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Célie Pauthe et Claude Duparfait, impeccable comédien, adaptent avec bonheur le monologue féroce et drôle de l’Autrichien Thomas Bernhard au Théâtre de l’Odéon.
Oui, c’est d’abord non. Dans ce long monologue écrit par l’écrivain autrichien Thomas Bernhard en 1978, seul un homme parle, mais il en embarque d’autres, une femme surtout, et tout le monde épelle son non à travers lui, flotte dedans faute de pouvoir dire oui. Tout le monde, sauf l’agent immobilier Moritz. Lui, il écoute. C’est le rôle de l’agent immobilier : écouter les névroses, les fantasmes, les solitudes des clients, pour les transformer en maisons. Mais Moritz n’est pas le narrateur. Le narrateur, un double de l’auteur en scientifique, s’est coupé de tout, de tous. Il ne travaille plus. Il ne lit plus Schopenhauer et n’écoute plus Schumann, ses passions, ses deux oui. Il est dévasté par la maladie, la dépression, horrifié par les habitants de cette contrée autrichienne perdue, isolée, brutale, hostile. Et il est venu chez Moritz pour vider son sac. Il commence à le faire quand apparaît un couple venu conclure l’achat d’un terrain froid, humide, toujours à l’ombre, au-delà du cimetière et de la forêt.
Pourquoi l’homme, le Suisse, veut-il construire dans cet endroit invivable ? Parce que «leur vie à tous deux, c’est ainsi que le Suisse s’était exprimé, débouchait en cet endroit précis». Il a construit partout des centrales électriques, dans des contrées chaudes et riantes, et maintenant, «de toute évidence, le Suisse avait conçu son domicile, qu’il appelait constamment son dernier domicile, exactement comme ses centrales, qu’il avait bâties aux quatre coins du monde. Quand on examinait le plan de plus près, on se trouvait en présence d’une quantité de pièces où l’on n’aurait voulu vivre à aucun prix, mais le Suisse était convaincu d’avoir dessiné la maison d’habitation idéale».
Un musicien et un mime
Qu’il s’agisse du Suisse, de la tenancière de l’auberge, de cette campagne d’Autriche, le texte est une cantate, féroce et drôle, de la solitude négative. Il concentre le talent de Bernhard, Bach du désastre moral et mental autrichien : cet art du rabâchage et du contrepoint où les discours rapportés par une voix furieuse forment de petites phrases musicales qui reviennent et reviennent dans le flux d’une mélodie noire, avec de légères variations signifiant les changements de ton : les récits de Bernhard sont des règlements de comptes et des leçons de musique. Pour les faire vivre sur scène, le comédien doit être un musicien et un mime : intonation, débit, grimaces, gestes, tout doit être exagéré et retenu, plein de chagrin et de jeu. Claude Duparfait, qui a beaucoup incarné les personnages de Bernhard, est ce comédien. Aussi comique que désespéré, tranchant que subtil, sauvage que délicat, absent que présent. Même de face, il semble de profil : un oiseau humain qui plie une jambe, casse un poignet, tape sur une cuisse, pour mieux articuler et désarticuler le texte selon des perspectives cassées, des angles aigus. Assis sur une chaise de jardin, entre une bouteille d’eau et un gros sac à vêtements, il désespère de tout et attend quelqu’un. Pour s’envoler, pour revivre, il en a besoin.
Et voilà l’autre grand personnage du texte, la jeune femme du Suisse : «Une Persane native de Shiraz, comme je n’avais pas tardé à l’apprendre, un être qui me régénérait de fond en comble, et donc un partenaire de marche, de pensée, et donc de conversation et d’échanges philosophiques, qui me régénérait de fond en comble, et comme je n’en avais plus eu depuis des années et comme je n’aurais jamais imaginé qu’une femme puisse l’être avec moi.» Avec elle, il va de nouveau aimer Schopenhauer, Schumann : vivre un trip d’adolescent. Il va respirer, travailler. Et il va pouvoir la tirer du désespoir jumeau où elle a plongé. Du moins veut-il le croire, ce gros malin.
Réciter du Schopenhauer sous la pluie
Dans le texte, la Persane n’existe et ne parle qu’à travers la voix du narrateur. A l’Odéon, jouée par l’actrice iranienne Mina Parvani, elle apparaît, mais uniquement filmée, avec lui, tandis qu’ils se promènent en hiver dans une forêt de mélèzes. Réciter du Schopenhauer sous la pluie, il faut le faire. Ils le font. Elle dit même quelques poèmes en persan. Pour éviter une heure et demie de monologue, Célie Pauthe a fait ce choix qui donne au personnage une présence fantomatique, comme dans le texte (fort bien coupé, réduit à l’essentiel) : ni là, ni pas là. Pour une fois au théâtre, la vidéo n’est pas un gadget, même si les dialogues cassent la musique du texte. Cette histoire, naturellement, finira mal, très vite : «Incroyable, dit le narrateur, la rapidité avec laquelle la meilleure relation, quand on lui demande plus qu’elle ne peut donner, se détériore et finit par se consumer entièrement.» Il a pompé la Persane, et puis, saturé ou repus, il l’a abandonnée. Qu’elle le lui reproche ne peut le conduire qu’à une chose : écrire ce qu’ils ont vécu, comment elle a fini. Oui est le dernier mot du texte. C’est le Oui qu’elle dit à la mort, mais c’est lui qui l’écrit. «Une belle fin, non ?» ajoute Claude Duparfait, mutin.
