polio. L’épidémie se propage à la vitesse de l’éclair et touche particulièrement les jeunes. Elle est aussi une guerre, qui provoque la même stupeur impuissante que l’autre, dans laquelle sont exterminés des millions de juifs. Et elle entraîne la chute de Bucky Cantor, un garçon sain, honnête et droit, à l’image de l’Amérique telle qu’elle se rêve. Mais telle qu’elle n’est peut-être pas : Bucky est une déclinaison d’Œdipe, qui provoque la tragédie par tout ce qu’il fait pour lui échapper. Il a aussi quelque chose d’Ivan dans Les Frères Karamazov, de Dostoïevski : une indignation sans effet, qui passe à côté de son but. Richesse polysémique Un tel roman est un défi pour le théâtre, dans la mesure où sa richesse polysémique se joue dans les replis de la narration, sans démonstration ni explication. Et le spectacle de Tiphaine Raffier reste en surface, très à plat, à l’image de la grande toile déployée dans l’espace scénique dans la deuxième partie, sur laquelle est imprimé un superbe paysage de lac et de montagne. Sa maîtrise du plateau est indéniable, les idées de mises en scène ne manquent pas, notamment dans cette deuxième partie, interprétée en comédie musicale (avec des petits chanteurs venus du Chœur d’enfants du conservatoire de Saint-Denis), comme pour mieux jouer avec les paradis trompeurs de l’Amérique. Mais les enjeux et les personnages ne s’incarnent pas vraiment, de même que la matérialité du soleil, de la chaleur, du sentiment de souillure provoqué par l’épidémie, et l’ensemble reste largement anecdotique. Le Bucky Cantor un peu trop cérébral, fantomatique, d’Alexandre Gonin participe à cette sensation de désincarnation, de flottement à la surface. La troisième partie du spectacle, pourtant, qui se situe longtemps après les deux autres, en 1971, alors que Newark est frappé par des émeutes raciales (dans la réalité, elles ont eu lieu en 1967), retrouve une vraie force théâtrale, en revenant sur la tragédie de Bucky d’un autre point de vue et de manière rétrospective. Deux acteurs intenses, Maxime Dambrin et Stuart Seide, portent la dernière partie, où l’on retrouve le théâtre dans ce qu’il a de plus simple et puissant Bucky Cantor, alors âgé, retrouve par hasard un de ses anciens élèves, Arnold Mesnikoff, qui lui aussi a été touché par la polio en 1944 et en a gardé des séquelles, mais a su néanmoins se construire une vie heureuse. Deux acteurs intenses, Maxime Dambrin et Stuart Seide, portent cette dernière partie, où l’on retrouve le théâtre dans ce qu’il a de plus simple et puissant. La confrontation humaine entre Bucky et Arnold, qui a su dépasser la tragédie, rejoint la dimension la plus profonde du roman de Roth : son interrogation sur le complexe de culpabilité dans ce qu’il a de plus destructeur, notamment au sein de la communauté juive. Dommage alors qu’il ait manqué à Tiphaine Raffier un vrai corps-à-corps avec ce texte magnifique, dont la moindre des beautés n’est pas ce fil rouge, déroulé tout du long, du geste sportif comme métaphore du geste artistique. Beauté du geste du lanceur de javelot, et plus encore du plongeur, qui mêle l’envol et la profondeur. S’élever haut avec grâce et piquer sans éclaboussures inutiles vers les abîmes : tout l’art de Philip Roth. Némésis, d’après Philip Roth. Mise en scène : Tiphaine Raffier. Odéon-Théâtre de l’Europe aux Ateliers Berthier, Paris 17e. Jusqu’au 21 avril. De 7 € à 36 €. Puis les 16 et 17 mai au Théâtre de Lorient (Morbihan). Fabienne Darge Légende photo :« Némésis », d’après Philip Roth, dans une mise en scène de Tiphaine Raffier, le 19 mars 2023, au Théâtre de l’Odéon à Paris. photo : SIMON GOSSELIN
Par Anaïs Héluin dans Sceneweb - 28/03/23 Réalisée par les membres du Jeune Théâtre en Région Centre (JTRC), la programmation de la 7ème édition du festival de création émergente WET° à Tours (organisé par le Théâtre Olympia – CDN de Tours) a donné à découvrir des artistes traversés par un fort désir d’émancipation des esthétiques dominantes actuelles pour en inventer de nouvelles. Ce qui va de pair avec une remise en question des rapports de pouvoir existants. Un mouvement prometteur, malgré des résultats contrastés. En sept ans, le festival WET° a su s’imposer comme un lieu majeur pour la jeune création. Bien des artistes passés par là il y a quelques années font désormais partie du paysage théâtral. Le collectif OS’O, par exemple, y était programmé en 2016, année de création de la manifestation par Jacques Vincey, directeur du Théâtre Olympia – CDN de Tours (T°). Ont suivi des artistes comme Marion Siéfert, Hugues Duchêne, Julie Delille, Camille Dagen, Eddy d’Aranjo dont plusieurs étaient invités aux Rencontres de la jeune création organisées cette année en préambule du WET° afin, lit-on dans le dossier du festival, de « porter un regard rétrospectif, sensible et critique sur ce qui s’est joué ces dix dernières années dans le champ de l’émergence et nourrir des désirs pour la décennie à venir ». Les structures en question Le WET°, encadré cette année pour la dernière fois par Jacques Vincey – son mandat de direction s’achève à la fin de la saison – et son équipe, n’a pas attendu d’arriver à l’âge de sept ans, déjà respectable pour un festival, pour regarder en face la jeune création, pour en interroger les pratiques et s’interroger sur lui-même. Le questionnement du modèle institutionnel, dont la hiérarchie très marquée fait du directeur l’unique ou presque responsable du geste de programmation, est dans ce festival chose naturelle. En confiant les rennes de son lieu aux huit membres du Jeune Théâtre en Région Centre (JTRC) – cinq comédien·nes, deux technicien·nes et une chargée de production –, l’équipe du T° fait en période de WET° l’expérience d’un fonctionnement tout autre, plus horizontal. Chaque édition interroge ainsi le milieu théâtral tel qu’il fonctionne, et démontre la possibilité de faire autrement. Cette année, plusieurs des spectacles choisis ont très clairement reflété cette remise en question des structures existantes, théâtrales et autres. Avec Sous l’orme de Charly Breton, que nous avons pour notre part découvert au Théâtre des Quartiers d’Ivry à sa création, le festival s’ouvrait sur un refus absolu du monde tel qu’il va aujourd’hui. Interprété par Guillaume Costanza, ce seul en scène donne voix à l’imaginaire torturé d’un jeune homme qui s’apprête à commettre une action violente au nom d’un Ogre niché dans son esprit. À rebours de toute forme de naturalisme, ce monologue crépusculaire abordant les phénomènes de radicalisation plaçait le WET° 7 sous le double signe de la recherche formelle et de l’ancrage au présent. Deux aspirations peu aisées à concilier, ce qui rend les tentatives toutes intéressantes et riches dans le cadre d’une réflexion sur la nature et les enjeux actuels de la création théâtrale. Adieux à la fiction Les quatre autres propositions que nous avons pu voir au WET° unissent de manières très différentes désir de révolution esthétique et traitement, toujours critique, du présent. Toutes entretiennent toutefois un rapport problématique avec la notion de fiction. Même Poil de Carotte, Poil de Carotte de Flavien Bellec et Étienne Blanc, dont le titre laisse présager une histoire au sens classique, met à mal ce type de récit. Du célèbre roman de Jules Renard, il ne reste en effet que quelques traces ici, à partir desquelles les deux concepteurs du spectacle construisent un dialogue dont l’unique sujet est… le théâtre. Interprétée par Flavien Bellec et Solal Forte, cette conversation brouille d’emblée les frontières entre réel et fiction : les deux comédiens se présentent sous leurs vrais prénoms, et commencent à dérouler leurs parcours artistiques respectifs. C’est ainsi sur un mode proche de la performance que s’opposent deux pratiques opposées du théâtre : l’une très cadrée par l’institution, qui la légitime, l’autre indépendante, empruntant des chemins non balisés. Des neuf pièces de ce WET°7, Poil de Carotte, Poil de Carotte est celle qui aborde de la manière la plus frontale la question de l’institution théâtrale. Sa place au festival est donc parfaitement compréhensible, d’autant plus que l’exercice est subtilement mené par les acteurs, qui prennent le temps nécessaire pour rendre sensibles tous les mécanismes de l’humiliation. On peut toutefois se demander si ce tête-à-tête est en mesure de s’adresser à un public étranger au milieu théâtral dont il détaille les problématiques. La violence qui se dit ici peut-elle en évoquer d’autres ? Il faudrait sans doute la confronter à d’autres contextes pour le vérifier, et l’ouvrir davantage à cette possibilité. Il est toutefois évident qu’il y a là en germe un geste singulier, où une écriture très précise, tendue, va de pair avec la recherche d’une forme susceptible d’agir fortement sur le spectateur. Des mères et des sirènes Amer Amer de Jérôme Michez et Elsa Rauchs va plus loin encore que Poil de Carotte, Poil de Carotte en matière de mélange entre théâtre et performance. La question de la relation au public est au cœur de la proposition du jeune duo belge, qui a déjà créé auparavant deux spectacles : à chaque représentation, l’un des deux rôles de la pièce est confié à un spectateur. Les règles sont exposées au moyen d’un texte projeté sur le mur tandis que Jérôme Michez – en alternance avec Tom Geels – arpente le plateau : Amer Amer commencera lorsqu’une personne du public voudra bien le rejoindre pour jouer le rôle de la mère du protagoniste, en suivant seulement quelques consignes. Le jour de notre venue pourtant, ce dispositif était incompréhensible : connaissant visiblement le spectacle, et répétant absolument toutes les phrases et gestes de l’artiste, le volontaire avait des airs de complice si évidents que la part de hasard essentielle à la proposition était nulle. L’au revoir fils-mère raconté ici avait alors bien peu d’existence, d’intensité théâtrale alors qu’avec leur création, Jérôme Michez et Elsa Rauchs voulaient justement exprimer l’urgence de sortir de l’inertie, d’entrer dans l’action. Comme ces deux artistes ainsi que Flavien Bellec et Étienne Blanc, le trio créateur de Sirènes – Hélène Bertrand, Margaux Desailly et Blanche Ripoche – fait du théâtre hors de la hiérarchie habituelle, encore largement dominée par le metteur en scène. Sirènes fait d’abord miroiter un riche horizon, à la croisée des arts plastiques, du théâtre et de la performance. Le but des artistes, qu’elles expriment dès un premier tableau très réussi de transformation en femmes-poissons : explorer un mythe pour le déconstruire. Composé d’une succession d’images en mouvement, parfois accompagnées de quelques rares paroles, l’espèce de vivarium qu’elles déploient ensuite perd hélas assez vite de sa puissance. L’envie d’en découdre avec les fictions dominantes a tendance à limiter l’imaginaire des artistes, qui pour démonter des clichés choisissent souvent de les représenter d’une manière plus ou moins bien détournée. On rencontre par exemple une créature lascive face à un équipage de marins, des femmes s’échangeant des futilités en s’étalant sur la figure des crèmes multicolores… Cela au détriment de l’invention d’une féminité théâtrale vraiment originale, libérée des chaînes dénoncées. Le parti-pris de la diversité Le cas de Dernier amour de Hugues Jourdain n’est pas sans points communs avec celui de Sirènes. Trois personnes trop malheureuses en amour pour continuer de vivre sur Terre y décident de la quitter ensemble et d’aller vivre dans l’espace. Mais avant le grand départ, elles réalisent un dernier spectacle en forme d’au revoir à l’Humanité. Autant que les rapports amoureux, le théâtre est donc l’objet ici d’une réflexion assez désabusée. Très fragmentaire, composée de scènes détournant des numéros ou types de spectacles bien connus – nous avons par exemple un one-woman show inversé –, la pièce prétend liquider un régime théâtral sans proposer à la place un langage qui n’appartiendrait qu’à elle. Ou qui du moins prendrait la voie de l’indépendance. Pour répondre à leur désir d’émancipation des formes et des hiérarchies existantes, les artistes programmés cette année au WET° prennent des chemins très divers. Voulu par les membres du JTRC, cet éclectisme témoigne d’un fort désir au sein de la jeune création d’explorer autant de voies que possible hors des cadres dont elle a hérité. En se focalisant sur des démarches originales, du moins par rapport à un théâtre centré sur le texte, les programmateurs de cette édition ont pu mettre quelque peu de côté la qualité. Même avec ces fragilités toutefois, ce WET° fut riche en réflexion. Nous sommes là dans un précieux espace du galop d’essai qu’il faut vivre et juger comme tel, avec l’assurance que dans ses déceptions autant que dans ses révélations, ce festival aide à penser la création d’aujourd’hui et de demain. Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan - 22/03/23 A 80 ans passés, la Vietnamienne Tran To Nga, exilée en France, traduit en justice les multinationales américaines qui ont durablement ravagé son pays (champs, forêts, corps) durant la guerre du Vietnam. Marine Bachelot Nguyen en témoigne dans un spectacle aussi militant que saisissant. Les lumières ont commencé à baisser, c’est alors que, dans la quasi obscurité, Tran To Nga s’est avancée à pas lents et s’est assise à la place qui lui avait été réservée au premier rang, le soir de la première. Une bonne heure durant, elle a regardé, à quelques pas devant elle, une jeune actrice raconter l’histoire et les luttes de sa vie mouvementée et obstinée, un monologue écrit par une troisième femme qui a accolé à son nom celui de sa famille d’origine : Nguyen. Tran To Nga est aujourd’hui une veille femme vietnamienne octogénaire dont la vie est faite de luttes, Angélica Kiyomi Tisseyre-Sékiné, est une jeune actrice française d’origine japonaise et vietnamienne, passée par l’ERAC et Marine Bachelot Nguyen est autrice et metteure en scène française d’origine vietnamienne au sein du collectif Lumière d’août à Rennes depuis bientôt vingt ans.Quant à Julie Pareau, elle signe les vidéos intégrées au spectacle. C’est en 2019 que la metteure en scène a lu Ma terre empoisonnée (éditions Stock), le livre autobiographique de Tran To Nga. Marine Bachelot Nguyen en a fait un premier travail à Nantes au Grand T à l’invitation de Catherine Blondeau. Un an plus tard , quand le collectif Vietnam Dioxine a sollicité des artistes d’origine vietnamienne pour soutenir le combat de Tran Tio Nga, Marine Bachelot Nguyen s’est portée volontaire et a écrit le texte de Nos corps empoisonnés. Le spectacle s’ouvre par le procès qui s’est enfin tenu au tribunal d’Évry le 25 janvier 2021 après six années de procédures et 19 reports d’audience . « Ce moment on l’a attendu tant d’années » dit la vieille femme via la jeune actrice. « Je suis là pour incarner les victimes. Ceux et ceux qui ne peuvent pas parler, celles et ceux qui ne peuvent plus parler ». En face d’elle, quatorze avocats représentant les quatorze multinationales (dont Monsanto) qui, via l’armée américaine, ont déversé 75 millions de litres d’agent orange sur les champs, les forêts et les habitants pendant la guerre du Vietnam. Champs devenus impropres, forêts ravagées, corps bousillées ou durablement atteints. Avant d’aller plus loin, le spectacle décline la vie de Tran To Nga depuis sa naissance le 30 mars 1942. L’école où elle apprend le français, les drames de sa famille et ses luttes « contre les impérialismes américains », les tonnes de bombes qui s’abattent, et son engament personnel qui va grandissant. Après dix ans de séparation, elle retrouve sa mère dans un pays aux paysages dévastés par les bombardements et les épandages massifs de produits toxiques. Des soldats américains en seront eux aussi victimes mais en 1981 les firmes les dédommageront en èchange d’une absence de procès. Mais côté vietnamien, rien, pas le moindre dédommagement. Le mal n’atteint pas seulement les vivants mais les enfants qui naissent comme Viêy Hat la fille de Tran To Nga qui en mourra. Ses deux autres filles, comme leur mère, auront des maladie de la peau et des insuffisances respiratoires. Quand les Américains fuient Saïgon, le nouveau régime communiste « choisit la sanction et la purge ». Tran To Nga finira par choisir l’exil en France. Après avoir combattu l’armée des USA, son ennemi c’est l’ensemble des firmes américaines meurtrières, un combat dont elle est l’une des figures emblématiques. Retour au procès : la cour se déclare incompétente pour juger les faits. Un appel est en cours. L’actrice salue et Tran To Nga, se lève et va la rejoindre. Nos corps empoisonnés aux Plateaux sauvages, 20h, jusqu’au 25 mars . Puis le 6 avril à la Sorbonne nouvelle Paris3, le 11 avril au théâtre du champ du Roy à Guingamp, le 14 avril au festival Mythos à Rennes, les 2 et 3 mais au festival Eldorado au CDN de Lorient et cet été dans le off Avignon à la Manufacture du 7 au 23 juillet. Photo : Scène de "Nos corps empoisonnés" © Hélène Harder