Oui, d’après Thomas Bernhard. Adaptation et conception de Claude Duparfait et Célie Pauthe, mise en scène de Célie Pauthe, à l’Odéon-Ateliers Berthier (75017), jusqu’au 15 juin.
Légende photo : Pour une fois au théâtre, la vidéo n’est pas un gadget, même si les dialogues cassent la musique du texte. (Jean-Louis Fernandez)
Portée par un trio d’acteurs virtuoses, la pièce de Thomas Bernhard met en scène des retraités nazis qui célèbrent l’anniversaire d’Himmler. Une tragédie grinçante qui nous renvoie à notre propre inertie face aux extrémismes contemporains.
«T’as si belle allure quand tu portes l’uniforme ! Tu es le véritable Allemand. Tu es le modèle.» La scène se passe dans une petite ville en Allemagne, dans les années 70. Vera parle à son frère, Rudolf, président du Tribunal. Aujourd’hui, il porte son vieil uniforme nazi. Tous deux boivent du champagne Metternich, celui qu’il buvait trente ans plus tôt dans le camp de concentration dont il était chef adjoint. Ach ! Les souvenirs… Après la guerre, il a passé dix ans planqué dans une cave, avec un faux passeport. Puis «l’herbe a repoussé, elle repousse toujours», comme dit Vera qui lui a servi de cordon ombilical avec l’extérieur. Elle a même couché avec lui et elle continue. Ils ne se sont jamais mariés, n’ont pas eu d’enfants. Leur mère s’est suicidée. Rudolf, sorti de la cave, est redevenu un juriste de bonne famille, respecté, en ascension, dans un pays amnésique. Chaque 7 octobre, lui et sa sœur fêtent l’anniversaire de Himmler, né le 7 octobre 1900. Vera utilise une domestique sourde-muette : «Elle aurait des problèmes si elle allait raconter ce qu’elle voit, mais ça, elle ne peut pas !» Tous deux sont spectaculairement conscients et inconscients de leur abjection, et il faut de grands acteurs pour donner corps et voix à cette violence, à cette folie-là : Catherine Hiegel, André Marcon.
Pour l’instant, Vera dit d’une voix grave, en repassant le pantalon de l’uniforme de son frère : «Le moment venu, nous fermons les rideaux. Personne ne sait ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous sommes. Nous sommes une conjuration.» Nous sommes une conjuration, l’expression revient souvent dans la bouche de la sœur ou du frère. C’est l’équivalent nazi de la petite phrase de la sonate de Vinteuil chez Proust. Qu’il soit dramaturge ou romancier, Thomas Bernhard utilise certaines phrases comme des motifs musicaux. Par elles se manifestent la colère, l’abjection, l’indignation, la menace, la peur, mais aussi la distanciation sarcastique, carnavalesque, de l’auteur. Les gens murmurent, fredonnent, radotent, hurlent, leur ressentiment, leur mauvaise foi, leur misère, et ils savent qu’ils le font et qu’ils jouent à le faire : «Nous n’existons encore que parce que nous nous donnons réciproquement la réplique» dit Vera à Rudolf. Tous deux pensent que le temps viendra où ils n’auront plus à cacher «ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous sommes.» Dans le public, aujourd’hui, des gens murmurent : «C’est vrai, on y est… Ils doivent penser à l’extrême droite.»
Le rire, l’inquiétude
La pièce de Thomas Bernhard date de 1979. La première a lieu à Stuttgart, la ville où Andreas Baader s’est tué en prison deux ans plus tôt. On peut imaginer les réactions qu’elle provoqua. Le metteur en scène Claus Peymann démissionne peu après, sur pression du ministre-président régional qui l’accuse de soutenir les terroristes. On découvre bientôt que ce politicien a été un juge particulièrement efficace sous les nazis, multipliant les condamnations à mort de déserteurs jusqu’au dernier moment. Le monde est une farce noire où la fiction est une ombre qui devance la réalité. Car Bernhard traite son sujet comme une farce. Affirmer que la violence de sa charge n’a pas faibli serait mentir : nous ne sommes pas des Allemands des années de plomb ; nous sommes conscients de choses qu’ils ignoraient ou préféraient ignorer ; la provocation ne nous choque plus. Que nous reste-t-il ? Le rire, l’inquiétude.