Par Marie-Céline Nivière dans le site l'Œil d'Olivier 27/03/2023 Ce dimanche 26 mars 2023, celui qui a égayé durant des décennies les nuits parisiennes a tiré sa révérence à l’âge de 91 ans. Très à son aise dans les relations publiques, Jacques Collard a eu plusieurs vies, comédien à ses heures perdues, adaptateur de talent, restaurateur. Adieu Monsieur, et chapeau bas ! L'attaché de presse Pierre Cordier annonce, sur son compte Facebook, par ses mots le décès de son ami : « Jacques Collard, le dernier Roi de Paris s’en est allé ». Le comédien Éric Laugérias rappelle qu’il était « la fantaisie, la finesse cultivée, l’humour, la fidélité, la générosité ». D’une grande élégance, le sourire aux lèvres, le cœur sur la main, cet homme exceptionnel nous enchantait par ses anecdotes et ses mots d’esprits. La grande époque Je n’ai pas connu les belles soirées de l’Espace Cardin ! Comme je le lui ai souvent répété, ce fut un grand regret. De 1984 à 1990, il avait fait de ce lieu, l’endroit où il fallait être. De Jacques Chazot à Robert Hirsch, en passant par Mike Jagger, Thierry Le Luron, tous allaient se servir au buffet. On y croisait vedettes et artisans du théâtre, de la télévision, de la scène internationale, mais aussi le gratin avec ses mondaines et ses demi-mondaines. Comme se souvient Laugérias, il y avait également les « jeunes godelureaux que nous étions ». À qui il oubliait de faire payer les additions. « Pourvu que nous le fissions rire (et nous avons tant ri) ! ». Car c’était ça la touche Collard ! L’art de faire la fête dans un tourbillon d’éclat de rire et de bonheur. Je me souviens de soirées à la Résidence Maxim’s, d’abord, puis au Berkeley. Toujours heureux de recevoir, ils nous accueillaient les bras grands ouverts avec une coupe de champagne. Il n’était pas rare que jusqu’à point d’heure nous devisions sur le monde du théâtre. Le plaisir des mots Il était curieux de savoir ce qu’il se passait sur les scènes parisiennes. Qui rencontraient le succès ou le bide. Je me souviens de sa grande fierté lorsque sa belle adaptation Des enfants du silence fut reprise au Vieux-Colombier par la Comédie-Française. Cette pièce, qui révéla Emmanuelle Laborit, lui valut en 1993, le Molière de l’adaptateur. Une catégorie qui malheureusement n’existe plus ! Ce qu’il déplorait. Lors d’un entretien, en 2008, pour le Pariscope®, il m’avait raconté combien il avait dû subir les exigences des producteurs de Cabaret. « Ils voulaient que les mots français tombent juste sur la musique. Et ce n’était pas facile. Ils ont été très tatillons et m’ont rendu chèvre ! » Sous ses airs de tout faire à la légère, on sait qu’il aimait le travail d’orfèvre ! Son ouvrage sur Le limier d’Anthony Shaffer est des plus remarquables. Sa belle adaptation de la pièce Ladies night, inspirée du film Full Monty, mise en scène par Dravel et Macé, fit que le spectacle reçu le Molière du meilleur spectacle comique en 2001. L’homme à l’éternelle malice Le grand Jacques est né à Bruxelles, comme Brel, et rien ne le destinait à un tel parcours constitué de plusieurs vies. Comme les chats qu’il adorait, il retombait toujours sur ses pattes. J’ai rarement entendu quelqu’un narrer aussi subtilement ses échecs et leurs rebondissements. Il avait une bonne étoile qui veillait sur lui. Imaginez-vous qu’adolescent, il s’engage l’été pour gagner quelques sous, sur un thonier. Lors d’une escale à Copenhague, atteint d’une grave allergie, il doit se rendre à l’hôpital. Son voisin de chambre est Sir Alfred Hitchcock. Le gamin, qui n’a jamais rêvé d’être comédien, le convint de l’emmener à Hollywood. Il y reste deux ans, mais plus intéressé par la belle vie, il n’y fit pas carrière. C’est encore sa belle étoile qui lui fit croiser Jean Marais sur une plage de Cannes où le jeune homme était plagiste. On retrouve toutes ces savoureuses anecdotes dans ses livres, Ma route semée d’étoiles et Des paillettes au creux des rides. Le dernier bastion de la fête Il avait combattu le crabe avec une force et un courage remarquable. Je le revois encore, fragilisé par les années, mais heureux d’être encore parmi nous. Il avait des projets plein la tête. La Covid et ses confinements nous ont coupés les uns des autres. On pense que l’on a le temps, que l’on se reverra, et la mort surgit comme une sentence. Cette pandémie et la crise économique ont modifié le paysage nocturne parisien. Avec sa disparition, on le sait, plus rien ne sera comme avant. La fête n’aura plus jamais le même goût. Alors adieu Jacques ! S’il existe un paradis, j’imagine que tu dois bien t’amuser là-haut avec tes chers et chères disparues. Marie-Céline Nivière
par Jacques Denis, envoyé spécial à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) et photo Nicolas Petit publié le 26/03/2023 La création «in progress» d’Abdelwaheb Sefsaf, évocation vivante de la mémoire de trois tragédies liées à la Nouvelle-Calédonie, donne lieu à un spectacle musical, entre tradition et futur à composer. A découvrir au festival Détours de Babel La voix d’un récitant perce sous les étoiles et le chant des cigales. «Ceci est le commencement d’un spectacle qui s’appelle Kaldûn, requiem ou le pays invisible. “Kaldûn”, c’est le nom donné à la Nouvelle-Calédonie par les Algériens déportés en 1871. “Requiem”, c’est une prière, un chant pour les morts dans la liturgie catholique. “Le pays invisible”, c’est la représentation de la mort, dans le discours cérémoniel kanak.» C’est le metteur en scène Abdelwaheb Sefsaf qui parle. Egalement musicien et auteur de cet ambitieux projet qu’il porte depuis plusieurs années, qui prend tout son sens face à un parterre posé sur des nattes ou à même l’herbe grasse de l’agora de Hienghène, un village situé à près de six heures de route de Nouméa. Au cœur de la verdoyante côte Nord-Est de la Nouvelle-Calédonie, le fief de la culture kanake fut le terroir natal de Jean-Marie Tjibaou, martyr de la cause indépendantiste. Non loin de là, à Tiendanite, dix militants, dont deux frères de Tjibaou, furent assassinés en 1984. Kaldûn, requiem ou le pays invisible évoque cette tragédie, comme il parle des sans-terre, ceux de la «sous-France» pour paraphraser le texte d’Abdelwaheb Sefsaf. Sur la vaste esplanade du centre culturel Goa Ma Bwarhat de Hienghène, cernée de totems à l’effigie des 24 tribus locales, pas de concurrence de mémoires, mais une convergence des histoires : au printemps 1871, la Commune se termine dans un bain de sang et les survivants sont condamnés au bagne ; au même moment, le cheikh el-Mokrani prend la tête d’une insurrection en Algérie, matée par les occupants qui condamnent au bagne certains des insurgés ; 1871, toujours, la France met en place le «permis d’occupation des terrains domaniaux» qui entraîne une spoliation des terres autochtones avec pour conséquence, sept ans plus tard, la révolte kanake, elle aussi matée, la tête du chef Ataï devenant trophée exposé à Paris. Au pays de la patience, ce requiem prend les traits d’un réquisitoire contre la colonisation, dont les galères demeurent bien présentes en Nouvelle-Calédonie comme dans les cités de la France périphérique. «Ce projet raconte la même histoire que la nôtre. L’Algérie, c’est comme la Kanakie», tranche Albert, quinquagénaire qui fut à la fondation de Bwanjep, groupe phare du kaneka, mouvement musical lancé au début des années 80. Avec trois compères, il a rejoint la création musicale en train de s’élaborer ici, y ajoutant leurs polyphonies et percussions à base de fougères frottées ou d’écorces frappées. «Réparer c’est raconter» Leader du groupe Dezoriental et directeur de la compagnie Nomade in France, Abdelwaheb Sefsaf s’est beaucoup documenté, multipliant les voyages en Nouvelle-Calédonie et en Algérie. Tout a commencé avec Kabyles du Pacifique, ouvrage de Mehdi Lallaoui. C’est en le lisant que Sefsaf a appris que Louise Michel s’était fait la porte-parole des Kanaks et des Kabyles. Depuis, Sefsaf est intarissable sur le sujet. «Réparer, c’est raconter. C’est le sens de cette histoire. Au-delà de toute idée de repentance, cet état des lieux est nécessaire pour construire un futur», insiste celui qui, entre deux notes de musique, parle de «la France du dessous, celle des Fatima, Huong, Mohamed, Fatoumata, Simane.» Toute concordance avec l’actualité n’est pas fortuite. Pour donner corps et âme à ce «geste politique», le metteur en scène coutumier a sollicité l’ensemble vocal Canticum Novum, qui réinvestit depuis 1996 des répertoires de musique ancienne, afin de tisser des liens entre l’Europe occidentale et le bassin méditerranéen. «J’ai découvert un instrumentarium, qui permet d’ancrer non dans la réalité, mais dans un fantasme, hors de toute temporalité. Pour toucher le public, il faut qu’il y ait une dimension poétique, susceptible d’apaiser le propos. D’ailleurs, lors des premières représentations, tout le monde a adhéré, loyalistes comme indépendantistes. Il faut sans doute venir d’ailleurs pour y parvenir», tempère Sefsaf, qui a composé la trame musicale avec Georges Baux, fidèle complice depuis trente ans. Tout à l’oreille, ce qui n’est pas pour déplaire à Emmanuel Bardon, qui pilote Canticum Novum et a fondé voici dix ans l’Ecole de l’oralité, structure de création et de médiation culturelles établie à Saint-Etienne. «Même si j’allais dans l’inconnu, j’ai tout de suite été emballé par le sujet», assure ce dernier, qui tient dans cette pièce musicale un rôle de chanteur lead. Il a en revanche demandé au percussionniste Henri-Charles Caget de retranscrire les notes d’intention sur partition, puis de proposer des pistes d’arrangements. Lesquelles s’affinent en toute collégialité à mesure des trois semaines passées par cette troupe en Nouvelle-Calédonie. «Le but est de se détacher des partitions pour revenir à l’oralité», admet Emmanuel Bardon. «Nos morts appartiennent à tous» A partir de ces mémoires entremêlées, ils ont donc créé un répertoire, avec parfois des instruments exogènes à ces univers, à l’image du nyckelharpa, une antique vièle suédoise, ou du bon vieux tuba. Création impure ? Colonialisme musical ? Non, Bardon est catégorique : «C’est parce qu’il existe des musiciens avec une connaissance tellement forte de leur culture que l’on peut se permettre d’aller à un autre endroit d’expression. La porosité est quelque chose d’intrinsèque à la création. Les hommes se racontent des histoires, et donc échangent des savoirs. Et ça crée des ponts, des points de rencontre, là même où je situe tout notre travail.» Ce que confirme Simane Wenethem, originaire de Nouméa. «Je sens qu’Abdelwaheb et Manu ont trouvé l’essence du aé aé, le chant des Kanaks du Nord. Leurs voix se métamorphosent, ils font quelque chose avec ce qu’ils sont. Et moi, j’ai tout loisir d’adapter à ma sauce leurs textes. Il faut s’autoriser cette hybridation. Quand [Jean-Marie] Tjibaou disait “on prépare notre natte pour accueillir les autres”, c’était un geste d’ouverture.» Né en 1988 à Lifou, grandi à Rivière-Salée, la zone reléguée de Nouméa, cet ancien danseur de hip-hop se félicite ainsi de jouer quelques jours plus tard au théâtre de Bourail, terre des Caldoches ex-bagnards. La région fut surnommée «la vallée du malheur», celle des «Zarabes» aussi – un cimetière musulman et une mosquée en témoignent –, qui ont dû s’inventer un autre futur en oubliant leur passé, même si le cadre peut faire songer aux djebels de Kabylie. Dans cette espèce de far west jonché de 4x4 et jalonné de bétail, les gens ont longtemps vécu emmurés dans un passé dont les stigmates demeurent visibles. «Ce qui m’intéresse, ce sont les traces après notre passage : comment les gens d’ici vont changer, comment les lignes peuvent se déplacer», reprend Simane. Barbe sculptée et yeux perçants, Jean-Pierre Aïfa, qui répond au sobriquet de «calife», est raccord. L’homme a une longue expérience : il fut syndicaliste, puis maire de Bourail pour l’Union calédonienne au slogan explicite – «Deux couleurs, un peuple» –, il préside encore l’association des Arabes et amis des Arabes de la Nouvelle-Calédonie, ayant pour père un ancien déporté, et figure parmi le comité des sages de l’archipel, composé d’une mosaïque d’identités. Du haut de ses 84 ans et de sa longue expérience, il estime que «cette œuvre est nécessaire pour les plus jeunes, qui connaissent mal ou pas cette histoire. Il est temps de sortir du “je” pour aller vers le “nous”. Nos morts appartiennent à tous et non à une communauté. C’est à ce prix que l’on sortira du ressentiment pour toucher la résilience». Deux jours plus tôt, Jean Mathias Djaïwé, directeur du centre culturel de Hienghène, était au diapason. «A travers cette création, j’entends une sorte de thérapie. Nous, les Kanaks, en avons besoin… Les anciens ont subi la colonisation dans sa forme la plus violente, et c’est grâce à leur résistance et leur résilience que les plus jeunes bénéficient d’un modèle hybride. Etre biculturels, français et kanaks, ça peut être une force. La marche est enclenchée et rien ne peut plus arrêter la construction d’une nouvelle nation.» On naît là-bas, on est d’ici En attendant, Kâldun, requiem ou le pays invisible donne à entendre une bande originale entre avant-hier et après-demain. Chants spirituels en mode prière musulmane, airs célébrant la révolte d’Ataï, ce grand mix interroge les plis et remous des identités fragmentées, des frontières reconfigurées, non sans écho avec la Poétique de la relation d’Edouard Glissant. «On souhaite inventer une forme qui témoigne d’une créolisation, telle qu’elle pourrait être aboutie dans un siècle. Le calédonien du futur en somme, pétri de toutes les histoires de cette terre», analyse Abdelwaheb Sefsaf qui se repaît des «anachronismes musicaux», à l’image de cet Ave Maria, précédé de la lecture d’une lettre adressée en 1873 au pape d’un frère mariste en position de missionnaire, qui prend peu à peu les contours d’un groove boosté de tuba et perclus de percus. Les notes suggèrent ainsi les contours de cette interfécondité qui, pour promettre un autre entendement du monde, ne peut s’affranchir de creuser la question de la racine et des origines. On naît là-bas, on est d’ici aussi. Cette bande-son en témoigne, première phase d’un «projet considérable», selon le metteur en scène. «Il s’agit d’un socle, afin d’intégrer la dimension théâtrale, où la forme sera plus dans le jeu que dans le récit. Cette création faite de traces et de rhizomes se devait d’être à la hauteur de cette histoire des plus complexes.» A partir de l’automne, il prévoit de tourner trois ans cette formule hybride, un dispositif pluri-média qui intègre même une phase muséale. Mieux : un retour en Nouvelle-Calédonie devrait se faire au printemps 2025, d’autant que, pour l’heure, le contexte économique ne lui autorise hélas pas d’envisager la venue de Kanaks en Europe. Pourtant, ces derniers ajoutent naturellement une couche comme sur cette fantaisie d’obédience orientale qui oblique avec les percussions kanakes et les stridents sifflets des anciens maîtres caldoches. Comment ne pas entendre un écho à propos, dans l’ultime chanson aux faux airs de calypso improvisée par le quartet vocal kanak le 15 février à Hienghène ? Intitulée Djawé Hwarani Biwé («le cycle de l’eau»), les paroles prédisent qu’un fruit tombé dans la rivière va jusqu’à la mer, et de là d’autres racines pousseront ailleurs. A cet instant, une douce lancinance incline à la danse, en suspension, avec le duduk arménien, un ukulélé, un violon aux faux airs de fiddle, un tuba à la ronde néo-orléanaise. Et Abdelwaheb Sefsaf de s’élancer dans une volée de tals hindoustanis. Bienvenue dans le tout-monde à reconstruire en déconstruisant les clichés. Vaste chantier. Kaldûn, requiem ou le pays invisible, créé par Abdelwaheb Sefsaf. A la Rampe d’Echirolles (38130) le 30 mars, dans le cadre du festival Détours de Babel. Légende photo : Les membres de la compagnie Nomade in France et de l'ensemble vocal Canticum Novum en résidence et représentation à Bourail (Nouvelle-Calédonie), le 18 février. (Nicolas Petit/Libération)
Par Emmanuelle Bouchez dans Télérama 23/03/2023 Pour la future directrice du Théâtre national de Strasbourg, il est vital que l’humanité dans sa diversité soit incarnée sur scène. Un leitmotiv qui la guide et qu’elle compte porter au cœur de l’école qui l’a formée. Entretien et retour sur son parcours. C‘était en juillet 2017. Le public du Festival d’Avignon découvrait, bouleversé, Saïgon, un spectacle d’une originalité décapante, mêlant l’intimité d’exilés vietnamiens au désastre de l’histoire coloniale française en Indochine. L’autrice et metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen, adoubée pour l’occasion, n’en était pas à son premier coup d’éclat avec sa compagnie Les Hommes approximatifs, fondée en 2009, un an après sa sortie de l’école du Théâtre national de Strasbourg (TNS). Elle y avait rencontré tous ses alliés artistiques et créé avec eux une dizaine de spectacles, sensibles, tissés au cœur des questions sociales – de l’endettement à l’adoption internationale –, souvent inscrits dans des lieux réalistes. Tel ce centre social où elle a campé Fraternité, un « conte fantastique » évoquant la disparition de l’humanité, créé en 2021, cette fois encore à Avignon. À 41 ans, cette grande jeune femme brune à la parole réfléchie, également réalisatrice et épisodiquement actrice (vue récemment dans l’attachant Youssef Salem a du succès, de Baya Kasmi), est l’une des rares dramaturges françaises à tourner dans le monde entier, de l’Europe à la Chine en passant par l’Australie. En septembre prochain, elle posera ses valises au TNS qui l’a formée pour en prendre la direction, remplaçant ainsi le metteur en scène Stanislas Nordey, après neuf ans d’un dynamique mandat. D’où lui vient cette passion du théâtre ? Caroline Guiela Nguyen se raconte. Quelle impression vous fait ce retour au Théâtre national de Strasbourg ? J’y reconnais tout ! Les murs, les studios, les ateliers de couture ou de construction. Au début des années 2000, ce fut le lieu de mes plus grandes joies et de rencontres extraordinaires, avec le metteur en scène polonais Krystian Lupa ou Joël Pommerat, par exemple. J’y ai aussi été saisie par le doute. Car une question restait sans réponse : pourquoi le théâtre restait-il si vide des visages métissés qui ont peuplé mon enfance ? Celle-ci n’était débattue ni sur nos scènes, ni au sein de l’école où nous n’étions que deux étudiantes non blanches. À lire aussi : Caroline Guiela Nguyen officiellement nommée au Théâtre national de Strasbourg Pour autant, je n’incrimine pas le TNS, car Stéphane Braunschweig, qui le dirigeait, comme Dominique Lecoyer, la directrice des études, m’ont toujours poussée à aller loin : ils croyaient en moi. L’époque le voulait ainsi, le sujet n’avait pas encore « troué » le paysage théâtral. Aujourd’hui, le changement est flagrant. Dans les classes de jeu des écoles supérieures de théâtre, se croisent des jeunes issus de l’immigration et de tous les milieux sociaux. Et plus seulement ceux de la classe moyenne ou de la bourgeoisie éduquées. Il reste du travail à faire dans les filières mise en scène, régie ou scénographie. Il me fallait être nourrie d’expériences pour apporter quelque chose à cette grande maison. Vous avez longtemps refusé de postuler à la direction du TNS, pourquoi ? Il me fallait être nourrie d’expériences pour apporter quelque chose à cette grande maison. Les quinze dernières années m’ont permis de définir mon geste théâtral. Certains artistes s’affirment vite – il faut leur confier des théâtres. Mon chemin fut plus lent. Être la seule femme depuis dix ans à diriger un théâtre national, est-ce un symbole lourd à porter ? Je ne serai pas une « femme-étendard » car il y en a plein d’autres capables de diriger le TNS. La preuve : à la tête des centres dramatiques nationaux, la parité est désormais presque acquise. Je suis avant tout une autrice-metteuse en scène qui veut défendre un projet de direction. Lequel ? Faire du TNS le lieu où théâtre et audiovisuel puissent s’accorder dans un même mouvement. Grâce à un partenariat avec la chaîne européenne Arte dont le siège est à Strasbourg, notamment. Parce qu’aujourd’hui les arts ne sont plus cloisonnés. Beaucoup de mises en scène – comme celles du Français Julien Gosselin, du Suisse Milo Rau ou de la Belge Anne-Cécile Vandalem par exemple – empruntent à l’écriture de scénarios, de séries ou au documentaire audiovisuel. Cette porosité ne se réduit plus du tout au seul usage de la vidéo sur scène. Des chefs opérateurs peuvent apporter de nouveaux cadrages aux éclairagistes de théâtre. Moi-même et Antoine Richard, mon collaborateur artistique, on discute « bande-son » comme au cinéma. Dans le cadre de l’école, il y aura également un partenariat avec la CinéFabrique de Lyon, qui forme aux métiers de l’audiovisuel. Un pôle « récit », pensé comme un espace commun de réflexion, sera ouvert à tous ceux qui travaillent au TNS, étudiants ou professionnels. Il sera développé sous le regard complice de Raphaël Chevènement, le coscénariste de la série Baron noir, des documentaristes Mai Hua, à qui l’on doit Les Rivières, et Hassen Ferhani, qui a réalisé Dans ma tête un rond-point. Ou encore d’auteurs-metteurs en scène comme Gurshad Shaheman ou Tiphaine Raffier, eux aussi inspirés par l’écriture cinématographique. Comme d’habitude, les étudiants du TNS vont se nourrir du théâtre qui s’y crée. À lire aussi : Ecoles de théâtre : des ascenseurs pour les tréteaux Mais certains jeunes interprètes sortant d’écoles supérieures n’ont jamais travaillé l’alexandrin. N’est-ce pas un problème ? Je vais le découvrir chemin faisant. Si des étudiants en éprouvent la nécessité ou si un metteur en scène invité souhaite mener un atelier en vers classiques, on trouvera le moyen de former les élèves en amont. Mais pour moi, l’alexandrin de Racine – auteur que j’adore ! – raconte d’abord une histoire. Et ce n’est pas l’étude de la technique que je privilégierais en le travaillant. Pourquoi est-ce toujours à moi que l’on pose cette question du répertoire et de l’alexandrin ? Parce que ce registre ne correspond pas à votre propre théâtre. La même question aurait été posée à Joël Pommerat… Rassurez-vous, les élèves auront plein d’outils différents à leur disposition : ils ne deviendront pas les artistes d’une seule manière de faire. Mais la spécificité du TNS est d’être une école où les élèves de plusieurs sections – interprétariat, dramaturgie, scénographie, régie, mise en scène – se mélangent pour créer des projets. Grâce à cette immersion, certains apprentis metteurs en scène peuvent révéler ce qu’ils ont dans les tripes et impulser une nouvelle façon d’écrire. Voilà le spectacle vivant que je souhaite faire émerger, plus encore que de valoriser le patrimoine. Sur les violences sexistes et sexuelles, on proposera des formations aux jeunes hommes qui peuvent être parfois des harceleurs qui s’ignorent. La question du genre agite les étudiants des écoles d’art. Comment l’abordez-vous ? Au taquet sur le thème de la mixité sociale et de la diversité des origines. Sur le terrain du genre, en revanche, j’avance humblement. Je m’informe, j’écoute. Faire attention à ce que l’on dit, quand on est pédagogue, me semble la moindre des choses. Et, lors de mes derniers stages, au Théâtre national de Bretagne, je ne m’en suis pas sentie paralysée. Pour ne pas que cela devienne inflammable, il faut privilégier le dialogue : accompagner les étudiants tout en maintenant nos exigences. Les jeunes sont également soucieux du climat de travail. Si la création est un lieu d’exploration possible de la violence, le chemin pour y parvenir ne doit pas passer par cette extrémité. Les tranquilliser à cet endroit comme sur le thème des violences sexistes et sexuelles est primordial. Une charte à destination des intervenants extérieurs va être rédigée. On proposera des formations aux jeunes hommes qui peuvent être parfois des harceleurs qui s’ignorent. Vous dites que le cinéma vous a sauvée. Avez-vous vraiment voulu arrêter le théâtre ? À la fin de l’école, j’étais paumée, en pleine dépression… J’avais passé ma dernière année à monter Macbeth, et le résultat était mauvais. Cet échec a été une chance, sinon j’aurais persévéré avec les textes d’auteurs, alors qu’une seule question m’obsédait : comment fabriquer un spectacle sans cette posture de « surplomb » qui souvent empêche le théâtre de s’adresser à tout le monde ? Alors, oui, La Graine et le Mulet, film d’Abdellatif Kechiche, sorti en 2007 pendant mes études au TNS, fut un appel d’air immense. Y entendre tous les accents possibles, voir les paroles fuser lors de grandes tablées, y reconnaître enfin le réel dans lequel j’avais baigné dans un village du Haut-Var a déclenché le désir de réunir des gens avec qui représenter un tel monde sur scène. D’où la volonté de travailler avec des amateurs ? C’est arrivé plus tard, en 2012, lors de la première version, participative, de mon spectacle Elle brûle, inspiré de Madame Bovary de Flaubert : Le Bal d’Emma. Le personnage – incarné par l’actrice Boutaïna El Fekkak, ma camarade du TNS – y était devenu une jeune femme venue du Maroc, prise dans l’engrenage des crédits à la consommation. Nous l’avons imaginé dans une salle des fêtes à côté de Valence. J’avais convié des amateurs à y participer : d’un côté, la bourgeoisie terrienne, de l’autre, des agriculteurs. La force de ce mélange, de cette rencontre entre comédiens et amateurs, était incroyable. Lors de cette première aventure, une autre expérience a été tout aussi révélatrice. Après les représentations, le public me demandait systématiquement pourquoi Emma parlait parfois arabe, mais jamais pour quelle raison la vieille dame interprétant la belle-mère s’exprimait en allemand ! Pourquoi une langue est-elle soudain évidente alors que l’autre réclame une note d’intention ? De là est née l’impérieuse nécessité d’inviter sur scène l’humanité dans sa diversité. Chaque langue contient une histoire en soi – « une patrie », précisait la philosophe allemande Hannah Arendt. Les familles d’exilés, comme la mienne, n’ont d’autre choix que d’inventer des récits. Cette habitude m’a été transmise en intraveineuse. Pourquoi la fiction compte-t-elle tant ? Elle est liée à ma biographie. Mes deux parents ont vécu l’exil : ma mère, fille d’une Indienne de Pondichéry et d’un Vietnamien de Saïgon, est arrivée en France à l’âge de 13 ans, en 1956, après la défaite de Diên Biên Phu, avec sa mère et ses huit frères et sœurs. Mon père, d’origine italienne par son père et judéo-espagnole par sa mère, est un pied-noir d’Alger. La famille, dans ces cas-là, n’a d’autre choix que d’inventer des récits : la seule solution pour entretenir un lien avec un pays qu’elle ne verra plus. Cette habitude m’a été transmise en intraveineuse… Toute petite, je réinventais les conversations en vietnamien de ma mère avec ses frères et sœurs, moi qui ne parlais pas sa langue. Les histoires furent l’espace commun entre mes parents et moi. Il n’y a rien de mieux pour être dans le partage. Au théâtre, c’est pareil. Ces écoles de théâtre qui veulent mettre plus de diversité sur scène Quels artistes ont été vos modèles ? On cite toujours à mon propos des artistes dont j’aime la relation avec la fiction : Joël Pommerat, Wajdi Mouawad ou Ariane Mnouchkine. Je suis bien encadrée ! En 1964, cette dernière, qui a fondé le Théâtre du Soleil, a été une grande pionnière en invitant sur scène d’autres corps et d’autres voix que ceux qu’on y voyait habituellement. Elle les recrute encore dans le monde entier, alors que moi, je les trouve aux quatre coins de la France. Voilà la grande différence. Dans mon théâtre, une grande variété de personnes qui peuple l’Hexagone vient nous raconter, à sa manière, notre histoire française. Fille de Viet kieu, ces Vietnamiens de la diaspora, je n’ai pas prétendu raconter l’histoire du Vietnam dans le spectacle Saïgon, mais plutôt celle des exilés installés en France. Comment en avez-vous choisi les acteurs ? Certaines scènes ont lieu avant la défaite des Français, alors trois interprètes ont été recrutés au Vietnam. Je les ai beaucoup écoutés pendant les répétitions. Grâce à des annonces diffusées dans tout Paris, j’ai aussi rencontré Hiep et Anh Tran Nghia, qui jouent respectivement l’homme exilé et Marie-Antoinette, qui tient le restaurant où se joue la pièce. On entend donc sur scène plusieurs langues vietnamiennes : celle de l’exil et celle du pays d’origine. Un tel mélange y charrie le poids de l’Histoire. Lorsque le personnage joué par Hiep revient quarante ans plus tard au pays, il découvre que la femme aimée ne parle plus la même langue que la sienne, restée figée. Si je n’avais pas été si exigeante sur la cohérence linguistique, cette scène d’une profondeur vertigineuse n’aurait pas existé. Or comprendre ce que l’Histoire a fait aux gens était la finalité du spectacle – ce que la colonisation a fait à ma propre mère, en l’occurrence. À lire aussi : “Saïgon” : Caroline Guiela Nguyen, et le théâtre de l’exil Pourquoi vos spectacles s’inscrivent-ils toujours dans des lieux de vie très précis ? De tels univers m’ouvrent mille possibilités théâtrales. Ils me donnent parfois l’impulsion de la fiction, bien plus encore que le choix du sujet. Car recruter une équipe en annonçant d’emblée vouloir travailler la question postcoloniale me dérangerait. J’aurais l’impression de « clouer » d’avance les comédiens dans une réalité sociale ou géographique dont ils ne pourraient pas s’échapper. Dans le restaurant vietnamien, carrefour ouvert à toutes les inter-prétations, la question coloniale apparaît naturellement, mais aussi celles du départ, de l’exil, de l’amour perdu. Mon prochain projet, Lacrima, qui sera créé à Strasbourg en mai 2024 et traversé par le destin de plusieurs femmes, se déroulera dans des ateliers de couture et de broderie. À partir de 2025, on formera dans les collèges et lycées de quartiers très différents des binômes entre professeurs et metteurs en scène reconnus. Quelle a été votre première rencontre avec le théâtre ? C’était à l’adolescence, pendant le Mai théâtral – un festival de théâtre scolaire entre Villecroze et Draguignan. J’ai joué dans Knock, de Jules Romains, et ça m’a marquée ! Les premiers ambassadeurs du théâtre sont toujours les profs qui en parlent très bien et aiment sortir les enfants du cadre scolaire. Je vais d’ailleurs favoriser de telles pratiques au TNS. La chorégraphe Kaori Ito vient d’être nommée au Théâtre jeune public-Centre dramatique de Strasbourg et je rêve de l’embarquer dans mon projet de grand festival interscolaire. Auquel deux marraines seront associées : la documentariste Lina Soualem et la productrice de radio Aurélie Charon. À partir de 2025, on formera dans les collèges et lycées de quartiers très différents des binômes entre professeurs et metteurs en scène reconnus. Qu’est-ce qui vous a décidée à faire du théâtre votre métier ? Le hasard. Je voulais être avocate. La fac de droit fut un échec. En sociologie à Nîmes, j’ai trouvé un cursus « ethno-scénologie », dédié à la science de la mise en scène, qui a fait l’affaire. Un stage de trois mois chez Ariane Mnouchkine, alors qu’elle préparait Le Dernier Caravansérail, m’a fait bouger. Pourtant, l’année que j’ai passée ensuite au conservatoire d’Avignon ne m’a pas convaincue de devenir comédienne. On m’y a alors encouragée à passer le concours de la section mise en scène du TNS. Et j’ai été prise. Je n’avais jamais lu Tchekhov ! J’ai travaillé comme une bête pour combler mes lacunes. Me prenant soudain à rêver d’habiter le Quartier latin à Paris, je me suis détachée de mes propres goûts et de mon accent du Sud. Le plaisir éprouvé à l’occasion des sorties avec ma mère dans les centres commerciaux, le samedi après-midi, n’a jamais été avoué à mes camarades de promo. Pire, je mentais. En disant que je parlais vietnamien, que ma mère avait fait Mai 68 — alors que rien n’est plus faux : elle voulait tellement s’intégrer ! —, qu’elle était bouddhiste, ce qui passait mieux que la catholique qu’elle était. Même mon premier « choc théâtral » — la mise en scène de Phèdre par Patrice Chéreau en 2003 — fut une invention : je l’avais « rattrapée » en VHS ! Quand l’équipe du TNS a compris la gravité de la situation, elle m’a envoyée faire un stage chez le metteur en scène Guy Alloucherie, dans le Nord, à Loos-en-Gohelle. Il m’a fait lire Annie Ernaux… J’ai assumé d’où je venais et c’est devenu le nerf de mon théâtre. Une réconciliation. Pourquoi avez-vous titré votre récent livre d’entretiens Un théâtre cardiaque ? À la sortie de Fraternité, conte fantastique, un ami metteur en scène m’a envoyé un joli texto : « Ton théâtre cardiaque forever… » En effet, pour moi, il n’y a pas de théâtre sans émotion. Ni sans cœur. Ni sans la pulsation de la vie. À lire aussi : Avignon : “Fraternité, conte fantastique”, la fable post-catastrophe de Caroline Guiela Nguyen CAROLINE GUIELA NGUYEN EN QUELQUES DATES 1981 Naissance à Poissy. 2005-2008 École du Théâtre national de Strasbourg. 2009 Fondation de la compagnie Les Hommes approximatifs. 2017 Saïgon, au Festival d’Avignon. 2022 Nomination à la direction du TNS. À voir - Fraternité, conte fantastique, les 27 et 28 avril, Théâtres de la Ville de Luxembourg.
Par Cristina Marino dans Le Monde - 22/03/23 La comédienne et directrice artistique de La Compagnie de Louise adapte un texte inédit du dramaturge britannique avec une multitude d’effets spéciaux.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/22/odile-grosset-grange-met-en-scene-la-vie-de-famille-en-version-cartoon-d-apres-mike-kenny_6166578_3246.html
La Compagnie de Louise, fondée en 2013 par la comédienne et metteuse en scène Odile Grosset-Grange, installée à La Rochelle, propose un répertoire de quatre spectacles jeune public, dont trois adaptés de textes du dramaturge britannique Mike Kenny, grand spécialiste du « young people’s theatre » : Allez, Ollie… à l’eau ! (2014), Le Garçon à la valise (2016) et Jimmy et ses sœurs (2019). Sa cinquième et dernière création en date, Cartoon ou n’essayez pas ça chez vous !, dont les premières représentations ont eu lieu en février, au Théâtre de la Coupe d’or, à Rochefort (Charente-Maritime), s’inscrit dans cette lignée avec la mise en scène d’une pièce inédite. Comme elle le raconte dans sa note d’intention, datant de janvier 2020, Odile Grosset-Grange a découvert un peu par hasard l’existence de ce texte, jamais joué auparavant, lors d’une rencontre avec l’auteur : « Un soir, Mike me raconte cette pièce improbable d’une famille de personnages de dessins animés. La famille Normal. Je suis curieuse, car je n’ai jamais lu ça au théâtre. Il me l’envoie et je l’aime immédiatement. » De ce coup de foudre entre la metteuse en scène française et le texte du Britannique est né un beau spectacle jeune public plein d’inventivité et d’effets spéciaux. Odile Grosset-Grange s’est donné les moyens de mettre en images les péripéties de cette famille Normal haute en couleur, sortie de l’imagination fertile du dramaturge. Elle mêle astucieusement théâtre d’objets, marionnettes, tours de magie (avec des séquences impressionnantes où les acteurs semblent marcher dans les airs), comédie musicale, jeux de lumière dignes d’une production hollywoodienne à gros budget. Personnages hors norme Dès le générique d’ouverture (qui n’est pas sans rappeler celui des films de héros Marvel), le ton est donné : nous sommes dans l’univers du dessin animé, placé sous le signe de l’exagération, de la démesure, de l’invraisemblable. Ainsi, par exemple, les deux animaux domestiques de la famille Normal – un poisson rouge, d’abord appelé Sushi, puis Bubulle, et un chien à poils longs – sont campés par des marionnettes surdimensionnées. Les références aux cartoons foisonnent, de la famille Simpson au poisson Nemo des studios Pixar. Avec, en prime, la projection, au cours du spectacle, d’un petit film d’animation avec ses images comme dessinées au crayon à papier. Il faut une bonne dose d’énergie aux quatre comédiens et deux comédiennes de la troupe pour camper les nombreux personnages hors norme de ce dessin animé transposé de l’écran aux planches. Certains d’entre eux interprètent avec beaucoup de naturel des enfants ou des adolescents : Jimmy, le fils de la famille Normal, héros de la pièce (Pierre Lefebvre-Adrien) ; sa grande sœur Dorothy (Pauline Vaubaillon) ; Craig (François Chary), le cancre de service et caïd du quartier qui fait de Jimmy son souffre-douleur. L’intrigue générale est simple, accessible pour les plus jeunes (à partir de 7 ans) et riche en rebondissements scéniques. Une famille en apparence bien sous tous rapports – le père, la mère et leurs trois enfants, un garçon, une fille et un bébé, au prénom, Bébé, aussi indéterminé que son sexe – se révèle avoir une existence beaucoup plus étrange qu’il n’y paraît. Ce sont en réalité des cartoons, des personnages fictifs qui, chaque jour, revivent indéfiniment les mêmes aventures que la veille, ne ressentent pas la douleur (ils peuvent tomber du dernier étage d’un immeuble ou se fracasser une poêle sur la tête sans souffrir), ne connaissent ni la vieillesse ni la mort. Jusqu’au jour où tout bascule et se dérègle à cause d’une potion inventée par Norma, la mère de famille, et malencontreusement ingurgitée par Bébé et Jimmy. Ce dernier va commencer à ressentir des émotions « normales », comme la douleur ou la peur de la mort, jusqu’au choix final entre un retour à sa vie aseptisée de cartoon ou la poursuite de l’aventure en tant qu’être de chair et d’os. Les petits y verront sans doute uniquement un réjouissant spectacle plein d’humour et au rythme entraînant ; les grands y discerneront peut-être une réflexion sur la normalité et ses limites, mais tous auront passé un bien agréable moment en compagnie de ces personnages de cartoon somme toute tellement humains. Cartoon ou n’essayez pas ça chez vous !, de Mike Kenny (texte traduit de l’anglais par Séverine Magois). Mise en scène d’Odile Grosset-Grange. Avec François Chary, Julien Cigana, Antonin Dufeutrelle, Delphine Lamand, Pierre Lefebvre-Adrien, Pauline Vaubaillon. Le 22 mars à La Comédie de Valence-Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; du 4 au 6 avril à La Coursive-Scène nationale de La Rochelle ; les 15 et 16 avril à La Ferme du Buisson-Scène nationale de Noisiel (Seine-et-Marne). Cristina Marino / Le Monde Légende photo : De gauche à droite : Craig (François Chary), Norman Normal (Julien Cigana), avec la marionnette Bébé, Antonin Dufeutrelle avec la marionnette du chien, Norma Normal (Delphine Lamand), Dorothy Normal (Pauline Vaubaillon) et Jimmy Normal (Pierre Lefebvre-Adrien, au sol), le 22 février 2023, au Théâtre de la Coupe d’or, à Rochefort (Charente-Maritime). CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 21 mars 2023 Emmenée par un trio de comédiens : Nicolas Bouchaud, Adama Diop et Emilie Lehuraux, la version de la tragédie de Shakespeare jette des ponts entre la culture élisabethaine et celle du XXIe siècle. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/21/a-l-odeon-theatre-de-l-europe-jean-francois-sivadier-met-en-scene-un-othello-qui-pourrait-etre-notre-contemporain_6166423_3246.html