Pour fixer le duo infernal, il fallait un troisième personnage, un être immobile, presque muet, qui écoute et juge les deux autres, cloué dans son fauteuil comme le public allemand de 1979, comme nous aujourd’hui. C’est Klara, la sœur cadette. Depuis la guerre, elle est dans un fauteuil roulant. Un «bombardement terroriste», comme ils continuent de dire, autrement dit un bombardement américain, a touché l’école où elle se trouvait. Mais Klara, la victime, livrée à ses frère et sœur comme elle le fut à l’histoire, n’éprouve que mépris et dégoût pour ce qu’ils sont. Elle lit des journaux de gauche, de la littérature, les lettres de Rosa Luxemburg. Quand ils écoutent ou jouent de la musique, ce truc qui adoucit les meurtres, elle se met une serviette sur la tête pour ne pas écouter ce qu’elle entend. Ils ne cessent de suggérer devant elle l’internement, de lui dire des horreurs comme : «Le fauteuil roulant te protège du cachot !» Bernhard distribue les bons mots abjects dans les bouches des monstres. Le théâtre de boulevard n’est-il pas une mise en scène de l’abjection ? Mais il ne s’agit pas seulement de faire rire : cette monstruosité revendiquée et surjouée, cette transgression baroque et célébrée, elle nous concerne, nous pénètre. Peut-être sommes-nous aussi impuissants, paralysés, finalement complaisants, que Klara.
Une sonate dissonante et fantôme
Catherine Hiegel et André Marcon incarnent héroïquement ces nazis incestueux, sous le regard tantôt horrifié, tantôt absent, tantôt fasciné de Noémie Lvovsky. Hiegel, c’est une présence qui passe par une voix. Dans cette voix, il y a tous les personnages qu’il faut pour jouer le sien : la sœur, la veuve, la mégère, la sentimentale, la folle, l’infirmière, la soubrette, la mélomane kitsch, la tueuse. Le moment où elle repasse le pantalon en disant «Personne ne sait ce que nous faisons…», celui où elle feuillette leur album de famille, sont de ces moments qui justifient le théâtre. De même, celui où Marcon, qui explose de rondeurs mauvaises et mélancoliques, s’étouffe de souvenirs et de ressentiments dans un monologue rythmé par la Cinquième de Beethoven. On dirait qu’il va crever comme un ballon. On dit souvent à propos de Bernhard : ses personnages monologuent. Ce n’est pas seulement ça. Ici, ils jouent aussi une sonate dissonante et fantôme, l’un au violon, l’autre au piano ; et chacun attrape dans la partition de l’autre une note, une mesure, une petite phrase qu’il reprend et développe autrement, jusqu’à ce que mort s’en suive. Dans la musique de Bernhard, le silence qui suit n’appartient à personne.
Avant la retraite de Thomas Bernhard, mise en scène d’Alain Françon au Théâtre de la Porte Saint-Martin (75010) à 20 heures. 20 h 30 le samedi, jusqu’au 2 avril.
Deux soeurs retrouvent un frère génial et borderline dans le décor rance de leur enfance. Une adaptation musico-survoltée du «Déjeuner chez Wittgenstein» de Thomas Bernhard.
Voss vient à peine de sortir de l’asile de Steinhof pour retrouver ses deux sœurs Dene et Ritter, comédiennes et musiciennes ratées. Dans l’intérieur de la maison familiale cossue, chacun dispose de son espace vital. Côté jardin, c’est le domaine de Dene, alias Séverine Chavrier, comédienne et musicienne, qui vient régulièrement se réfugier sur le clavier de son piano et s’abstraire. Côté cour, la cuisine regorge de porcelaine blanche, le royaume de Ritter. Au fond de la scène s’alignent les trois lits de la fratrie. Voss, qui vient d’arriver, se précipite sur la bibliothèque quasiment vide de livres ou sur les vinyles, qu’il enclenche régulièrement sur la platine. En avant-scène, trône une table massive en trois parties, celle où va se dérouler le déjeuner, qui a donné son titre au texte de Thomas Bernhard, Déjeuner chez Wittgenstein. Que Séverine Chavrier, dont la compagnie la Sérenade interrompue est en résidence depuis 2014 au théâtre Roger-Barat d’Herblay (Val-d’Oise), a adapté sous le titre Nous sommes repus mais pas repentis.