Acte V de la tragédie de Shakespeare : Othello étrangle Desdémone. La messe est dite et Iago peut sourire. Le Maure, son ennemi juré, vient de rallier le camp du mal. A son corps défendant, toute raison anéantie, dévoré par la jalousie, sourd aux suppliques de sa victime et innocente épouse, Othello se conforme, en bout de course, à l’image qu’avaient de lui les notables racistes de la République vénitienne : il est l’étranger, donc le danger. Il est le Noir, donc le sauvage. Cette tragédie d’un destin écrit à l’avance est emmenée par un mémorable trio de comédiens : Adama Diop en Othello, Nicolas Bouchaud en Iago et Emilie Lehuraux en Desdémone. Peut-on échapper aux assignations brandies par la norme lorsqu’on incarne une différence qui menace cette norme ? La question agite nos sociétés occidentales, mais le spectacle proposé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe rappelle qu’en 1603 Shakespeare en avait fait le levier d’un drame amoureux, social et politique. Nous sommes toujours les contemporains des personnages de l’élisabéthain, semblables dans la peur, égaux en abjection. Les clins d’œil du metteur en scène Jean-François Sivadier à une culture du XXIe siècle jettent un pont entre les époques. Chansons pop du groupe Queen entonnées par les interprètes et apparition sur le visage de Iago du rictus du Joker (antihéros du film Batman) corrèlent le propos au présent et connectent ce spectacle populaire, passionnant et intelligent à une jeunesse qui aurait tort de lui préférer une sortie au cinéma. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Le comédien Adama Diop, l’Othello des temps nouveaux Rappel des faits : Othello, général de la République de Venise, est un soldat valeureux promu pour ses faits d’armes par ses supérieurs mais honni des envieux, qui le tolèrent dans leurs rangs jusqu’au moment où ils le broient corps et âme. Ancien esclave né dans de lointaines contrées, il est noir. Sa réputation courageuse l’affranchit – croit-il – des règles et des lois. Il épouse ainsi Desdémone en cachette. Et refuse à Iago une promotion qu’il accorde à Cassio (Stephen Butel). Double offense. Son châtiment sera à la hauteur de l’outrage. « Blackface » inversé Haï par le père de Desdémone, Brabantio (Cyril Bothorel), qui ravale sa rage en rabattant sur ses mollets les pans de son peignoir dans une séquence parodique digne d’un vaudeville de Feydeau, Othello devient le jouet d’une manipulation diabolique. Celle qui est ourdie par le rusé Iago, à qui sont adressées (ce n’est pas un hasard) les premières répliques du spectacle : « Tais-toi ! », lui hurle son homme de paille, Roderigo (Gulliver Hecq). L’invocation reste lettre morte. Dommage, car la parole de Iago est la seule arme dont il dispose. Pour détruire l’époux de Desdémone, ce soldat de seconde zone ne recourt qu’au verbe. Mais quel verbe ! Le décor est un chantier précaire : suspensions de rideaux transparents derrière lesquels se discernent les coulisses d’actions silencieuses et statiques, immenses cadres de bois ajourés peu à peu hissés vers les cintres, ce qui donne l’impression que le plateau s’enfonce vers les bas-fonds. L’histoire démarre à la surface du sol, là où règne le sens commun. Elle s’achève sur le lieu de la mise à mort et dans la cave de la psyché humaine, là où la logique a abdiqué devant la folie. Entre-temps, le cerveau d’Othello aura été vampirisé. Il aura même été colonisé à coups de suspicions perfidement créées par Iago, qui instille dans la tête du général vénitien le poison de la jalousie. Un harcèlement si bien mené qu’il pousse le mari au féminicide lors d’une scène éprouvante et traitée comme telle par le metteur en scène, dont le travail, d’une extrême subtilité, enchâsse les hypothèses de lecture. Pour la troisième fois seulement dans l’histoire du théâtre, un comédien noir endosse le rôle-titre D’où les interrogations qui assaillent un public interloqué par la rapidité d’Othello à basculer de la confiance amoureuse au doute dévorant. D’où son trouble lorsqu’il se grime le visage de blanc au moment d’étrangler Desdémone. Ce « blackface » inversé n’est pas neutre dans un spectacle où, pour la troisième fois seulement dans l’histoire du théâtre, un comédien noir endosse le rôle-titre. Alors qu’il devient meurtrier et quitte, par ce geste monstrueux, les rives de la civilisation, Othello cesse de s’appartenir. Il n’est plus Othello mais la créature de Iago. Il n’est plus noir mais blanc. Comme sont blancs les dignitaires vénitiens, dont la couleur de peau est un vernis trompeur. Ce que Shakespeare abîme dans son drame (l’acceptation de la différence, le respect dû à l’altérité, la dignité des femmes bafouée par la misogynie patriarcale), cette mise en scène d’une virtuosité épatante le répare. La vérité éclate dans la bouche d’Emilia, l’épouse de Iago, qui prend sur elle de réintroduire un peu de justice dans le chaos. La comédienne Jisca Kalvanda est Emilia. C’est une femme. Elle est noire. Là encore, il n’y a pas de hasard. L’appartenance de l’actrice à ces deux minorités est un signal qui peut se décoder ainsi : ce n’est pas dans la majorité que se trouve actuellement la possibilité de l’équité. Othello, de Shakespeare. Mise en scène : Jean-François Sivadier. Avec Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda, Emilie Lehuraux. Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6e. Jusqu’au 22 avril. De 6 € à 41 €. Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Desdémone (Emilie Lehuraux) et Othello (Adama Diop), le 12 novembre 2022, dans « Othello », mis en scène par Jean-François Sivadier, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris. JEAN-LOUIS FERNANDEZ
Par Miren Garaicoechea dans Le Monde - 18/03/2023 L’artiste lyrique, qui sera en récital le 20 mars dans la galerie des Glaces du château de Versailles, revendique haut et fort son identité d’homme queer et son homosexualité. Quitte à bousculer le milieu encore très corseté de la musique classique.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/03/18/samuel-marino-soprano-venezuelien-d-un-nouveau-genre_6166049_4500055.html
Sur son premier album, il esquisse à peine un sourire et porte une chemise sobre. Pour son deuxième opus, paru chez Decca, en 2022, Samuel Mariño apparaît comme transfiguré : il rit aux éclats et porte une tenue extravagante (un manteau en tulle blanc transparent tombant sur d’imposants talons). « Quand je chante, je viens déranger ce petit monde de gens blancs, qui se ressemblent. Alors quoi, parce que je suis un homme, je devrais chanter grave et porter des pantalons ? », s’amuse-t-il depuis son pied-à-terre près du parc des Buttes-Chaumont, dans le 19e arrondissement de Paris, où il partage son temps avec Berlin. A 29 ans, le chanteur lyrique vénézuélien achèvera une série de trois concerts en France le lundi 20 mars, avec un récital dans la galerie des Glaces du château de Versailles, accompagné de l’orchestre de l’Opéra royal. A l’image du style baroque qu’il a beaucoup interprété, Samuel Mariño décontenance. Il le sait et en joue. Par sa voix aiguë et son style vestimentaire empruntant à toutes les garde-robes, l’artiste s’affranchit des normes du chant et du genre. Il porte un discours politique assumé dans un monde de la musique classique encore très convenu, affichant sur scène son identité d’homme queer et célébrant sans détour son homosexualité sur son compte Instagram. Voir la vidéo : Gluck, Orfeo : Che farò senza Euridice ? Samuel Mariño arbore avec fierté « son instrument », une voix de soprano, un cas de figure rarissime chez un homme depuis la mort du dernier castrat, l’Italien Alessandro Moreschi, en 1922. « Ces stars très demandées voyageaient de cour en cour à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Après 1830, les castrats ne chantent plus que dans les églises italiennes, pour ne subsister in fine qu’à la chapelle Sixtine », retrace Yseult Martinez, docteure en histoire moderne, spécialiste des castrats à l’université d’Angers. Contrairement aux contre-ténors, dont la tessiture de ténor nécessite de basculer en voix de tête pour grimper, la voix naturelle de Samuel Mariño est, d’entrée, très aiguë. Piano et chorale comme refuges Le chemin de l’acceptation fut pourtant long. A 13 ans, le jeune Samuel, collégien dans un établissement catholique de Caracas, subit des moqueries aux relents homophobes sur son timbre haut perché. Victime de harcèlement psychologique et physique, en classe et sur les réseaux, il fuit le système scolaire et se réfugie dans le piano et la chorale. « J’ai eu des pensées suicidaires », confesse-t-il. Un médecin, puis un second lui proposent de l’opérer du larynx pour rendre sa voix plus grave. Un troisième lui suggère plutôt d’accepter sa voix et d’écouter du chant lyrique. Dans sa playlist d’alors, les divas Beyoncé et Lady Gaga croisent Cecilia Bartoli et Philippe Jaroussky, superstars du chant lyrique. Voir la vidéo : Saint-Georges : L'Amant anonyme, chanté par Samuel Marino Sa mère, universitaire comme son père, le pousse à persévérer dans cette voie. Après trois ans d’études lyriques au Venezuela, le soprano fait sa valise, direction la France. « Le pays accueille très bien les étudiants étrangers. La France, où l’éducation est accessible, m’a donné des aides », remercie-t-il. Les conservatoires s’enchaînent, Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, Paris. Les petits boulots pour financer ses études aussi : Disneyland Paris, baby-sitting, hôtellerie. A la ville comme en cours, Samuel Mariño lutte contre les préjugés : « Au quotidien, j’ai droit à l’éternel “bonjour madame” au téléphone. » Dès son arrivée en classe de chant, une professeure veut le forcer à chanter dans le grave. Le jour du diplôme d’études musicales, plus haut niveau des conservatoires régionaux, Samuel Mariño échoue. « Le président du jury ne comprenait pas que je me présente en soprane : selon lui, j’aurais dû me présenter en contre-ténor, explique-t-il. Un directeur d’une maison d’opéra présent m’a même affirmé qu’il ne m’engagerait jamais. » Pulvériser les cases Qu’importe, la même année, sa carrière se lance. Pour son amie Barbara Bonney, soprano américaine, « c’est une bombe sur scène ». Elle l’a poussé à se présenter aux sélections du Neue Stimmen, un concours international de jeunes talents lyriques en Allemagne, où il a décroché le prix du public. « Il gère tous les aspects : sa voix, sa musicalité, son expression corporelle – il a fait de la danse et cela se voit –, son visage, son style vestimentaire… Il a tout pour lui », dit-elle. Il assume sa démarche. « Il faut ouvrir des portes », affirme Samuel Mariño. « L’opéra, c’est des émotions fortes, extrêmes. Mon but est de donner une expérience intense, de faire réagir les gens. Que cela soit beau ou pas, on est là pour vivre quelque chose, pour être vivant », plaide-t-il avec enthousiasme. Le message d’inclusion est clair : « Casser ce monde très strict et accueillir chacun tel qu’il est. » Lui rêverait de voir des couleurs de peau plus variées, comme la sienne, sur scène. Samuel Mariño veut aussi pulvériser les cases du genre. Il redouble d’inventivité, dessine ses tenues, travaille avec une modiste. Et fait la part belle aux paillettes et à la flamboyance, tel cet ensemble en vinyle rouge pétard inspiré de la veste de Michael Jackson dans Thriller. Quitte à agacer un monde encore très régenté par le politiquement correct. « Le harcèlement ne s’est jamais arrêté », confirme-t-il. Porter de l’eye-liner, des jupes et des talons lui vaut toujours des railleries. « Une partie du public m’idolâtre, je représente une liberté d’être. Cela en devient presque une responsabilité pour moi. Mais une autre ne m’aime pas du tout », reconnaît-il, triturant les perles ornant son décolleté. Un critique de la radio publique allemande a même pointé du doigt ses choix vestimentaires, dénonçant une stratégie marketing. Samuel Mariño n’en revient toujours pas. « En entendant ça, je me suis dit “Fuck everybody”. Ça ne fait que m’encourager à continuer. » Une seule certitude pour le récital à Versailles : Samuel Mariño ne portera pas de noir. Miren Garaicoechea
Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan 16/03/2023 Amos Gitaï signe aujourd’hui « House » (maison), un spectacle condensant et mêlant personnages et lieux de sa trilogie filmique « House » (1980), « Une maison à Jérusalem » (1997) et « News from home/ News from House » (2005), à travers les langue parlées par ceux qui habitent, ont habité ou reconstruit la maison : arabe, hébreu, anglais et français. Trop complexe pour ne pas être étouffant. En 1980, Amos Gitaï signait House. Un film documentaire autour d’une maison de Jérusalem ouest. Les premiers plans du film nous montrent le travail des ouvriers palestiniens dans une carrière de Cisjordanie. Ils extraient des blocs de roche et les polissent avant qu’ils soient transportés jusqu’au chantier de la maison de Jérusalem ouest où travaillent d’autres ouvriers palestiniens. Agrandie, modifiée, elle va ainsi passer de un à trois étages. Au cours du film, on apprendra que la maison de la rue Dor Dor Ve Dorshav, avant 1948, appartenait à un médecin palestinien de la famille Dajani. Naguère l’une des grandes familles palestiniennes de Jérusalem. Craignant pour leur vie, le médecin et sa famille sont partis vivre à Amman en Jordanie. En vertu d’une loi sur les « propriétaires absents », le gouvernement israélien réquisitionna la maison et la loua à un couple de Juifs algériens, les Touboul. Lesquels déménagèrent dans un immeuble moderne comme ils en rêvaient. La maison fut mise en vente par l’état Israélien et finalement achetée par une famille appartenant de la minorité juive de Turquie ayant émigré en Suède et ayant décidé de venir vivre en Israël et d’apprendre l’hébreu. Tout le film House tourne autour de ce point fixe, la maison, qui, sans bouger de place, n’en finit pas de se transformer. Mais c’est tout autant un film sur les déplacements des individus, ceux qui vivent ou on vécus dans la maison et ceux qui ont travaillé au chantier de son agrandissement. Deux autres films de la trilogie viendront approfondir et ramifier l’histoire de cette maison, de ses habitants (Palestiniens à l’origine, puis Juifs) et de ses reconstructeurs (architecte juif et ouvriers palestiniens) : Une maison à Jérusalem en 1997 et News from home/ News from House en 2005. Les trois films formant une magnifique et entêtante trilogie. « Gitaï veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu'elle devienne un personnage de cinéma. Il arrive l'une des plus belles choses qu'une caméra puisse enregistrer en direct : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. L'idée du film est simple et le film a la force de cette idée. Ni plus ni moins. » écrivait Serge Daney dans Libération le Ier mars 1982 lors de la sortie en France de House. Des mots qui valent pour les deux autres volets de la trilogie qui suivront au fil du temps, sur plus de vingt ans. Qu’ils y vivent , y ont vécu ou travaillent à sa reconstruction, le regard change. D’autres maisons viendront éclairer le spectre de la maison première, par exemple la bicoque d’un des tailleurs de pierre palestinien (qu’il a construite ailleurs après que son village ait été occupé par l’armée israélienne) ; ou la maison bourgeoise achetée par les Dajani en Jordanie à Amman ; ou encore la maison d’un des voisins de la rue Dot dor ve dorshav, l’artiste Michel Kishka venu de Belgique habiter la maison mitoyenne en 1978, rejeton d’une famille décimée par la Shoah (son père, seul survivant) et n’ayant jamais cherché à savoir qui habitait là avant lui ; ou encore la dernière maison de Claire, née dans le quartier juif d’Istanbul, ayant vécu en Suisse puis en Suède, décidant avec sa famille de revenir vivre en Israël et habitant la fameuse maison depuis presque vingt ans lorsque Amos Gitaï la filme en 2005. Claire (en français, langue qu’elle parle couramment) lui déclare : « ce lieu a quelque chose de très puissant. Parfois, l’épuisement lié au conflit domine tout, même le désir de bâtir des gens de bâtir quelque chose de différent et peut-être même de planter un arbre. Ce pays est aussi composé des personnes déplacées, des Israéliens venus de l’Europe de l’est, des camps ou d’Afrique du Nord et des Palestiniens déplacés par les Israéliens » De cette trilogie filmée et que la télévision israélienne a refusé de diffuser dès le premier épisode (le cinéaste refusant les coupes imposées), Amos Gitaï a conçu un spectacle théâtral mêlant le matériau des trois films (quelques plans sont projetés) et titré House. Il vient d’être créé au Théâtre de la Coline en plusieurs langues : français , anglais, arabe et hébreu. En préambule, une lettre à « mon cher Amos, mon frère très cher » écrite et dite par Jeanne Moreau sur laquelle glisse le son mélodieux du santur, prélude à une belle partition musicale (Alexey Kochetkov au violon, Kioomars Musayyehbi aux percussions) souvent chantée ( Dima Bawah, Benedict Flinn, Richard Wilberforce, Laurence Pouderoux). La distribution réunit des actrices et acteurs français (Irène Jacob et Micha Lescot) et des acteurs israéliens chacun jouant plusieurs rôles souvent en plusieurs langues (Bahira Ablassi, Pini Mittelman, Menashe Noy) à l’exception des deux tailleurs de pierre palestiniens s’exprimant uniquement en arabe (Minas Qarawany et Atallah Tannous). Par exemple, l’excellente Bahira Ablassi interprète cinq rôles dont la femme du couple Touboul (juifs venus d’Algérie) et deux personnes palestiniennes de la famille Dajani. Ou le non moins excellent Menashe Noy qui interprète quatre rôles dont le mari du couple Touboul, l’entrepreneur de la maison et Mahmoud Dajani dont la famille habitait la maison de la rue Dor Dor Ve Dorshav avant 48 et, craignant d’être tuée, s’en alla vivre à Amman en Jordanie comme beaucoup de Palestiniens. Bref un spectacle à la fois riche et complexe jusqu’à la confusion. Comment dire ? Ou bien vous avez en mémoire les films et dès lors le spectacle apparaît comme un gros teaser scénique donnant envie de revoir la trilogie filmique. Ou bien vous ignorez tout des films et vous avez de bonnes chances de ne pas vous y retrouver entre les personnages et les différentes strates du temps mais cela vous donnera toutefois envie de voir les films. Le plus douloureux, ce qui disparaît pour ainsi dire sur la scène du théâtre de la Colline, c’est la maison. Et ce ne sont pas les tubulures peuplant la scène qui, en en donnant une vision par trop abstraite, peuvent l’évoquer malgré les éclairages subtils de Jean Kalman. La maison des trois films était une matière, quasi un être, elle devient une idée, une abstraction. Quant au travail des ouvriers palestiniens, bien réel dans le film, il est ici réduit à un consternant faux semblant. Mieux vaut aller voir ou revoir les films. Ça tombe bien des projections sont organisées avec un jour la présence d’Amos Gitai. Comme il l’avait fait lors de ses leçons Collège de France il y a quelques saisons, Amos Gitaï parle admirablement de ses films et de son pays. House, Théâtre de la Colline, mar 19h30, du mer au sam 20h30, dim 15h30, jusqu’au 13 avril. Projections des trois films de la trilogie aux centre Pompidou entre le 25 et le 27 mars (en présence ce jour là d’Amos Gitaï) et au MK2 Beaubourg le Ier avril. Enfin, au MK2 Gambetta, dialogue entre Amos Gitaï et Wajdi Mouawad le 21 mars à 20h et master Class d’Amos Gitaï le 28 mars à 20h. Photo : Scène de " House" © Simon Gosselin
Publié sur le site d'ARTCENA - 15 mars 2023 Jusqu’ici secrétaire générale, Audrey Ardiet accède à la direction de la scène nationale avec notamment la volonté d’élargir la programmation à de nouveaux champs artistiques.
Fragilisée par le départ de Marie Didier intervenu en septembre 2021, de surcroît quelques mois seulement après la fermeture du bâtiment pour des travaux de rénovation, La Rose des Vents avait pris la sage décision de ne pas engager immédiatement une procédure de recrutement. Durant un peu plus d’un an, c’est donc une direction collégiale, accompagnée par Hélène Cancel, qui assuma la délicate mission de renouer le dialogue avec la Ville de Villeneuve-d’Ascq et de coordonner la première saison hors les murs. Aux côtés du directeur technique et de l’administrateur, y figurait Audrey Ardiet, secrétaire générale depuis 2016 et aujourd’hui nommée à la tête de la scène nationale. Si ce choix apparaît logique au regard de sa parfaite connaissance du fonctionnement de la structure et du territoire, l’intéressée confie avoir longuement réfléchi avant de postuler. « L’année de transition m’a permis de faire le point, de cerner mes envies, d’éprouver les actions que je mettais en œuvre auprès de l’équipe et du public, et finalement de me lancer », explique-t-elle. Parce que la continuité n’exclut pas la nouveauté, Audrey Ardiet porte un projet qui entend accentuer la dimension pluridisciplinaire de la scène nationale – surtout centrée sur le théâtre et la danse – en l’élargissant au théâtre d’objets, au cirque (grâce à un partenariat d’ores et déjà noué avec Le Prato de Lille), à la magie nouvelle ainsi qu’au théâtre documentaire afin d’affermir les liens entre La Rose des Vents et le cinéma Le Méliès qu’elle abrite. Quatre artistes la seconderont dans sa démarche : Thierry Collet, dans le domaine de la magie nouvelle, Cyril Teste en matière de sensibilisation à l’image notamment via la mise en place d’ateliers de découverte de ses métiers, Nathalie Béasse dont les productions mêlent théâtre et danse et qui sera conviée à élaborer une forme in situ associant une fanfare locale et la population, et enfin Jeanne Lazar. Cette jeune metteuse en scène établie dans les Hauts-de-France, qui travaille sur la question de l’oralité et a conçu des spectacles radiophoniques, présentera l’an prochain une création autour des figures de la chanson française et francophone. Outre produire leurs nouveaux projets, la directrice de La Rose des Vents souhaite faire découvrir au fil des ans leur répertoire, s’appuyer aussi sur les formats différents qu’affectionne, par exemple, Thierry Collet, pour alterner des propositions dans des lieux non-dédiés (maisons de quartiers, centres sociaux…) et sur de grands plateaux. Le désir d’ouverture à d’autres disciplines se manifestera, par ailleurs, dans l’accompagnement de compagnies régionales et/ou émergentes. Audrey Ardiet soutiendra ainsi en production et en diffusion des artistes issus d’univers très variés. Elle programmera, entre autres, Noémie Rosenblatt avec L’Ordre des choses, adapté d’un roman d’Émile Zola, le violoniste et comédien Tony Melvil pour un concert jeune public, l’autrice, metteuse en scène et performeuse Rebecca Chaillon et la créatrice lilloise de théâtre d’objets, Caroline Guyot. L’action sur le territoire se verra facilitée par la longue aventure (jusqu’à la fin de la saison prochaine) hors les murs, qui conduit La Rose des Vents à investir de nombreux équipements (Centre dramatique national, Pôle cirque, comme théâtres municipaux et salles des fêtes) de la métropole lilloise et accroît ainsi son rayonnement, mais aussi à nouer des relations de proximité avec le tissu associatif local. « Cette période de nomadisme constitue également une formidable opportunité d’augmenter et de diversifier les publics ; une nécessité, dans la perspective de la réouverture de l’équipement qui disposera de deux salles aux jauges plus importantes qu’auparavant et dont l’activité sera donc très dense », souligne Audrey Ardiet. Les festivals étant particulièrement fédérateurs, la scène nationale maintiendra son événement emblématique transfrontalier, Next, et créera deux temps forts. L’un sera consacré à la magie nouvelle, et le second placé sous l’égide d’un « Été culturel » articulé dès juillet 2023 autour de spectacles de rue, d’ateliers et de concerts, en collaboration avec les structures villeneuvoises. Attachée à la dynamique partenariale, Audrey Ardiet poursuivra en outre les co-réalisations initiées actuellement avec plusieurs établissements identifiés sur une discipline spécifique : le Théâtre du Nord-Centre dramatique national pour le théâtre, Le Prato en cirque et Le Grand bleu pour le jeune public. Enfin, la nouvelle directrice ambitionne de faire de La Rose des Vents un lieu ouvert sur la ville, facilitant ainsi son appropriation par les habitants, qui pourront le fréquenter en journée, comme par les professionnels. « J’envisage de transformer le hall en un espace de co-working où des administrateurs et des chargés de production, souvent très isolés, se rencontreront et échangeront sur leurs pratiques », précise Audrey Ardiet, qui compte mettre à profit les mois qui la séparent du retour dans les murs (prévu à l’été 2024) pour laisser libre cours à l’imagination et aux expérimentations.
Par Catherine Robert dans La Terrasse - 13 mars 2023 Une femme, à bout de souffle mais jamais de courage, régénérée à chaque déception par le vent du large et l’espoir de l’amour retrouvé : Clémentine Célarié est lumineuse et magistrale en Jeanne. Clémentine Célarié interprète la vie de Jeanne : une vie qui aurait pu être sans histoire, n’était-ce l’amour, même déçu, le génie littéraire de celui qui la raconte et la sincérité de celle qui l’incarne sur scène. Jeanne est trahie par les hommes et trompée par sa naïveté et son inextinguible soif d’affection. Elle est sauvée par la force de la nature et Rosalie la simple, dont le bon sens vient à bout des méchantes sangsues qui ont vidé son cœur. Clémentine Célarié a adapté le texte de Maupassant et s’en empare à la première personne, transformant le récit en confession poignante. Sortie oie blanche du couvent, la jeune fille rencontre le vicomte Julien de Lamare, bellâtre volage, qui la trompe avec la bonne dès le début du mariage, et avec la voisine, Gilberte de Fourville, quand la bonne a été engrossée et renvoyée. L’amour, tué par la pusillanimité du mari, renaît avec la naissance de l’enfant. Mais Paul, dit Poulet, autre sybarite frivole, délaisse sa mère, la ruine et finit dans la débauche. À la fin cependant, paraît la petite fille de Poulet, pour laquelle Jeanne invente l’art d’être grand-mère. « Une vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ou si mauvais qu’on croit. » conclut Maupassant : c’est avec cette phrase que Clémentine Célarié achève sa fascinante exploration des arcanes d’une âme. Femme océan La scénographie d’Hermann Batz installe Jeanne au bord de la falaise, prête à laisser le désespoir la faire plonger dans la mer. Les lumières de Denis Koransky font apparaître le visage du mari inconstant, la silhouette du château natal adoré, le rougeoiement du couchant et les grilles du confessionnal où Jeanne confie sa peine. La musique de Carl Heibert et Abraham Diallo soutient l’interprétation théâtrale et dialogue avec elle. Avec un très grand talent, la comédienne interprète Jeanne en toutes les étapes de son calvaire, de l’innocence de l’âge tendre à la douleur de l’âge mûr. Elle joue aussi tous les autres rôles de cette passion en forme de chemin de croix avec un vigoureux talent, peuplant, par la voix et le geste, le plateau nu, sur lequel elle virevolte, se tort, irradie, s’abîme et renaît. On dirait l’amour dans Le Banquet : « tour à tour dans la même journée il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui ; puis il s’en va mourant, puis il revit encore, (…) tout ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse : de sorte que l’amour n’est jamais ni absolument opulent ni absolument misérable. » La comédienne excelle en jouvencelle et en mère, crinière au vent ou canne à la main, larmes aux yeux et sourire extatique aux lèvres. Elle parvient à transformer le texte de Maupassant remarquablement adapté en un thriller psychologique haletant. Blâme-t-on Jeanne ? La plaint-on ? Moque-t-on sa naïveté ? Peut-être : tout dépend de qui la regarde et qui la juge. Mais Clémentine Célarié réussit brillamment à faire qu’on l’aime. C’est là tout ce que Jeanne demande. Catherine Robert / La Terrasse Une vie du jeudi 9 mars 2023 au dimanche 30 avril 2023 Théâtre du Petit Saint-Martin 17, rue René-Boulanger, 75010 Paris
Jeudi et vendredi à 19h ou 21h, samedi à 19h ou 16h et 21h, dimanche à 16h. Tél. : 01 42 08 00 32. Durée : 1h30.
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Par Eric Demey dans Sceneweb - 31 mars 2023 Jean-Michel Rabeux vient de l’annoncer, il mettra un terme à l’activité de sa compagnie après la reprise d’Un sentiment de vie au Lokal à Saint-Denis. Avec le temps, va, tout s’en va, on connaît la chanson. Mais ce départ, au-delà du cours normal des choses, pose question sur les évolutions de l’époque. Il l’a annoncé via la newsletter de sa compagnie, sans en faire plus de cas. Jean-Michel Rabeux cesse son activité théâtrale. Après 47 ans de mises en scène, c’est un punk qui quitte la scène, tellement iconoclaste qu’on l’aurait bien vu poursuivre jusqu’au bout. Une signature, un style et un esprit transgressifs, des personnages à poil ou en sacs poubelle, des hommes qui ressemblent à des femmes et des textes, des textes toujours en pointe et à la marge, au milieu de classiques revisités version crue. « C’est comme si je n’avais plus envie de m’adresser à mes contemporains, explique le metteur en scène, comme si je voulais que mes contemporains s’adressent dorénavant à eux-mêmes ». Rabeux a toujours eu un certain franc-parler. Alors blasé ? En guerre contre son époque ? Pas du tout. « Je vois naître des spectacles qui me bouleversent, et qui ont besoin de vivre, et dont j’ai grand besoin qu’ils vivent » ajoute-t-il. Il se souvient de ses très difficiles débuts et se réjouit que ses subventions aillent maintenant nourrir d’autres artistes. Côté face de cet éternel jeune homme, il y a toujours eu une douce bienveillance. Rabeux place d’ailleurs ce départ dans la continuité du travail qu’il effectuait au Lokal. Une salle à Saint-Denis que sa compagnie loue depuis quelques années à un privé pour y accueillir gratuitement des artistes, plutôt jeunes et dans le besoin, et leurs créations, ainsi que pour effectuer ces actions vers le public qui ont toujours constitué l’ADN de la compagnie et bien sûr diffuser ses propres spectacles. Avec le départ de Rabeux, le Lokal fermera aussi sous cette forme. Deviendra on ne sait quoi. C’était la première et dernière maison d’un artiste de premier plan qui n’a jamais cherché à diriger un lieu, de crainte que cela ne nuise à son travail artistique, mais aussi parce « que je ne sais faire qu’une chose, c’est être sur scène et voir ce qui va ou ne va pas, le reste, tout le travail de direction, ça me dépasse. Heureusement j’ai été très, très, très aidé par Clara Rousseau, ma co-directrice depuis trente ans parce que je suis inopérant dans les fonctionnements sociaux ». « J’ai fini par m’autocensurer » C’est aussi pour cela d’ailleurs, qu’il ne se sent plus vraiment à sa place dans cette époque. Des directeurs et directrices de lieu qui l’ont soutenu et accompagné ont maintenant quitté le milieu. Jean-Marie Hordé pour dernier exemple, qui vient de partir du théâtre de la Bastille, compagnon de longue date des spectacles de Rabeux. Ou encore des journalistes qui l’ont défendu quand il le fallait et qui n’officient plus. « Pour Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles, s’il n’y avait pas eu Colette Godard dans Le Monde, c’était foutu. Je me souviens aussi d’une critique de René Solis dans Libé, qui nous a beaucoup aidés contre Pasqua ». Le théâtre, c’est une affaire de réseaux, Rabeux ne l’ignore pas, « mais aussi d’amitiés ». Surtout quand on propose comme lui « un théâtre de rupture ». « Et puis je travaillais pour les gens, les spectateurs, pas pour les professionnels. Je me disais si un jeune voit un vieux de 60 ans juché sur des talons avec de belles guiboles, ou un homme dont il s’aperçoit à la fin qu’elle est une femme, ça va lui faire ding dong. ». La recherche du choc, non pas pour sa vertu provocatrice, mais « pour que toutes mes folies en rupture rejoignent les ruptures que chacun a au fond de soi ». D’où ces travestis, ces personnages interlopes, ces hommes en talon et ces femmes à voix d’homme – sa compagne Claude Degliame entre autres – qui ont souvent occupé ses plateaux. Bien avant LGBTQ+, #Metoo et les polémiques qui les accompagnent . « Aujourd’hui, si je monte Onanisme, le seul titre va poser problème. Je ne suis pas un réac nostalgique du passé, mais que des censures viennent de nos rangs même, et pas forcément pour les bonnes raisons, ça me pose problème », évoque-t-il à propos d’événements récents qu’il ne veut pas que nous nommions « tant ils sont nombreux ». « Moi-même, j’ai fini par m’autocensurer. L’époque actuelle pose sur les corps que les années 70 dénudaient, glorifiaient, pour nous rendre plus libres, un regard différent du mien. » Rabeux ne renie pas l’aujourd’hui pour autant. « Les débats actuels me passionnent mais je n’y ai plus voix. Les jeunes ne savent plus ce que j’ai fait. Des femmes puissantes, des trans, des homos, j’en ai tellement mis sur scène, ce sont mes amants, mes amours, comme tous les acteurs ou actrices de mes plateaux d’ailleurs. Mais les jeunes ne connaissent pas mon travail passé. C’est normal. Le théâtre ne vit que dans la mémoire des spectateurs. C’est un art du moment. Ce n’est plus mon moment, ni pour moi, ni pour l’époque, et j’ai très envie que ce ne soit plus mon moment, que ce soit celui des jeunes, surtout les filles. On en manquait tellement ». En attendant, il y aura quand même une dernière danse. En Juin, la reprise d’Aglaé, créé au Rond-Point, et début avril, donc, celle d’Un sentiment de vie, texte de Claudine Galéa, qu’on a déjà pu voir à la Bastille, interprété par Claude Degliame et Nicolas Martel. « Claudine, à plus de 50 ans, parvient enfin à parler de son père. C’était un militaire, pied noir, colonialiste, réac limite facho. Sa mère était communiste et anti colonialiste. Mais son père l’aimait. Et sa mère la battait. » Une histoire de famille qui ne vaut que par ce qu’elle a d’universel. « Au fond, assister au tragique familial de Claudine, ça aide à vivre. Ça montre que l’amour circule au delà des différences de pensée. Une pensée progressiste, qui est évidemment aussi celle de l’autrice, peut dissimuler des violences, et une pensée réactionnaire laisser place à l’amour. La vie est complexe ». Et l’époque aussi… Eric Demey – www.sceneweb.fr Un sentiment de vie Texte Claudine Galea (Editions Espaces34) Mise en scène Jean-Michel Rabeux Avec Claude Degliame, Nicolas Martel Lumières Jean-Claude Fonkenel Costumes Sophie Hampe Assistanat à la mise en scène Sophie Rousseau Production La Compagnie Coproduction La Compagnie, Théâtre de la Bastille – Paris Avec l’Aide à la création de la Région Île-de-France Du 7 au 16 avril 2023 au Lokal à Saint- Denis Photo Benoit Linder
Par Guillaume Lasserre dans son blog 29/03/23 Quelque part dans le Finistère, le Secrétaire d’État à l’industrie est séquestré par les salariés d’un abattoir de poulets autour duquel se sont massés journalistes et forces de l’ordre. Anne-Laure Liégeois adapte « Des châteaux qui brûlent », le roman d’Arno Bertina paru en 2017 et met en scène un huis-clos improvisé dans lequel la lutte collective s’organise. Tandis que le public s’installe dans la salle, plusieurs écrans en surplomb de la scène diffusent les mêmes images d’une usine de volailles qui, au fur et à mesure, deviennent de plus en plus insupportables, d’autant plus qu’elles sont accompagnées par une petite musique classique dont la douceur et le raffinement contrastent fortement avec ce qui est montré. Cette grande beauté musicale et la barbarie sanguinaire carnivore à échelle industrielle ont pour point commun d’être le produit de l’humanité, capable du meilleur comme du pire, allant de la fange au sublime. D’emblée, le ton est donné. Les images de ce camp de concentration pour poulets servent de mise en bouche à la contextualisation du récit qui est sur le point de commencer. Les écrans se lèvent, s’envolent littéralement sur une dernière image où l’on coupe des têtes de poulets, puis disparaissent. Nous sommes à La Générale Armoricaine, usine d’abattage de volailles dont l’entière production est à destination du marché saoudien. Pascal Montville, Secrétaire d’État à l’industrie, revient pour la troisième fois à la rencontre de salariés inquiets, la délocalisation de leur site étant sur le point d’être officialisée. Cet homme de gauche, sincère, juge criminel le rapport qu’entretient l’entreprise aux animaux – il évoque notamment les décapitations à la disqueuse. La mondialisation et son bilan carbone justifient la décision de l’État de ne pas s’opposer à sa fermeture. Lors de cette ultime intervention, menée contre l’avis du préfet et de la direction de l’usine, il ne veut être accompagné que de Céline Aberkane, l’une de ses conseillères, ancienne syndicaliste – formidable Anne Girouard –, déchirée entre ces deux mondes, celui qui fut le sien et celui à qui elle appartient désormais. Elle se fera quelquefois narratrice de l’histoire. L’homme d’État va être séquestré. Sa collaboratrice tentera en vain de rester mais sera renvoyée hors du huis-clos improvisé qui se met en place. Tous ensemble, « faire dérailler le système » Anne-Laure Liégeois est une résistante. La metteuse en scène oscille entre textes antiques et classiques et écrits contemporains à connotations sociales, entre pièces du répertoire et insurrection ouvrière. Elle adapte ici le roman paru en 2017 « Des château qui brûlent[1] » avec la complicité de son auteur, Arno Bertina, et dont le titre est emprunté à une chanson de Neil Young, « Don’t let