Les meubles ont beau être de facture solide, l’intérieur implacablement bourgeois, la présence de Voss opère comme une étincelle capable de tout secouer. Considéré comme le malade, il en joue et se donne le droit de se défouler sans retenue. C’est un casseur impénitent, irrespectueux de l’existant, symbolisant un passé familial haï. Les assiettes de porcelaine explosent avant même que le repas n’ait commencé, pour rejoindre le tas de morceaux qui jonchent le devant de la table. Entre frénésie vicieuse et génie capricieux, Laurent Papot incarne un Voss survolté et brillant. A en faire vraiment rire parfois. A côté, ses deux sœurs comédiennes et musiciennes ratées consentent à voir leur univers quotidien détruit par leur frère. Cruauté, humiliations, mépris, soupçon d’inceste traversent la pièce. les sœurs ne se laissent pas toujours faire et prennent parfois l’ascendant. Ritter (Marie Bos), l’aînée, passe du ton de bourgeoise distinguée à l’argot salace de bistrotier. Thomas Bernhard s’est inspiré de la famille Wittgenstein, l’une des plus riches de Vienne, pour écrire sa pièce, de leur mélomanie – Paul qui avait perdu un bras à la guerre et à qui Ravel dédia son Concerto pour la main gauche – de leurs tendances suicidaires (trois autres des frères se donneront la mort), de Ludwig, génial philosophe, instable et intransigeant.
La musique emplit l’espace dès les premières minutes et ne le quitte plus. Rares sont les moments de pur silence. Les airs accompagnent les humeurs, les calment ou les exacerbent. Voss aime Schuman mais déteste Wagner, qui «a apporté le théâtre dans la musique». Les vinyles décorent le sol, les pochettes font tapisseries ou recouvrent Ritter qui flanche momentanément. Voss accumule les moments de furie, crache contre l’Autriche, pays abhorré de Thomas Bernhard. «Il y a plus de nazis à Vienne aujourd’hui qu’en 1938.» On ne peut s’empêcher de penser à l’actualité. Le jeu de rôles qui prévaut entre les trois frères et sœurs dans leurs moments de complicité consiste à endosser des casques militaires allemands. Mais le philosophe s’avère totalement seul quand il rédige sur la table souillée Un art d’être actrice. Ses sœurs, insensibles à son art, ont jugé son Tractatus incompréhensible.
La pièce frôle parfois la cacophonie, en voulant briller dans l’utilisation de tout, musique à fond, vidéo et même images projetés en live. Ce chaos permanent laisse sans répit, mais suscite la jubilation dans le spectacle de la destruction et de la remise en cause des certitudes. Séverine Chavrier introduit une mise en abyme sur le théâtre, qui déplace le regard des portraits des aïeux vers des figures de la mise en scène. Au fond, les trois lits recueillent par moments les corps et les âmes saoulées par l’incendie. La fin met du baume. N’empêche, la traversée a été furieuse, et l’esprit pantelant trouve en soi en sortant une matière féconde.
Nous sommes repus mais pas repentis (Déjeuner chez Wittgenstein), de Thomas Bernhard, conception Séverine Chavrier, Odéon-Théâtre de l’Europe-ateliers Berthier. 1, rue André-Suarès, Paris XVIIe. Rens. : 01 44 85 40 40. Jusqu’au 29 mai.
«Nous sommes repus mais pas repentis», de Séverine Chavrier. Photo Samuel Rubio
L’épreuve à l’œuvre Par Élise Ternat Les Trois Coups
Un an jour pour jour après la mise en scène d’« Affabulazione » au T.N.P., Gilles Pastor revient sur le plateau du Théâtre de la Croix-Rousse avec sa dernière création, « Thomas », adaptation des textes autobiographiques de l’écrivain Thomas Bernhard. Soit une proposition en apparence plus modeste dans sa forme mais non moins puissante dans ses effets.
On avait pu voir Jean‑Marc Avocat, mémorable en Bérénice incarnant à lui seul chacun des personnages de la pièce éponyme de Jean Racine avec la passion et le talent qu’on lui connaît. On retrouve ici l’acteur prêtant la rondeur de ses traits à ceux de l’auteur autrichien, bâtons de marche à la main, chaussettes hautes, bermuda et sac-gourde dans le dos. Thomas prêt à gravir la dureté de l’existence dans une tenue de randonneur à moins qu’il ne s’agisse là d’un écho à l’enfant que ce dernier fut dans les années quarante. La diction parfaite de Jean‑Marc Avocat et la justesse de son jeu exacerbent l’extrême sensibilité d’une écriture précise, ciselée et mordante, résonnant de tout son réalisme pour évoquer sans détour le caractère tragique de ce récit de vie.
La vie comme une épreuve
Thomas évoque ainsi tour à tour les personnages qui ont sillonné son enfance. À commencer par la figure tutélaire d’un grand-père anticonformiste et lui aussi écrivain, par opposition à la personnalité d’une mère cruelle et peu aimante. S’ensuivent de terribles épisodes d’une existence marquée par les brimades d’un enseignement en internat, combinant catholicisme et national-socialisme, les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, puis le deuil et la maladie. Autant d’épreuves dont l’extrême dureté a façonné la vie d’adolescent puis d’adulte de l’auteur autrichien.