it bring youn down » (Ne te laisse pas abattre), « It’s only castles burning » (Ce ne sont que ces châteaux qui brûlent). Huis clos choral racontant huit jours de la vie de femmes et d’hommes qui prennent conscience de la force du collectif, de leur existence en tant que groupe, « combat joyeux de celui qui s’identifie, qui se découvre intime[2] », ce récit a une vocation universelle. Parce que les personnages n’existent pas réellement, le groupe de l’usine de Châteaulin qu’ils forment dans le roman est aussi celui de tous les autres employés d’usines. Évitant soigneusement tout manichéisme qui verrait le patron forcément méchant et les salariés miséreux, le roman et la pièce travaillent la nuance, évitent de désigner l’endroit du bien et du mal. La violence sociale subie par les ouvriers est mise en perspective avec celle qu’ils infligent involontairement aux travailleurs des pays non européens, en premier lieu africains, à la faveur de la politique agricole commune (PAC), mais aussi avec la violence physique animale de l’abattoir. Dans les deux cas, les ouvriers occupant l’usine ne le voient pas, pris qu’ils sont dans un système où chacun doit assurer sa propre survie. Tout commence donc par le roman d’Arno Bertina. On pourrait croire que l’auteur est dans le document. Il va à la rencontre des ouvriers dans les usines, participe aux mouvements de grève, mais la façon qu’il a de retranscrire cette parole passe par le filtre de l’écriture et sa sensibilité. Il « met toute sa volonté à déplacer le réel, un réel vu autrement que par les faits, il crée une œuvre d’art, quelque chose de beau qui sonne juste et qui intéresse particulièrement la langue[3] » rappelle Anne-Laure Liégeois dans sa note d’intention. Et le temps du roman n’est pas celui du théâtre. Les personnages du premier parlent une langue qui a le temps. « Comme les ‘êtres de la vraie vie’, les personnages de théâtre parlent depuis l’instant » indique la metteuse en scène avant de préciser : « Si tout spectacle commence par un défi exalté aux mots, j’ai trouvé celui-là : représenter des êtres qui racontent une histoire, des êtres à la ? langue qui a le temps, qui en cela ne sont ni personnes ni personnages. Les faire entendre particulièrement. Et faire une œuvre d’une œuvre ! » La révolution est une fête Dans cette « nef des fous à la Bosch », pour reprendre l’expression d’Anne-Laure Liégeois, qui dérive durant quelques jours, l’occupation est racontée par ceux qui la font avec l’odeur du poulet comme seule arme. Adaptant une formule présidentielle récente, « On est en guerre », le groupe tente de renverser le pouvoir. « La violence, elle est d’abord contre nous » s’écrit Fatoumata. « On garde le Secrétaire d’État et on change la violence de camp ». Et avec elle la peur. « On ne s’engueule pas ! ». Les portes de l’usine sont désormais cadenassées. Plus personne ne peut entrer ou sortir. Le bonnes intentions, l’honnêteté, ne paient pas. « Les gentils ça ne fait jamais une grosse armée » entend-on. On évoque France Télécom, la chemise du DRH d’Air France… Le groupe recevra le soutien des employés municipaux, songera à la création d’une société coopérative et participative (scop), union ouvrière disposant d’une gouvernance démocratique à l’image de ce qu’ont fait les Fralibs dans le sud de la France. Certains confieront leur état de colère : « Dès que vous l’ouvrez la rage elle monte » s’entend dire le Secrétaire d’État. « Je ne veux plus de la haine. Je ne veux plus de cette colère qui m’étrangle là ». On évoque Jean Oury et la clinique de La Borde installée dans un château abandonné en 1953 après une errance avec trente-trois malades. « Ce soir la nef des fous vient d’accoster en Bretagne ». Fatoumata, point levé, chante au crépuscule. Comment faire la révolution par la fête ? Ce qui transparait dans le roman et qu’Anne-Laure Liégeois réussit à restituer sur scène, c’est une incroyable force d’optimisme, un élan humain. Les ouvrières et ouvriers unis, se regardent, se découvrent, apprennent à se connaitre sans doute pour la première fois. Ils dévoilent leur humanité. L’histoire qui est contée est celle des rapports entre un individu de pouvoir et des ouvriers. « Je vois tout ce qui est sorti depuis qu’on est enfermés ici » leur dit Montville dont le visage se confond un instant avec celui d’Arnaud Montebourg. Dans cette confrontation au pouvoir, des choses se révèlent. « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout » écrit la philosophe Simone Weil en 1936. « Cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange[4] ». La réalité aujourd’hui rattrape la fiction. Que la fête commence. Le théâtre polyphonique d’Anne-Laure Liégeois promet une révolution joyeuse. Guillaume Lasserre [1] Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent, Paris, Gallimard, 2017, 424 pp. [2] Anne-Laure Liégeois, Note d’intention, dossier artistique Des châteaux qui brûlent. [3] Ibid. [4] Simone Weil, « La Vie et la grève des ouvriers métallos », paru sous le pseudonyme S. Galois, La Révolution prolétarienne, n° 224, 10 juin 1936 DES CHÂTEAUX QUI BRÛLENT - D’après le roman d’Arno Bertina, adaptation Anne-Laure Liégeois avec la collaboration d’Arno Bertina, mise en scène Anne-Laure Liégeois, avec : Alvie Bitemo, Sandy Boizard, Olivier Dutilloy, Anne Girouard, Fabien Joubert, Mélisende Marchand, Marie-Christine Orry, Charles-Antoine Sanchez, Agnès Sourdillon, Assane Timbo, Olivier Werner, Laure Wolf. Scénographie Aurélie Thomas, Anne-Laure Liégeois, lumières Guillaume Tesson, création sonore François Leymarie, costumes Séverine Thiebault, vidéos Grégory Hiétin, régie générale François Tarot, construction décor Atelier de la Comédie de Saint-Étienne, production Le Festin – Compagnie Anne-Laure Liégeois ; en coproduction avec Le Volcan – scène nationale du Havre, La Comédie de Saint-Étienne, la Maison de la Culture d’Amiens, La Filature – scène nationale de Mulhouse, Le Théâtre de l’Union – CDN du Limousin, L’Équinoxe – scène nationale de Châteauroux, Le Manège–scène nationale de Maubeuge; avec l’aide au montage d’Artcena ; avec la participation artistique du Studio-ESCA ; en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête. Le texte est lauréat de l’aide à la création dramatique d’Artcena en 2022. Spectacle créé le 9 novembre 2022 au Volcan - Scène nationale du Havre, vu à La Filature – scène nationale de Mulhouse, le 14 décembre 2022. Légende photo : Des châteaux qui brûlent, Anne-Laure Liégeois d'après Arno Bertina © Christophe Raynaud de Lage
Par Laurent Goumarre dans Libération le 28/02/2023 Le metteur en scène se plonge dans ses souvenirs de l’école de théâtre, intégrée en 2001, pour raconter vingt ans après l’évolution d’une génération qui s’est construite dans un monde en ébullition. En 2021, Guillaume Vincent, metteur en scène qui n’a pas signé de pièce depuis trois ans, est appelé par l’Ecole du Nord pour animer un stage avec la promotion 6, dont sont issus les sept comédiens qui formeront le casting des représentations en cours sur la scène du Théâtre des Bouffes du nord. Le Covid et son confinement leur tombent dessus, l’occasion de faire le point, de regarder vers le passé. Pour Guillaume Vincent, ce sera un flash-back de l’année 2001, celle où il intègre l’école du TNS de Strasbourg. Qu’en retient-il ? Loft story, les attentats du 11 septembre, et un an plus tard, en France, la sidération de voir le Front national au second tour. Vingt ans plus tard, la téléréalité fictionnalise nos vies sur écrans et réseaux sociaux, le terrorisme islamiste a fait de multiples ravages internationaux et Marine Le Pen s’est enracinée comme jamais. Tout cela sera donc la toile de fond de cette pièce qui raconte la destinée de ces jeunes hommes et femmes, qui en 2001, entrent dans une école, rêvent de scènes politiques pour un théâtre qui changerait le monde. Que vont-ils devenir ? Roman d’apprentissage, éducation sentimentale et illusions perdues, voilà leur histoire construite en aller-retour entre les souvenirs du metteur en scène et la biographie que les jeunes acteurs s’inventent – c’est leur exercice de stage. Toute la fragilité de la pièce est là, dans l’extrême scénarisation des parcours, des personnalités bien identifiés à leur storytelling : la «blonde» aux prises de parole systématiquement ponctuées d’un gimmick de stand-up («j’rigole… non j’rigole pas»), ou l’homme gay qu’on suit depuis le diagnostic de sa séropositivité jusqu’à l’avènement de sa paternité… Chacun a bien travaillé son registre, des bons élèves qui n’oublient pas d’évoquer les débats actuels : le manque de diversité dans les écoles de théâtre – et qui se vérifie une fois de plus sur le plateau –, une baise alcoolisée reconsidérée vingt ans après en viol, et même la mobilisation contre la réforme des retraites avec un texte lu en solidarité avec les manifestations jeudi dernier, soir de la première. On peut saluer ici le souci de coller à son époque, d’exprimer le «vertige» d’une génération désenchantée, mais qu’est-ce qui se dit de leur pratique du théâtre ? La réponse : ironie et second degré avec deux exercices de mises en scène en miroir de Feydeau et Platonov d’Anton Tchekhov volontairement et caricaturalement «contemporaines» : nouvelle traduction bite et cul pour Tchekhov, fesses à l’air pour rajeunir Feydeau. A ce point de la représentation, on se demande quelle est cette idéologie masochiste qui anime la pièce. Le sauvetage vient des autres textes qu’injecte et superpose Guillaume Vincent : la prose splendide des Vagues de Virginia Woolf et des extraits de l’œuvre angoissée de Tchekhov, qui trouvent ici une convergence nouvelle. Vertige 2001-2021 de Guillaume Vincent. Jusqu’au 8 avril au théâtre des Bouffes du Nord à Paris, du 12 au 14 avril à la Comédie de Reims, du 25 au 27 avril au Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, et du 6 au 9 juin au Théâtre National de Bretagne à Rennes. Légende photo : Guillaume Vincent en 2020. (Louise Quignon/Hans Lucas)
Par Anne Diatkine dans Libération - 27/04/2023 Porté par des acteurs formidables, Jean-François Sivadier transforme sur la scène de l’Odéon la tragédie en pièce ultracontemporaine, en respectant pourtant à la lettre le texte de Shakespeare. Qu’est-ce qui emporte dans cette mise en scène d’Othello par Jean-François Sivadier, comme si la pièce de Shakespeare était un bolide non répertorié qui traversait quatre siècles et quart pour atterrir sur le plateau de l’Odéon sous nos yeux ébahis ? Qu’est-ce qui nous met aux aguets immédiatement, alors que comme souvent chez Sivadier, la scénographie ne cherche pas à être belle – mais l’abstraction des cadres en bois, sorte de grands panneaux roulants qui cernent la scène ainsi que le brouillage de la perception induit par des voiles font merveille ? Comment Othello devient une pièce ultracontemporaine alors même que cette modernisation tient plus à des hypothèses de lecture qu’à des gestes grossiers de réécriture ? Le moteur essentiel, ce sont les acteurs, leur manière de paraître découvrir chaque mot, chaque situation, en même temps que le public auquel ils s’adressent le plus souvent frontalement, en restant de bout en bout extrêmement perméables à la salle. Un spectacle participatif ? Non, même si de manière inopinée, on y apprendra lors d’un bref prologue bien amené quelques phrases de wolof. Se profile une pièce absolument respectueuse de la langue de Shakespeare, mais dans laquelle on fredonne Jealous Guy de John Lennon et on se saoule en dansant sur un vieux tube de Queen. Se construit un labyrinthe où s’engage, tête baissée, Othello, valeureux général de la République de Venise, ancien esclave noir né dans des contrées lointaines, qui ne semble avoir d’autres choix que de se laisser manipuler par Iago, souscrire à ses insinuations, laisser ses paroles le détruire, la ciguë des mots excitant sa jalousie et agissant telle une drogue dure dont il ne peut plus se passer. Merveilleuse scène où Nicolas Bouchaud-Iago, et Adama Diop-Othello s’aimantent, sont accolés, corps à corps, et ne semblent plus former qu’un seul esprit divaguant dans une obsession commune et folle. «Le Maure est d’une nature ouverte» Au début de la pièce, Adama Diop, irrésistible dans le rôle-titre, incarne donc un jeune chef équanime, guerrier sportif et souple, et si peu doué pour les complots, que Iago lui-même semble le choisir pour son peu d’appétence à la persécution : «Le Maure est d’une nature ouverte et franche qui croit les hommes honnêtes pour peu qu’ils le paraissent.» L’histoire a retenu la tragédie d’Othello, marionnette commettant un féminicide, et beaucoup moins celle de Desdémone, première victime de la machination, qui finit étranglée. Osons le dire, même si la mise en scène de Sivadier ne renverse pas cette perspective, c’est bien un sentiment de découverte que l’on éprouve à sa vision. La pièce est ici légèrement décentrée sur Iago, exceptionnel Nicolas Bouchaud, qui ne cesse de rendre plastique son personnage, de lui sculpter de nouveaux visages, au fur et à mesure qu’il improvise de nouveaux pièges infernaux. «Je ne suis pas qui je suis» prévient énigmatiquement son personnage au début de la pièce. Adama Diop joue lui aussi de la transformation physique que suscite sa vampirisation, devenant une ombre torturée qui se couvre d’un châle blanc, se terre dans le public pour tenter d’entendre ce qui se dit sur scène lorsqu’il n’y est pas, et va jusqu’à se couvrir le visage d’une crème blanche, dans un genre de black face inversé avant de commettre l’irréparable au dernier acte. A lui seul, le masque blanc, saisissant, fait comprendre que lui aussi n’est plus qui il est, pour reprendre l’expression de Iago. Le génie de la pièce est d’exposer que la haine et la duplicité se nourrissent d’elles-mêmes et n’ont besoin d’aucun mobile pour entrer dans une phase dynamique. Un effet de symétrie entre les deux couples Othello est le seul grand personnage du répertoire classique à être noir. Cependant, depuis quatre cent vingt ans, il n’a été joué qu’exceptionnellement par des acteurs noirs. Dans la revue En attendant Nadeau, Dominique Goy-Blanquet nous apprend que Sidney Poitier, acteur afro-américain vedette dans les années 50 et 60, refusait d’endosser ce rôle pour ne pas présenter au public un personnage qu’il jugeait «dupe» et sans doute ridicule. De même, le Britanno-Ghanéen Hugh Quarshie, de la Royal Shakespeare Company, estimait que le rôle renforçait les préjugés racistes. Aujourd’hui, à l’inverse, on n’imagine guère un acteur blanc tenir le rôle-titre – et Luc Bondy enflamma les réseaux lorsqu’il envisagea de distribuer dans Othello Philippe Torreton. Pour autant, comme le note Jean-François Sivadier dans le dossier de presse, il serait insultant d’en déduire que la couleur de la peau détermine le choix de l’acteur. Faut-il forcément accorder une intention à ce que Jisca Kalvanda, qui joue ici (merveilleusement) Emilia, l’épouse de Iago soit elle aussi une actrice noire ? Tout au plus, cette distribution produit un effet de symétrie entre les deux couples de la pièce et laisse supposer que Iago n’agit pas par racisme. Manipulée par Othello, Emilia est celle qui saisit avant les autres la vérité, quitte à se dissocier radicalement de son monstre d’époux. Ainsi l’actrice et Sivadier mettent-ils en avant un certain féminisme de la pièce. Mais c’est toute la distribution qu’il faudrait citer : longue silhouette cassante et cassée, Cyril Bothorel, qui joue Brabantio, le père furieux de Desdémone, est parfait, tout comme Gulliver Hecq, Roderigo, jeton malheureux dans la machine à concasser les esprits de Iago… Othello de Shakespeare, mise en scène de Jean-François Sivadier. A l’Odéon-Théâtre de l’Europe (VIe arrondissement de Paris) jusqu’au 22 avril. Légende photo : A l’image d’Adama Diop en Othello et Nicolas Bouchaud en Iago, les acteurs sont le moteur de cette adaptation. ( photo Jean-Louis Fernandez)
Avant une dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites mardi 28 mars, artistes, intellectuels et militants nous livrent leurs réflexions sur la crise sociale et les moyens d’en sortir. par Emmanuel Meirieu, metteur en scène Je ne crois pas cette bataille perdue. Les gens sont en lutte. La perspective, c’est la victoire. Ce que je vois, c’est la détermination des grévistes et des manifestants. Le Président a choisi d’instaurer un rapport de force plutôt que de laisser voter nos députés. Je m’engage dans ce combat bien au-delà de ma situation sectorielle, même s’il est parfaitement fondé de la part des artistes et des techniciens. On assiste depuis quelque temps au saccage patient, systématique de tout ce qui nous protège et je ne veux pas élever mes enfants dans cette société. Sept ans de Macron, c’est sept ans de guerre sociale. Les théâtres publics accueillent des œuvres profondément politiques. Concernant notre pratique, il y a cette question qui nous oppose parfois : est-ce qu’on doit grèver et bloquer tous les spectacles ? Et si on les bloque, doivent-ils tous l’être de la même façon ? Peut-être devrait-on ouvrir nos théâtres en journée pour accueillir les assemblées générales – les gens ont besoin de lieux qui soient protégés pour se retrouver ? Comme d’autres, ma compagnie Bloc opératoire a parfois choisi de verser notre cachet à une caisse de grève. Jeudi, nous avons choisi de jouer les Naufragés d’après Patrick Declerck parce que c’est un spectacle politique. Si j’avais monté un Feydeau ou même Racine, j’aurais opté pour la grève. Et si gens de ma compagnie ou du théâtre avait choisi de bloquer notre spectacle, je l’aurais compris et on n’aurait pas joué. Je suis sidéré que le président Macron tienne cette ligne après le Covid. Il y a deux ans, la question mise en évidence était : «Comment vieillir dignement dans nos sociétés ? Quelle place fait-on à des corps plus vieux, plus fragiles ? Comment les protège-t-on ?» On a aux manettes un pyromane. En tournée avec les Naufragés, d’après l’essai de Patrick Declerck.
Critique de Marie Plantin dans Sceneweb 23 mars 2023 Avec Shahara, la metteuse en scène Sarah Tick au double profil, médical et artistique, porte au plateau la pièce jeune public de Caroline Stella. Ou comment aborder en subtilité, une réalité plombée : la maladie des enfants de la lune. Entre humour et onirisme, ce spectacle est d’une beauté cosmique. Elle s’appelle Shahara, c’est un prénom arabe, elle vient du Maroc. Mais à l’heure où s’ouvre cette pièce, c’est dans un autre pays qu’elle se trouve, confinée par nécessité, celui du Centre d’onco-dermatologie, sur le continent hôpital. Une géographie répartie entre couloirs, salles d’examen, couloirs encore, salles d’attente, bloc opératoire et un placard où Shahara aime se réfugier et s’inventer des histoires. Un territoire qui lui est familier car cela fait des mois qu’elle y passe ses journées. Shahara est atteinte d’une maladie au nom poétique qui cache une réalité qui l’est moins. La maladie des enfants de la lune. Shahara ne doit pas s’exposer à la lumière du jour. Les ultraviolets sont pour elle un danger. Sa peau est mouchetée de cratères, des pieds jusqu’à la tête comme autant de petits cancers. C’est ainsi que dans ses jeux imaginaires, la lune tient une place centrale, elle habite ses rêves d’évasion, nourrit son imagination, mère de substitution lointaine et proche à la fois, énigmatique et rassurante. Et puis Shahara n’est pas seule. Elle est certes entourée de l’équipe soignante mais elle fait la connaissance de Mélie qui débarque dans le service pour un grain de beauté qui a mal tourné. Le mauvais caractère de Shahara qui préfère grincer des dents plutôt que sourire fond comme neige au soleil au contact de cette gamine en salopette, inquiète et courageuse. Les deux filles embarquent dans le monde sans limite de l’imagination, décollage immédiat, cap sur l’espace et son immensité. Et le public, par leur intermédiaire, embarque dans celui de l’enfance, pas tout à fait insouciante mais fringante et dégourdie, avide de se changer les idées, prompte à jouer. L’enfance et sa vitalité bondissante, ses ressources infinies, sa propension communicative aux rêveries éveillées. La pièce signée Caroline Stella adopte avec tact et justesse le point de vue des fillettes, elle suit les étapes de leur rencontre et la relation d’amitié qui naît progressivement entre elles, elle pénètre leur univers, leurs projections fantasmées, leurs inventions et leurs superstitions. Elle va jusqu’à entrer dans la tête de Shahara endormie, sous anesthésie générale. En apesanteur entre humour et poésie, elle aborde un sujet on ne peut plus délicat : les enfants malades. Ceux dont l’état de santé nécessite une hospitalisation de longue durée, des traitements lourds, des opérations angoissantes. Dis comme ça on voudrait fuir à toute jambes, fermer les yeux et éviter de regarder cette réalité, inconcevable et terrifiante, en face. C’est sans compter sur l’approche narrative onirique, sémillante et drôle, de l’autrice qui embrasse son sujet dans sa dualité sans rien omettre : la maladie et l’enfance, la maladie en toile de fond de l’enfance. En ce sens, la pièce évite tout pathos. Jamais plombante mais dynamique et enlevée, elle avance au rythme des dialogues caustiques et percutants, des réparties qui fusent, des jeux de l’enfance, des disputes, des fous rires, d’une solidarité dans l’adversité et d’une complicité générationnelle. Dans le rôle de Shahara, Nadia Roz est idéale, vive, précise, punchy. Elle tient la cadence de son personnage plein de bagout et de gouaille, héroïne à la personnalité bien trempée, elle forme un binôme épatant avec sa partenaire, Barbara Bolotner, formidable aussi. Car dans ce spectacle à quatre interprètes, ce sont les comédiennes qui mènent la danse tandis que les hommes, en retrait, orchestrent au plateau, bruitage en direct, bande son et lumières, alternant les rôles secondaires et la régie en live, tantôt membres du personnel hospitalier, tantôt ingénieurs à la NASA ou créature chimérique habitant la lune. Dans un dispositif scénographique astucieux et non réaliste (de Anne Lezervant) déployant au sol un tapis circulaire de gravier blanc et un hémicycle de panneaux verticaux délimitant les espaces et favorisant les déplacements, le plateau accueille les sublimes vidéos immersives, cosmiques et lunaires, signées Renaud Rubiano et Pierric Sud, et les costumes subtiles et inventifs de Charlotte Coffinet (mention spéciale à la très belle tenue de cosmonaute, légère, fluide, jouant sur les transparences). Mis en scène par Sarah Tick, ce spectacle somptueux brille par sa beauté plastique autant que par sa finesse d’interprétation et la sensibilité de son texte. On n’en attendait pas moins d’une artiste à la double casquette suffisamment rare pour être soulignée, à la fois metteuse en scène et médecin ophtalmologiste, rompue au milieu hospitalier autant qu’aux planches. Avec brio, elle mène à bien ce projet puissant et engagé qui porte à la scène une thématique très peu mise en récit pour en faire une aventure épique et intime vécue à hauteur d’enfants. D’un sujet médical on ne peut plus embourbé de réel, elle en tire une création scintillante et émouvante qui impose avec grâce un univers sonore et musical fort et des images superbes. Un pied sur terre, l’autre sur la lune, Shahara est un spectacle courageux et généreux, baigné de lumière et d’obscurité, de gravité et de légèreté, qui circule en toute fluidité entre ses divers degrés de fiction et nous étreint de frissons. Un spectacle aux airs de voyage spatial et intérieur qui nous glisse des phrases à méditer pour longtemps et nous dit en creux que l’imaginaire et l’amitié sont des remèdes nécessaires pour lutter contre l’adversité. Marie Plantin – www.sceneweb.fr Shahara Texte Caroline Stella (Éditions Espaces 34) Mise en scène Sarah Tick Dramaturgie Morgane Lory Assistanat à la mise en scène Laura Bauchet Scénographie Anne Lezervant Création vidéo Renaud Rubiano et Pierric Sud Création musicale Guillaume Mika et Nicolas Cloche Création et régie lumière Julien Crépin Création et régie son Pierre Tanguy Costumes Charlotte Coffinet Avec Barbara Bolotner, Julien Crépin, Guillaume Mika et Nadia Roz Production Compagnie JimOe Coproduction Les Plateaux Sauvages et La Manekine – Scène intermédiaire des Hauts-de-France Coréalisation Les Plateaux Sauvages Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Avec le soutien du Fonds SACD Théâtre, de la SACD-Beaumarchais, du Théâtre Paris-Villette, du Théâtre du Chevalet – Ville de Noyon, de la Ville de Paris, du Tiers-Lieu La Commune, de L’étoile du nord, de la DRAC Hauts-de-France – Ministère de la Culture, de la Région Hauts-de-France, du Département de l’Oise, de l’Adami et de la SPEDIDAM Avec le soutien de la DRAC Île-de-France – Ministère de la Culture Shahara a reçu l’Aide à l’écriture Théâtre de la SACD-Beaumarchais et la Bourse d’écriture du Centre National du Livre. Shahara est nommé au Prix Kamari et publié aux Éditions Espaces 34. A partir de 7 ans Durée : 1 h Du 20 au 25 mars 2023 Aux Plateaux Sauvages à Paris Les 6 et 7 avril 2023 Au Théâtre du Chevalet – Ville de Noyon Du 23 au 26 mai 2023 A l’Etoile du Nord – Paris
Par Joëlle Gayot dans le Monde 24/03/23 Ariane Mnouchkine organise un stage de théâtre, l’Ecole nomade, à Kiev, tandis que la Cartoucherie accueille les actrices de Dakh Daughters à Vincennes.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/24/le-theatre-du-soleil-cree-une-passerelle-avec-l-ukraine_6166806_3246.html
Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, a pris le large. Direction Kiev. Une partie de sa troupe est restée à Paris pour accueillir Danse macabre, un spectacle ukrainien proposé par Vladislav Troïtskyi et le groupe Dakh Daughters. Une passerelle vient de se dresser de pays à pays. La metteuse en scène française dirige un stage de théâtre (l’Ecole nomade) dans une capitale sous tension pendant que les actrices de Dakh Daughters chantent au bois de Vincennes leurs vies bouleversées par l’agresseur russe. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés A Paris, le Théâtre du soleil, une utopie politique au service de l’art Cette permutation géographique est hautement symbolique. Elle permet à l’art de se déployer au-delà des frontières. Vladimir Poutine « n’empêchera pas les artistes d’aller rejoindre leurs camarades là où ils se trouvent », affirme Ariane Mnouchkine, jointe à Kiev. A la guerre culturelle que livre le président de la Fédération de Russie, cette même culture répond en refusant de déserter ses territoires légitimes. Elle occupe les plateaux, creusets d’utopies et d’imaginaires. Dans la ville ukrainienne où ont convergé, depuis le 23 mars, une centaine d’élèves acteurs et de jeunes professionnels, la troupe du Soleil a investi « une sorte de petit opéra avec un foyer arrondi ». Les acteurs ont tendu des tissus colorés, récupéré çà et là tables, chaises, accessoires et ils se sont mis au travail. Pour leur patronne, agir était une évidence : « Je n’en pouvais plus de rester, bras ballants, à écouter les informations. Récolter de l’argent pour l’Ukraine ne suffisait plus. Nous étions tous dans un état d’impuissance, de frustration et de désolation. Il y a environ un mois, j’ai proposé à l’équipe de venir faire, sur place, ce que nous savons faire : une Ecole nomade. » « Le poids d’une plume » Sa tribu est rompue à l’exercice. L’Ecole a déjà vogué jusqu’au Chili, au Royaume-Uni, en Suède ou en Inde. En 2005, une compagnie afghane (le Théâtre Aftaab) est même née dans la foulée d’une session effectuée à Kaboul. Mais le séjour à Kiev, au cœur d’un pays assailli par les bombes, sort de l’ordinaire. « Nous ne sommes pas sur le front et je ne vais pas, à mon âge, 84 ans, apprendre à manier un fusil pour me transformer en soldat, relativise notre interlocutrice. Bien d’autres gens agissent ici sans que personne ne le sache. » La présence du Soleil (et à travers lui celle de l’art) pèse, dit-elle, « le poids d’une plume ». Mais cette plume sert à écrire et elle aide à penser. Etre là, rappelle l’artiste, c’est le « b.a.-ba de la résistance ». Lire la revue de presse Théâtre du soleil : retour sur 50 ans de créations Pendant quinze jours, les participants de l’Ecole nomade vivront au rythme des improvisations, des chœurs et des masques : « Si on arrive à leur donner deux semaines de fête et de ravissement, ce sera déjà ça. » Dans un discours prononcé le 24 février lors d’un Forum Europe-Ukraine, Ariane Mnouckhine concluait son allocution par cet appel tranchant : « Pour gagner cette guerre culturelle que nous livre la Russie, il faut d’abord gagner la guerre. Tout court. Que cela nous plaise ou non. » Ce n’est pas demain que cette combattante abdiquera devant les ennemis de la liberté. Ses armes sont la fiction, le jeu, la beauté. Elle les utilise plus et mieux que beaucoup. Faute de pouvoir se trouver ici et ailleurs en même temps, elle avoue un regret : ne pas assister à la Cartoucherie de Vincennes au spectacle des Dakh Daughters et au concert exceptionnel que donneront, le 26 mars à 17 h 30, la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton et son alter ego ukrainien, Aleksey Shadrin. Danse macabre, de Vladislav Troïtskyi et les Dakh Daughters, du 24 mars au 2 avril. Ensemble. Concert de Sonia Wieder-Atherton & Aleksey Shadrin, le 26 mars à 17 h 30. Théâtre du Soleil, la Cartoucherie, Paris 12e. Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Ariane Mnouchkine à Kyoto (Japon), le 12 novembre 2019. CHARLY TRIBALLEAU / AFP
Par Olivier Milot dans Télérama Publié le 23 mars 2023 En suspendant au dernier moment le vote des subventions, le président du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes relance son bras de fer avec le monde du spectacle vivant, qui en appelle au peuple. Lire l'article sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/debats-reportages/en-auvergne-rhone-alpes-laurent-wauquiez-declare-la-guerre-aux-artistes-et-aux-intellectuels-7014816.php Comme un air de déjà-vu. Le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes a ajourné au dernier moment et sans explication le 10 mars dernier le vote des subventions à des dizaines de lieux de création et de diffusion (théâtres, salles de concerts, festivals…) sur le territoire aurhalpin. Un mauvais coup porté aux acteurs locaux du spectacle vivant, qui, une fois de plus, se retrouvent sans la moindre information sur les moyens que le conseil régional leur allouera en 2023, alors même que l’année est déjà bien engagée en termes de programmation de spectacles. De quoi déstabiliser un peu plus un secteur déjà confronté à de multiples augmentations de charges – notamment énergétiques – et soumis depuis des années à une baisse des subventions de l’État et des collectivités locales. « Les structures que nous représentons sont mises en péril financièrement ; les emplois (permanents et intermittents) sont menacés ; certains lieux vont devoir dans un délai très court recourir au chômage technique, déprogrammer des spectacles, voire fermer leurs portes, dans l’attente d’une date incertaine pour le vote de leurs subventions », s’alarment l’ensemble des organisations professionnelles du secteur dans un communiqué. À lire aussi : Quand Laurent Wauquiez instrumentalise la culture à des fins politiques et idéologiques L’agacement et la colère sont d’autant plus forts que c’est le même scénario que l’année dernière qui est en train de s’écrire. Pas de communication en amont, l’annonce au dernier moment du report du vote, l’incertitude maintenue jusque tard dans la saison sur le montant définitif des subventions. La région a beau affirmer que « le budget culture a été sanctuarisé et ne baissera pas d’un euro », la méfiance est généralisée. Tout le monde a en tête les plus de 4 millions d’euros rayés d’un trait de plume l’an passé et, pour beaucoup, cette sanctuarisation annoncée ne constitue en rien une garantie. « Laurent Wauquiez finance ce qu’il veut, et en priorité le patrimoine et tout ce qui donne une visibilité au conseil régional », grince un directeur de théâtre. Tout cela dessine un projet réactionnaire et populiste. Pascale Bonniel-Chalier y voit avant tout un projet politique lié aux ambitions nationales du président du conseil régional. « Nous avons la conviction que le secteur du spectacle vivant et de la création contemporaine est dans le viseur de Laurent Wauquiez, explique la conseillère régionale écologiste. Il est dans un affrontement idéologique assumé. D’un côté, il déclare la guerre aux artistes et aux intellectuels, de l’autre, il fait passer lors de la dernière assemblée plénière des délibérations sur les anciens combattants et l’attribution de bourses au mérite ; des subventions au patrimoine des particuliers et des petites communes ; et émet le vœu d’une protection du patrimoine religieux en expliquant que les églises sont l’âme de la France. Tout cela dessine un projet réactionnaire et populiste. » Le conseil régional reste, lui, droit dans ses bottes, comme si la situation était parfaitement normale. « L’étude des demandes est toujours en cours. Les acteurs culturels seront informés début avril des propositions de subvention qui seront formulées pour la commission permanente du mois de mai. » De quoi espérer un versement au mieux cet été et compliquer un peu plus la gestion des lieux de création et des compagnies artistiques qui en dépendent. À lire aussi : Laurent Wauquiez, ministre autoproclamé de la Culture en Auvergne-Rhône-Alpes Alors le ton monte. Les organisations représentatives du spectacle vivant en Auvergne-Rhône-Alpes dénoncent « l’irresponsabilité de ces décisions et la violence répétée des méthodes employées par l’exécutif de la région ». Elles appellent les élus, « quelle que soit leur sensibilité politique, à s’opposer à cet affaiblissement de la politique culturelle régionale, qui fragilise les structures culturelles et dégrade l’emploi du spectacle vivant » et demandent directement leur soutien aux habitants, en les invitant à signer une pétition en ligne « pour sauvegarder le service public de la culture et de ses emplois en AURA ». Ce n’est plus un bras de fer, c’est une guerre ouverte. Olivier Milot / Télérama
Par Joëlle Gayot dans Le Monde 10/03/2023 Avec « Dark Was the Night », le dramaturge embarque le public pour une traversée cosmique, désenchantée et lucide. Lire l'article sur le site du Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/10/au-theatre-les-gemeaux-a-sceaux-emmanuel-meirieu-met-en-scene-l-oraison-funebre-d-une-terre-qui-agonise_6164985_3246.html
Mélancolique, planant, cosmique, désenchanté et lucide. Dark Was the Night, le spectacle qu’a écrit et mis en scène Emmanuel Meirieu, est tout cela à la fois. Ouvert sur un rideau coloré par un dessin d’enfant, il vire au gris sans prévenir. Le voile disparaît, révélant un décor postapocalyptique. Un terre-plein cabossé avec de hauts troncs d’arbres décharnés : sans doute un bord d’autoroute ou de périphérique. Sur le sol, des détritus, des sacs plastiques, des bidons rouillés. Au lointain, la lueur de phares ; en sourdine, le trafic urbain. Des contrebas du talus surgissent les comédiens. Quatre hommes et une femme qui ont à jouer là, dans ce dépotoir sinistre, et à y faire naître quelque chose qui ne soit pas pur désespoir. Emmanuel Meirieu donne le ton. Sa création vise les étoiles mais elle a les pieds sur terre. Et celle qui est exposée sur la scène des Gémeaux à Sceaux (Hauts-de-Seine) ne vaut parfois guère mieux que les fossés concédés par les villes à ceux qui n’ont plus de toit sur leur tête. Avec Dark Was the Night, l’artiste quadragénaire radicalise un chemin d’une cohérence remarquable. Remarqué en 2011 pour son adaptation du roman de Russell Banks, De beaux lendemains (Actes Sud, 1991), il s’impose depuis comme un créateur d’intensités émotionnelles que certains assimilent (à tort) à un goût pour le pathos. C’est vrai qu’il n’a pas peur des larmes. Ses comédiens non plus à qui il arrive de pleurer lorsqu’ils jouent. Il n’y a rien d’obscène là-dedans puisqu’ils ne parlent que de l’humain qui doute. Pas le vainqueur mais le vaincu. Pas le héros exemplaire mais le raté qui a fauté, menti, tué et que la société relègue dans les coins. En faisant des exclus quels qu’ils soient, sans jamais les juger, des personnages de fiction, le metteur en scène leur redonne la parole. Ainsi qu’une forme de dignité. De l’intime au politique Dark Was the Night est inspiré d’une histoire vraie. En 1977, aux Etats-Unis, une sonde part à l’assaut de l’espace. Décollant de Cap Canaveral, le vaisseau Voyager transporte un disque sur lequel sont gravés des messages destinés à d’éventuels extraterrestres : photos et sons de la Terre, chant d’une baleine, salutations en 55 langues différentes et morceaux de musiques, parmi lesquels Dark Was the Night, Cold Was the Ground (1927), de Blind Willie Johnson. Ce compositeur afro-américain est mort dans la rue d’une pneumonie en 1945. Il était noir donc s’est vu interdire l’accès à l’hôpital. Vingt-deux ans plus tard, il devient l’émissaire intergalactique des Terriens. Emmanuel Meirieu évoque cette ironie dans un texte dilaté qui étire ses filets de part et d’autre d’une Amérique à la grandeur chancelante. Incarné par des comédiens sonorisés qui monologuent à tour de rôle, le spectacle s’étoffe de sens multiples à mesure qu’il se déploie. Procès de l’Amérique raciste, réquisitoire contre les fossoyeurs de la nature, cérémonie mémorielle en l’honneur du musicien mort : la représentation navigue de l’intime au politique, du brin d’herbe au cosmos, du présent au big bang. Les acteurs font entendre ces va-et-vient, trois d’entre eux étant aux avant-postes. Le premier joue un enfant émerveillé par la conquête de l’espace et ses promesses d’avenir radieux. Bien plus tard, ses rêves ont vécu. L’extraterrestre n’existe pas et la nature ressemble à une déchetterie. Devenu apiculteur, il doit euthanasier ses abeilles malades. Le plateau est un cimetière et le spectacle un cortège de deuils que l’on vit calmement, guidé par la musique, les lumières et la présence des comédiens La deuxième s’appelle Jane. En 1977, elle a condensé, en douze minutes de sons, 4 milliards et demi d’années d’évolution sur la planète. Son récit qui brasse large convoque un décentrement salutaire. Façon de dire que nous sommes peu de chose au regard du temps et de l’univers. Le troisième se nomme Shane et consacre ses week-ends à restaurer les tombes de Noirs enterrés à la va-vite dans des champs par des esclavagistes blancs. Il ne s’agit pas d’une fiction mais d’une réalité qui a lieu au Texas aujourd’hui. Voici comment, par la magie d’une mise en scène subtilement articulée, ce qui devait être une célébration de la puissance technologique de l’homme et de ses ambitions sans limites se transforme en oraison funèbre. Le plateau est un cimetière et le spectacle un cortège de deuils que l’on vit calmement, guidé par la musique, les lumières et la présence des comédiens. Promené d’un bout à l’autre de la gamme des émotions, le public opère une traversée flottante et captivante qui le dépose face à l’évidence. Pendant que l’homme scrute Mars, la Terre agonise. Cette héroïne meurtrie tient, charnellement et organiquement, le premier rôle d’une représentation saisissante. Emmanuel Meirieu est allé fouiller les poubelles pour métamorphoser le bronze en or. Une fois encore, il frappe fort. Dark Was the Night, écrit et mis en scène par Emmanuel Meirieu. Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux (Hauts-de-Seine). Jusqu’au dimanche 19 mars. De 18 € à 28 €. Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Nicolas Moumbounou et Jean-Erns Marie-Louise (au premier plan), en octobre 2022, lors d’une répétition de « Dark Was The Night », d’Emmanuel Meirieu à Grenoble. PASCAL GELY/HANS LUCAS S’abonner