Une fois encore, Gilles Pastor signe ici une scénographie fine mêlant l’épure à l’inventivité par l’emploi, comme dans nombre de ses créations, de la vidéo. C’est un paysage de montagne qui sert d’écrin à ce témoignage, évoluant au moyen d’éclairages et de maints effets, disparaissant et se transformant sans cesse à mesure des séquences de jeu. Plus qu’une ponctuation, la vidéo, à l’instar des multiples intermèdes musicaux (clin d’œil à la passion de l’écrivain pour le chant), se fait la garante d’un rythme fluide. Ce dispositif permet ainsi, par ce qui s’apparente à des respirations, de contrebalancer les nombreuses plages de texte tout en révélant leur puissance.
Avec Thomas, Pastor déploie une mise en scène extrêmement efficace, une valeur sûre dirons-nous, dans sa forme, légère, comme dans son propos, vif et pertinent, le tout servi par un acteur de grand talent. En bref, une réussite et un vibrant hommage à l’homme, à l’écrivain que fut Thomas Bernhard, à travers la genèse de son œuvre. ¶
Un documentaire de France Culture en rediffusion : autoportrait de Thomas Bernhard (58mn)
Rediffusion du 20/06/2009
Par Christine Lecerf et Franck Lilin
Uniquement réalisée à partir d'archives de la voix de Thomas Bernhard, cette émission propose pour la première fois en France un autoportrait sonore du grand écrivain autrichien. Thomas Bernhard Impitoyable et irrésistible, trivial et sublime, Thomas Bernhard y déploie tout son art de la conversation. Seul sur un banc dans un jardin public, s'entretenant avec un journaliste devant la porte de sa ferme, commentant en direct une corrida à Madrid ou lisant ses propres textes, Thomas Bernhard parle comme il écrit : de son enfance, de sa mère qui l'a laissé, des morts partout, de son sang pourri, de ses livres tumeurs, de l'Autriche où il a accroché son coeur, du grand théâtre universel, de la gigantesque tromperie, du caniche de Schopenhauer, des histoires qu'il dégomme dès qu'elles se forment, des phrases qu'il empile et démolit comme un enfant, du seul plaisir d'écrire, du mot qui s'illumine, rien de beau, rien d'entier, plus loin, toujours plus loin, sans la moindre pitié.
Archives : Discours du prix Georg Büchner, (1970), ORF, 2003. Trois jours, (1970), portrait filmé par Ferry Radax, 1970. Monologue à Majorque (1981), entretiens avec Krista Fleischmann, Suhrkamp, 2008. L'origine, c'est moi, (1986), entretiens avec Krista Fleischmann, Suhrkamp, 2008. Thomas Bernhard, un souvenir, film de Krista Fleischmann, ZDF, 1990. Extraits lus par Thomas Bernhard : Les roses du désert, livret (1959), in Thomas Bernhard, Minerve, 2002. Est-ce une comédie, est-ce une tragédie ? (1967), in Amras et autres récits, Gallimard, 1987. Corrections (1975), Gallimard, 1978.
Sites sélectionnés par Annelise Signoret, de la Bibliothèque de Radio France : - Site officiel consacré à Thomas Bernhard (en allemand) - Site français dédié à Thomas Bernhard et à son œuvre - Biographie, interviews et documents sur Thomas Bernhard (en anglais) - Dossier Thomas Bernhard proposé par la librairie toulousaine, Ombres blanches
(extraits) Avec une empathie et une richesse d’inventivité ahurissantes, le metteur en scène polonais recrée ce qui se trame au cœur même de «Des arbres à abattre». Un spectacle visionnaire et sarcastique.
Dense, épais, touffu, Des arbres à abattre, le roman de Thomas Bernhard, semble écrit dans un seul souffle. Plutôt que de prendre le livre comme un tout pour l’adapter à la scène, Krystian Lupa s’immisce en quelque sorte à l’intérieur du texte en bloc, opère un minutieux travail de déconstruction et de recomposition, mais surtout d’imagination - car c’est ce qui frappe tout particulièrement dans cette mise en scène, la force de l’imagination aussi bien des acteurs que de celui qui les dirige - pour créer une œuvre nouvelle, parfaitement en phase avec l’esprit de l’auteur qu’elle traduit à la perfection. Déjà, s’inspirant des screen tests d’Andy Warhol, Lupa donne chair au personnage de Joana sous la forme d’une interview projetée sur un écran, alors que le public n’a pas encore fini de s’asseoir. Joana s’explique sur son art face à un journaliste. Comédienne et danseuse, elle livre au passage des éléments de théorie empruntés à Lupa lui-même. L’écran surplombe un salon bourgeois où des invités prennent place pour un «dîner artistique» donné par les époux Auersberger. Des parois transparentes les séparent du public comme s’ils étaient dans une cage en verre ou derrière une vitrine. Cet aspect est souligné par le ton sarcastique de l’homme - le double de Bernhard - qui, assis dans un fauteuil à oreilles à l’extérieur du salon et donc de la cage, se livre à une dissection impitoyable des convives. Sa voix mentale se superpose parfois aux dialogues des autres protagonistes sans pour autant se situer sur le même plan. (...)
Depuis mercredi 20 mai, le comédien Serge Merlin reprend, sur la scène du Théâtre de l’Œuvre à Paris, la pièce de Thomas Bernhard, Extinction, qu’il avait déjà interprétée au Théâtre de la Madeleine en 2010.
Nous republions ci-dessous la critique de cette pièce parue en mars 2010.
Extinction, de Thomas Bernhard (traduction de Gilberte Lambrichs, Ed. Gallimard). Adaptation : Jean Torrent. Réalisation : Alain Françon et Blandine Masson. Interprétation : Serge Merlin. Théâtre de l’Œuvre, 55, rue de Clichy, Paris 9e. Tél. : 01-44-53-88-88. Du mardi au vendredi à 19 heures, le samedi à 15 heures, le dimanche à 19 heures. Tarifs : 17 €, 25 € et 28 €. www.theatredeloeuvre.fr
Le comédien réussit de sa voix douce à nous faire entendre le côté comique et pathétique de la situation, le désespoir du narrateur comme sa colère froide. Le contraste entre les deux acteurs est saisissant. Alors qu’Olivier Martinaud apparaît vif et nerveux, trépignant d’impatience et de révolte intérieure maitrisée, Claude Aufaure revêt la sérénité des vieux lions. Il a cette distance qui nous laisse penser qu’il en a vues des choses, « Des vertes et des pas mûres ! » comme on dit. Et son regard amusé et malicieux, sa fausse naïveté, nous embarquent dans l’irrévérence bernhardienne qui pose en creux la question de la légitimité de l’artiste, de sa reconnaissance par ses pairs.
L’art est-il quantifiable ? Peut-on lui attribuer une valeur ? Et si oui, qui en a le droit, le pouvoir et la capacité intellectuelle ? C’est à ce vaste débat que se réfèrent les circonvolutions de ces trois textes ; débat brûlant et auquel il est urgent de réfléchir, dans une société matérialiste au consumérisme galopant, où la place du rêve, de la pensée, en un mot de la liberté n’a de cesse de se rétrécir au profit d’une humanité de plus en plus repliée sur elle-même, purgée de paroles et de mots. Essentiel.
Critique de Julia Bianchi paru dans le blog theatrorama.com
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Mes prix Littéraires de Thomas Bernhard –Episode 1 Mise en scène de Olivier Martinaud Avec Claude Aufaure ( jusqu’au 31 mai), Laurent Sauvage ( à partir du 3 juin) et Olivier Martinaud Lumières : Rémi Godfroy Durée 1h
Ce fameux « fauteuil à oreilles », qui semble s’être échappé du livre pour se retrouver sur la scène du Théâtre de la Colline, Claude Duparfait et Célie Pauthe en ont fait le motif principal de leur dispositif scénographique. Le comédien et metteur en scène y restera assis, seul face au public, tout le temps que dure le fascinant monologue initial qui résume tout l’art de Thomas Bernhard : une écriture hypnotique qui avance en spirales et retours sur elle‑même, avec ses effets de répétition et d’insistance, sa scansion si particulière et si reconnaissable. Une écriture qui dissèque le ridicule des prétentions humaines, mais qui sait aussi se faire émouvante pour évoquer le destin tragique de Joana, « l’enfant malheureuse », une artiste à la destinée incertaine qui, abandonnée de tous, a fini par se donner la mort.
Lorsque les autres comédiens entrent en scène après une heure de ce monologue désenchanté et magnifiquement évocateur, si bien porté par Claude Duparfait, c’est presque un deuxième spectacle qui commence.
Extrait de la critique de Fabrice Chêne parue dans le blog "Les trois coups lors de la création.
PRESENTATION DU SPECTACLE : CLIQUER SUR LE TITRE OU LA PHOTO
Mise en scène de Claude Duparfait et Célie Pauthe, avec Claude Duparfait, Laurent Manzoni, Annie Mercier, Hélène Schwaller, Fred Ulysse et Anne-Laure Tondu
« Quand il était venu en Europe pour suivre les cours de Horowitz, Glenn était déjà le génie et nous, à cette même époque, nous étions déjà les naufragés. » Ainsi parle le narrateur, à la fois personnage et témoin, de ce récit suffocant d'une drôle d'amitié à trois, publié en 1983 par l'Autrichien Thomas Bernhard (1931-1989). Ce roman-monologue, adapté et mis en scène par Joël Jouanneau, s'enroule comme une bobine de fil autour de la personnalité éblouissante du pianiste Glenn Gould. Car le génial interprète, disparu à 50 ans, en 1982 — depuis vingt ans, il avait abandonné les concerts pour travailler dans l'intimité des studios —, est le coeur de ce livre où l'écrivain rend hommage à un artiste qui choisit de se retrancher pour mieux atteindre l'absolu de l'art.