Enquête de Rosita Boisseau publiée dans Le Monde - 19 mars 2023 Le festival Spring, en Normandie, s’ouvre dans un contexte de crise, avec des compagnies nombreuses et désemparées face à des lieux en difficulté, confrontés à l’augmentation de leurs frais fixes.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/19/le-cirque-contemporain-en-equilibre-fragile_6166152_3246.html
Vertige cosmique, jeudi 9 mars, en ouverture de Spring, festival international des nouvelles formes de cirque. D’abord, La Boule, duo pour deux femmes imbriquées, n’est pas ronde et roule de travers. Elle sautille sur une jambe, sort soudain des antennes, se métamorphose en baleine ou tortue. Ce casse-tête vivant est signé par Liam Lelarge et Kim Marro. Il dégage la route pour mieux s’y perdre au spectacle Les quatre points cardinaux sont trois : le nord et le sud, d’Andrés Labarca. Dans une impressionnante baraque en ruine, deux hommes se cherchent des noises et finissent par méchamment se trouver. Ces deux pièces de jeunes circassiens aux antipodes donnent la couleur contrastée de Spring. Basée à Cherbourg (Manche), la manifestation se déploie jusqu’au 16 avril sur les cinq départements de Normandie. Une irrigation massive d’un territoire énorme, qui rallie des institutions, dont l’Opéra de Rouen, à la salle des fêtes de Ménesqueville (Eure). Autant dire que le thème de cette édition, « La Conquête de l’espace », joue autant sur les échelles des lieux que sur les gabarits des productions. « On voit de plus en plus de scénographies ambitieuses chez la nouvelle génération, constate Yveline Rapeau, directrice de Spring. Peut-être est-ce l’exemple de têtes d’affiche comme Vimala Pons ou Phia Ménard, mais certains metteurs en scène de cirque ont envie d’avoir les moyens de gros dispositifs. » Ce penchant paradoxal dans un contexte de crise soulève évidemment des réactions. « Des tensions d’abord, poursuit Yveline Rapeau. Notre réseau est moins doté que le théâtre et les réductions de budget se font sentir. » Un point de vue partagé par Martin Palisse, jongleur et directeur de Multi-Pistes, à Nexon (Haute-Vienne), qui tempère : « Sans se laisser entraîner par la seule économie, il faut parfois démarrer par des formes plus modestes, plutôt que de compter sur des scénographies énormes qui lorgnent vers le théâtre en diluant le geste circassien. » A l’inverse, l’acrobate Mathurin Bolze, aux manettes du festival Les Utopistes, à Lyon, soutient que « le cirque contemporain doit arrêter de se contenter de solos ou de duos sans décor pour pouvoir survivre, et ne pas avoir honte de prendre du poids et de la place ». Sur la corde raide Avec près de 700 compagnies en activité, cette scène bouillonnante toujours en croissance traverse une passe délicate. « Les lieux sont noyés sous les propositions de spectacles et asphyxiés par les problèmes financiers et l’augmentation de leurs frais fixes, analyse Mathurin Bolze. Ils doivent remplir les salles avec moins de moyens et sont incapables de répondre à tous les artistes qui cherchent à être programmés. » Quant aux treize Pôles nationaux cirque, ils peinent à accompagner les multiples projets qui se bousculent au portillon. « On n’a pas arrêté d’ouvrir nos studios pour des résidences de travail depuis deux ans, mais notre capacité de diffusion est en train d’atteindre ses limites », commente Frédéric Durnerin, directeur de l’Agora, à Boulazac (Dordogne). Lire l’enquête : Festival Spring 2019 : le printemps des circassiennes Du côté des artistes, habitués à beaucoup tourner (environ cinquante dates par an), on s’inquiète. « La colère monte, avec un sentiment d’impuissance », affirme l’acrobate Lucien Reynès, du collectif Naïf Production, repéré il y a vingt ans dans le milieu du cirque et de la danse contemporaine. Il bat depuis quelques mois le rappel de complices circassiens pour chercher dans le collectif de nouvelles possibilités. Ont déjà répondu partants pour une rencontre informelle en avril : Chloé Moglia, Coline Garcia, Mathurin Bolze, Marion Collé, Matthieu Garry, Etienne Saglio, Marie Fonte, Mathieu Bleton, Sandrine Juglair… « Nous allons réfléchir ensemble sur les mutations que nous sommes obligés d’opérer », glisse-t-il. La situation de Lucien Reynès, comme celle de bien d’autres, devient critique. Avec 100 dates de tournée par saison d’ordinaire, il se retrouve cette année sur la corde raide, avec seulement vingt-deux dates. Une chute qui met en danger sa compagnie et lui fait courir le risque de ne pas pouvoir conserver son statut d’intermittent. « Je ne sais pas où je vais, confie-t-il. Et je ne suis pas tout seul. Je reçois nombre de messages d’amis qui quémandent des cachets. Il y a une raréfaction des ressources et la biodiversité du cirque va en prendre un coup ; pour la première fois, le dialogue est rompu avec les diffuseurs. » Il souligne un phénomène inédit. Parmi les dix-sept coproducteurs de son spectacle Gravitropie, qui normalement l’affichent dans leurs théâtres, six sont venus le voir, cinq le programment : les autres n’ont pas donné suite pour le moment. Injonction du divertissement Cette attitude, devenue plus courante, irait de pair avec une évolution des comportements. Yannis Jean, délégué général du Syndicat des cirques et compagnies de création, évoque de « mauvaises habitudes » prises durant la crise sanitaire. « Certains diffuseurs se permettent aujourd’hui d’annuler des pièces au dernier moment, laissant les troupes très fragilisées, affirme-t-il. Le rapport de domination entre les lieux et les troupes est devenu plus aigu. Mais ne jetons pas trop la pierre sur les directeurs de salles, car le contexte est violent pour tout le monde. » Il insiste néanmoins sur le succès public toujours au rendez-vous pour le cirque contemporain. Curieusement, alors que la précarité menace, la diversité esthétique se porte bien, « avec une tendance sociétale et militante », indique Yveline Rapeau. Question de génération, les thèmes de l’écologie, du genre, de la sexualité s’offrent des manifestes circassiens. Dans une démarche qui vise la jeunesse, Coline Garcia a ainsi créé le spectacle Boîte noire, qui ausculte les représentations des pratiques sexuelles sous le joug de la domination masculine. « Donner à voir à des enfants et à des adolescents un cirque porté par des femmes est urgent, assure-t-elle. J’entends aussi revaloriser des techniques dites féminines, comme la corde lisse ou le trapèze, qui sont toujours regardées de façon condescendante, notamment par les hommes, qui, eux, à les entendre, prennent plus de risques que nous. » Quant à l’injonction du divertissement, elle entend y résister, pour brandir « un cirque qui a des choses à dire ». Le statut de la femme dans une scène majoritairement masculine évolue lentement. Selon les chiffres donnés en 2020 par le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), seulement 28 % seraient metteuses en piste. En haut de l’affiche, Vimala Pons, Maroussia Diaz Verbèke, Raphaëlle Boitel, Chloé Moglia, mais encore Mélissa Von Vépy ou Fanny Soriano profitent de la voie dégagée par les pionnières Jeanne Mordoj et Marie Molliens. « La situation a changé depuis les années 1980 où ma mère était quasiment la seule dans le cirque, raconte Marie Molliens. On est plus nombreuses, plus valorisées… Mais il faut tout de même dire que les négociations de fond sur les programmations et les budgets restent des affaires d’hommes dans ce milieu. » Marie Molliens, qui joue sous chapiteau avec sa compagnie Rasposo, profite d’une belle opération concoctée par Marc Jeancourt, directeur de L’Azimut, à Antony (Hauts-de-Seine) : vingt-quatre dates pour sa pièce Oraison. « J’ai embarqué Les Gémeaux de Sceaux, L’Onde de Vélizy et Le Théâtre de Rungis pour rendre possible cette diffusion », précise-t-il. Une belle manière de se serrer les coudes en mutualisant la facture. Festival Spring, jusqu’au 16 avril, divers lieux en Normandie ; Festival Les Utopistes, à Lyon, du 23 mai au 17 juin ; « Time to tell », de Martin Palisse, le 31 mars à Marciac (Gers), les 3 et 4 avril à Albertville (Savoie), le 11 avril à Rennes ; « Oraison », de Marie Molliens, jusqu’au 9 avril, à L’Azimut, à Antony (Hauts-de-Seine). Rosita Boisseau (Cherbourg- Manche) pour Le Monde Légende photo : « Boîte noire », de Coline Garcia. VINCENT MUTEAU
par Ève Beauvallet dans Libération - 15/03/2023 Yasmine Hugonnet explore la parole des femmes dans un spectacle de ventriloquie au principe palpitant mais à la réalisation trop brouillonne. Parmi les éléments de langage du mouvement #MeToo lancés dès 2017, beaucoup impliquent la voix, la façon dont le patriarcat a pu «silencier» celle des femmes au cours de l’histoire et le besoin actuel que les minorités soient enfin «entendues». Au rang des injonctions les plus galvaudées : «libérer la parole» arrive évidemment en tête, suivie de près par «faire entendre nos voix» en luttant contre le «manterrupting», cette manie masculine qui consiste à s’«approprier le discours», à «parler à la place de l’autre». Rétrospectivement, on peut trouver étrange qu’aucun chanteur, musicien, metteur en scène (l’a-t-on loupé ?) n’ait vu plus tôt la mine d’or métaphorique extraordinaire offerte par ces tournures omniprésentes dans le débat public. Mais il aura donc fallu quelques années et le flair fantaisiste de l’artiste suisse Yasmine Hugonnet pour consacrer une pièce entière aux myriades de sous-textes politiques contenues aujourd’hui dans la ventriloquie. Etres chimériques Le principe des Porte-Voix est palpitant : tous ces vocables militants sont pris au pied de la lettre. Ici, des voix possèdent les danseurs, s’échappent des enveloppes corporelles, sont lancées comme des balles ou vomies comme des poisons. Elles n’appartiennent à personne, cherchent leur propriétaire. Réunis dans une sorte de grotte en forme de tympans et de lobes d’oreilles, les danseurs se transforment en pythies, oracles ou pantins, courroies de transmission plus ou moins volontaires du message des autres – les autres étant par exemple cette spécialiste de l’histoire de la paléontologie et des représentations de la Préhistoire, Claudine Cohen, qui s’est notamment penchée sur le biais masculin dans nos représentations de la vie préhistorique. Alors, une bouche hurle face au public mais le son sort finalement à l’autre bout du plateau depuis un autre corps, lié au premier comme un circuit électrique. Là sont du moins les illusions que la pièce cherche à faire naître. Elles sont parfois mémorables quand elles accouchent d’êtres chimériques bataillant pour retrouver leur voix. Elles sont parfois plus brouillonnes, tant il semble virtuose – y compris pour de très bons danseurs comme eux – de maîtriser toujours l’impitoyable technique des bruitistes et doubleurs. Et c’est comme si l’acquisition difficile de cette compétence s’était faite au détriment du soin passé à faire le ménage dans cette pièce laissée ici au stade d’intéressante étude laborantine : la mise en bouche paraît trop longue, les pépites trop brèves, le grotesque un peu timide, les pistes certainement trop nombreuses… L’impression, au final, que les curseurs gagneraient à s’ajuster pour que le public saisisse au mieux la fréquence. Les Porte-Voix, cabaret ventriloque de Yasmine Hugonnet est présenté ce mercredi soir à l’Atelier de Paris, dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne (programmation à découvrir jusqu’au 6 avril). Prochaines dates les 23 et 24 mars à Neuchâtel (Suisse). Légende photo : Des voix possèdent les danseurs, s’échappent des enveloppes corporelles, sont lancées comme des balles ou vomies comme des poisons. (Anne-Laure Lechat)
Par Philippe Chevilley, dans Les Echos 15/03/2023 Le comédien franco-sénégalais enchaîne les grands textes et les grands rôles sous la direction des metteurs en scène les plus en vue du moment. Puissance, clarté, simplicité, mais aussi humilité… l'artiste nous raconte son parcours, sa passion raisonnée du théâtre et ses projets à la veille d'incarner Othello à Paris, à l'Odéon. Par Philippe Chevilley Publié le 15 mars 2023 à 15:00 Woyzeck, Macbeth, Lopakhine, dans La Cerisaie, et maintenant Othello : il est impressionnant dans tous les grands rôles du répertoire et les metteurs en scène les prestigieux se l'arrachent. Pourtant Adama Diop n'a pas la grosse tête. L'acteur franco-sénégalais quadragénaire colle parfaitement à l'idée qu'on se fait de l'acteur cool tout au long de notre entretien qui a eu lieu dans un bistrot de Montreuil, sa ville d'adoption. Une rencontre qui ressemble plus à une conversation nourrie qu'à une interview. Fort de son parcours, on s'imagine qu'il a été très tôt frappé par le virus du théâtre… Et bien, pas du tout. Lorsqu'à l'aube de ses 20 ans, il se voit proposer par l'attachée culturelle de son lycée à Dakar de participer à un festival de théâtre avec un autre étudiant, il y va en traînant les pieds : « Plus pour suivre mon camarade qu'autre chose. Je n'avais pas la vocation. À la base, je voulais devenir journaliste… On dira qu'avec le métier de comédien, j'ai trouvé une autre façon de questionner le monde… » Le déclic Dans la foulée du festival, Adama Diop débarque à Montpellier. « C'est là que le déclic a eu lieu. Lors de la visite du conservatoire, un jeune acteur sénégalais, Babacar M'Baye Fall, devenu un ami très proche par la suite, était en train d'apprendre son rôle. Quand je l'ai vu déambuler dans la cour, son texte à la main, je me suis dit : je veux faire ce métier-là. » Un peu plus tard, il est subjugué par La Vie de Galilée, la pièce de Bertolt Brecht mise en scène par Jean-François Sivadier. Cette représentation inoubliable le confirme dans sa voie. Vingt ans plus tard, la boucle est bouclée : le même Sivadier fait appel à lui pour jouer Othello… Rentré au Sénégal, le jeune Adama a choisi : il deviendra comédien en France. Il prépare le concours du conservatoire de Montpellier qu'il intègre en 2002. Deux femmes de théâtre, Marion Aubert et Marion Guerrero, lui mettent très vite le pied à l'étrier en le distribuant dans leurs spectacles. À l'issue de ces deux années, ses proches lui conseillent de passer d'autres concours. Celui de l'école du Théâtre national de Strasbourg par exemple, où il est accueilli chaleureusement par Stéphane Braunschweig, aujourd'hui directeur de l'Odéon. Mais c'est au Conservatoire national d'art dramatique de Paris qu'il parachève sa formation de 2005 et 2008. « À Montpellier, j'ai appris à être autonome, à être un acteur débrouillard. J'y ai bénéficié d'une grande liberté. J'étais dans l'action, l'apprentissage. Paris a été le temps de la pensée, du questionnement. Qu'est-ce que je veux faire en me consacrant à ce métier ? Je me suis alors essayé à la mise en scène et j'ai créé coup sur coup deux spectacles. » Rencontres et retrouvailles Pas besoin de se démener pour trouver du travail. Les metteurs en scène, intrigués et séduits par ce diamant brut, viennent à lui naturellement. « Tout s'est fait projet par projet, au gré de rencontres », explique-t-il modestement. « Certains m'ont sollicité parce qu'ils m'avaient apprécié dans un spectacle ; d'autres à l'issue de conversations dans un café, comme Julien Gosselin ou Frank Castorf. Avec Stéphane Braunschweig, que j'avais rencontré au TNS, ou Jean-François Sivadier, mon premier coup de cœur théâtral, on peut parler de retrouvailles. » Chacun de ces maîtres l'aide à grandir. Adama Diop évoque sa découverte de Brecht et l'intensité des répétitions avec Bernard Sobel (Sainte Jeanne des Abattoirs). Sous la direction de Julien Gosselin et ses spectacles cosmiques inspirés de grandes oeuvres de la littérature (2666et la trilogie Don DeLillo) ou avec Cyril Teste, chantre du théâtre-cinéma (Sun), il prend conscience que « l'acteur fait partie d'un dispositif, où il est plus ou moins au centre ». Stéphane Braunschweig (Macbeth) le séduit par son intelligence, son obstination « à ausculter chaque vers de Shakespeare, chaque mot pour en exprimer l'essence ». Frank Castorf (Bajazet, Racine) le plonge dans un maelstrom radical, « une forme d'improvisation permanente » où le comédien se débat et triomphe sans filet. Enfin, il apprécie « l'humilité et la bienveillance » de Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du Festival d'Avignon, qui l'a mis en scène dans La Cerisaie de Tchekhov. Adama loue « sa façon de donner simplement des règles du jeu et de laisser toute liberté à l'acteur »… Le comédien s'adapte à tous les registres, à tous les systèmes de jeu. « J'aime bien le double sens du mot interprète. Selon moi, l'acteur a pour mission de traduire la langue du metteur en scène. » Evidence et clarté Il est toujours difficile de définir l'art d'un comédien. Notre premier choc date de 2016, lorsqu'il participe à la grande aventure de 2666, l'adaptation en douze heures flamboyantes (vidéo en « live », déluge de musique techno…) du roman de Roberto Bolano par Julien Gosselin. Voix puissante, diction naturelle, charisme… l'acteur brûle les planches et l'écran dans cette fresque où il doit notamment déclamer un monologue en anglais pendant de longues minutes. Philippe Chevilley / Les Echos Vidéo Adama Diop Avignon 2021 Légende photo : Le comédien Adama Diop photographié à Montreuil, en février dernier. (©Samuel Kirszenbaum pour Les Echos Week-end)
Par Laurent Goumarre dans Libération - 13/03/2023 Revisite épurée de l’opéra de Debussy, la mise en scène de Richard Brunel à la Chapelle sublime la tragédie d’une femme dans un monde d’hommes, avec une Judith Chemla merveilleuse. L’une chante l’autre non, et déjà tout est dit de ce Mélisande, d’après l’opéra écrit par Maurice Maeterlinck et mis en musique par Claude Debussy. L’une chante : Mélisande, qui porte le titre du spectacle quand son beau-frère Pelléas en est déchu. L’autre pas : Golaud, son mari, son roi, qui dit, qui menace et profère sans jamais retrouver sa partition chantée de l’opéra original. Mélisande passe de la parole au chant en toute fluidité, une liberté de «ton» dont elle va payer le prix – à noter les inflexions merveilleuses de Judith Chemla, sa voix parlée au timbre encore proche de l’enfance, sa voix chantée de soprano formidablement théâtralisée. Et dans ce va-et-vient passionnant se raconte la tragédie d’une jeune femme au pays des hommes. Ils sont trois sur le plateau : Golaud le mari-roi, c’est Jean-Yves Ruf, aux allures de Barbe-Bleue, et Pelléas son demi-frère, jeune amoureux naïf au chant exalté, Benoît Rameau, et puis il y a l’étonnant Antoine Besson, jamais assigné à un seul rôle, tout à la fois médecin, confident, enfant, conteur, bref un merveilleux «homme à tout faire». Une tragédie asthmatique du féminin L’une chante, l’autre pas : voilà l’interprétation stimulante de l’opéra de Debussy que signent Richard Brunel à la mise en scène et sa dramaturge Catherine Ailloud-Nicolas. Le chant d’une femme contre la profération d’un homme-roi ; alors bien sûr ils ne s’entendent pas. Cette Mélisande est une immense malentendue, asphyxiée dans un décor de chambre de malade : un grand lit que les hommes manipulent, d’énormes bassines de larmes et de feuilles mortes, qui rappelleront à celles et ceux qui l’ont vue que Judith Chemla fut déjà en 2016 sur cette scène des Bouffes du Nord, une autre héroïne empêchée dans Traviata, vous méritez un avenir meilleur, mis en scène par Benjamin Lazar. De Traviata à Mélisande, Judith Chemla dessine une tragédie asthmatique du féminin, mais resserrée dans des dispositifs musicaux post-Verdi dans un cas, post-Debussy aujourd’hui. Pas de grandes scènes, pas d’orchestre dans la fosse, tout le monde joue à vue sur le plateau. Ici ils sont quatre musiciens et musiciennes qui jouent un précipité – au sens chimique du terme – de la partition originale avec une anomalie de taille qui lui donne littéralement un autre souffle : l’accordéon de Sven Riondet, puissante proposition de Florent Hubert à la direction musicale. L’instrument se contracte, se déplie, souffle et rejoue sans jamais surligner la difficile respiration de Mélisande. Mais au-delà des arrangements dominés par les percussions de Yi-Ping Yang qui refusent de se laisser aller au lyrisme mélodique propre à Debussy, c’est le rôle de la musique qui trouve ici toute sa place. Que peut au final la musique dans un espace de parole ? La mise en scène répond : la consolation, la protection. Le quatuor de musiciens quitte le fond de scène, apporte leurs instruments au chevet de Mélisande. Couchée entourée de musique, elle peut alors se libérer des injonctions de Golaud qui exige que ses derniers mots disent la vérité sur sa relation à Pelléas. La musique devient un mur derrière Mélisande, qui ne répond plus de rien ; Golaud prend acte : «Où es-tu ? Mélisande ! Où es-tu ? Ce n’est pas naturel ! Mélisande ! Où es-tu ?» Cet homme cherche à voir, mais il n’entend rien ; une femme a encore disparu. Mélisande, d’après Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck et Claude Debussy, mise en scène Richard Brunel, au théâtre des Bouffes du Nord 75010 jusqu’au 19 mars. Légende photo : Cette Mélisande (Judith Chemla) est une immense malentendue, asphyxiée dans un décor de chambre de malade. (Jean-Louis Fernandez)
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