Emmanuelle Bouchez pour Télérama
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C’est quoi, un grand acteur ? "Un fou" répond l’autrichien Thomas Bernhard dans "Simplement compliqué". Alors, l’allemand Gert Voss, qui le joue, est un fou génial. Un acteur fin, inventif, qu’on ne quitte pas des yeux, et pas plus le personnage qu’il incarne, vieil acteur loufoque et solitaire qui traque les souris. Simplement jubilatoire.
Jusqu’au 21 janvier, au théâtre de la Ville aux Abbesses
Odile Quirot, blog "Théâtre et Compagnies"
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Des civilisations en train de s’effondrer, un set électro, deux générations qui s’affrontent entre nihilisme et révolte. Intrusion, début mai, sur les répétitions de la nouvelle pièce multimédia du metteur en scène calaisien, attendue ce vendredi 2 juin en ouverture du festival le Printemps des comédiens.
Qu’ils sont beaux, qu’ils sont distingués, ces Viennois des années 1910, dans le faste de leurs costumes froufroutants, la magnificence de leurs meubles, la beauté de la langue d’Arthur Schnitzler, l’effervescence de leur art ! Bientôt, ils crèveront tous. Julien Gosselin ne sait pas encore comment aura lieu ce crash civilisationnel, peut-être dans une sorte de danse tyrolienne, dit-il avec élan. En tout cas il s’agira de montrer, avec ce nouveau monument multimédia Extinction, que la fin d’un monde peut coïncider avec le point le plus pur et sophistiqué de la culture. Youpi ? Précisément : l’apocalypse totale donne à ce metteur en scène baudelairien un indéniable peps. Et ainsi poursuit-il un road trip aux confins du Mal entamé depuis une bonne dizaine d’années, chemin tortueux sur lequel il a croisé les semi-remorques de la littérature occidentale Michel Houellebecq, Roberto Bolaño ou Don DeLillo, et admiré ceux qui jouaient avec le plus de paradoxes sur la glissière de sécurité philosophique.
Bougon ambivalent
Début mai, sur le plateau de répétition où glissent les caméras, semble suinter la bile noire du Melancholia de Lars von Trier. Gosselin dévale, remonte, redévale les gradins de la grande halle du Channel à Calais, change de siège, multiplie les points de vue, peaufine ses orientations de jeu – «moins ch’ti, plus Elon Musk» – teste, échoue, recommence. Il cherche l’image parfaite du diable, ne la trouve pas. Il faut quelque chose de «plus étrange», de plus «dégueu», qui tranche davantage avec ce décor bourgeois au bord de l’effondrement. Une partie de l’équipe d’acteurs, franco-allemande, patiente en veston et clope au bec. Il leur dit : «C’est une après-midi un peu frustrante, je sais. Mais on va vraiment échouer encore plusieurs fois, faites-moi confiance on finira par trouver la bonne version.»
Dans la version idéale d’Extinction – peut-être celle que découvriront les spectateurs du Printemps des comédiens et du Festival d’Avignon – il y aurait donc trois tableaux. Le premier serait un set electro. Le second, un drame théâtral capté-monté en live qui représente une époque révolue et une forme d’art dépassée, le théâtre académique. Le troisième est un monologue lance-flammes signé Thomas Bernhard. Encore un bougon ambivalent comme il les aime, c’est vrai. Mais un bougon éruptif qui porte en lui, contre le nihilisme amorphe, et dans les glaviots vivifiants qu’il crache à la face du lecteur, la possibilité d’une île : celle de la colère comme puissance motrice. Le combat, voilà l’issue, peut-être.
Monde voué à brûler
La trajectoire de la pièce, «si j’y arrive», poursuit Gosselin, ce serait celle d’une nouvelle ère qui observerait une civilisation éteinte. Il y avait déjà ce regard rétrospectif dans sa pièce le Passé. Et aussi dans l’ouverture des Particules élémentaires, ce roman de Michel Houellebecq qu’il a adapté en 2013 et tourné à l’international. «A l’époque, je trouvais intéressant de ramener au théâtre une littérature de droite minoritaire. Aujourd’hui, le discours est tellement banalisé que je ne le remonterai pas.» A la suite de la tournée des Particules, justement, plusieurs jeunes gens, notamment des femmes, souvent à l’étranger, ont signifié au metteur scène qu’ils n’aimaient pas sa vision du monde, celle que Gosselin a nourrie pendant des années de lectures et visionnages des Michael Haneke ou Bret Easton Ellis. Aujourd’hui, dans Extinction, c’est cette «tension» entre deux conceptions de l’art qu’il aimerait mettre en scène, celle d’une jeune génération combative versus la sienne il y a dix ans. Le texte radical de Thomas Bernhard sera craché sur scène par une jeune femme, et à cet endroit précis le genre et l’âge importent.
Donc, il faut bien 4 heures 30 de représentation. Silence. Julien Gosselin croit déceler une accusation de notre part : «Non, vraiment, moi aussi, je suis le premier à soupirer quand j’entre en salle et qu’on m’annonce une telle durée mais j’y arrive pas avec moins.» Il admire les petites formes futées, plus pauvres, minimales de l’Amicale de Production ou le théâtre povera d’un Gwénaël Morin avec trois bouts de cartons, «mais je suis incapable de faire ça et inversement sûrement». C’est ainsi, son imaginaire à lui s’allume devant les formes baroques et monumentales de Krystian Lupa et Krzysztof Warlikowski. Il sait que ce genre de grosse production multimédia expérimentale est une espèce en voie d’extinction en France, un monde voué à brûler sur l’autel d’une nouvelle réalité économique. Mais n’y a-t-il pas un zeste de beauté dans les combats perdus d’avance ? A propos de changement d’ère et de combat, on a bien fait, bifurque-t-il, d’assister à une répétition pile ici à Calais, dans la friche artistique de son adolescence : «Vous avez vu ce qui se passe en ce moment, entre la ville et le Channel ?»
Extinction, de Julien Gosselin. Textes de Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal. Du 2 au 4 juin au festival le Printemps des comédiens, Montpellier. Du 7 au 12 juillet au Festival d’Avignon In.
Légende photo : Lors des répétitions d'«Extinction» de Julien Gosselin, monument multimédia composé en trois sets. (Simon Gosselin)
Maîtres anciens, comédie de Thomas Bernhard, un projet de et avec Nicolas Bouchaud, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs (Editions Gallimard), mise en scène de Eric Didry -Festival d’Automne à Paris
Maîtres anciens, comédie de Thomas Bernhard, un projet de et avec Nicolas Bouchaud, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs (Editions Gallimard), mise en scène de Eric Didry
En exergue à l’analyse de Chantal Thomas (Thomas Bernhard, Le Briseur de silence – Editions du Seuil), qui caractérise la logorrhée particulièrement infernale de l’écriture de Maîtres Anciens de l’auteur autrichien – romancier et dramaturge -, la phrase extraite de Watten, in Amras et autres récits, s’annonce plutôt éloquente :
« Oui, dis-je au voiturier, une antenne sur le toit pour pouvoir capter le diable. »
Joueuse, la scénographie ludique des Maîtres anciens par Nicolas Bouchaud dans la mise en scène d’Eric Didry, laisse apparaître boîtes à magie et mèches allumées par l’interprète qui laisse courir l’étincelle jusqu’à son cheminement ultime : l’explosion pétaradante. Manquer d’air, c’est une manière de tutoyer les espaces infernaux – terre et ciel. Et quand le souffle revient : parler, parler, sinon chuter et disparaître.
A l’excès d’angoisse, correspond l’excès de paroles : le critique musical Reger met en scène sa logorrhée musicologique, torrentielle et désespérée, tournant à vide.
Une parole de discours intérieur rapportée par l’auditeur-narrateur Atzbacher, arrivé une heure en avance à son rendez-vous avec Reger, précisément pour observer ce dernier dans la salle Bordone, face à L’Homme à la barbe blanche du Tintoret qu’il contemple depuis quelques décennies, tous les après-midi, à la même heure.
Sa narration n’est qu’une longue suite de citations de Reger, vieux musicologue, que ses articles dans le Times ont rendu célèbre en Europe, sauf en Autriche. A onze heures et demie précises, arrive Reger : « Le manque de ponctualité est une maladie qui entraîne la mort de celui qui n’est pas ponctuel.» Le locuteur s’assied près de lui.
La diatribe furieuse et allègre charrie des thèmes multiples, selon un art de la fugue qui est « le mode continu de l’art de Thomas Bernhard » : le mauvais goût des Habsbourg, l’institution des musées, l’autorité des maitres anciens, l’étatisme, l’enfance, Beethoven, le ridicule kitsch du pape ou de Heidegger…
Nulle image, mais des mots à n’en plus finir qui déversent leur haine sur tous les académismes. Beethoven, Goethe, Shakespeare, Voltaire et même Duras ; l’adaptation réactualisée revient à Nicolas Bouchaud, Eric Didry et Véronique Timsit.
Nicolas Bouchaud incarne cette voix solitaire, à la fois sombre et jubilatoire, qui ne supporte nulle réplique, asociale et discordante, avec d’un côté, le discoureur, et de l’autre, sa victime : l’interlocuteur, l’auditeur, le lecteur, le public. L’interprète se lève, s’assoit, sautille, laissant s’égrainer la brutalité des à-coups, soubresauts et heurts.
Il consomme avec gourmandise, exalte et fait exulter une langue libératrice, au plus près de la saisie de l’énergie et de l’élan à vouloir porter l’espace du monde en soi.
Sur le plateau, la salle de musée destinée au regard est aveugle, sans la moindre image, qui serait du « kitch sentimental » à la manière de la peinture de Stifter (1805-1868) que le critique « démolit » : « Stifter n’est autre qu’un fermier littéraire d’occasion, dont la plume sans art fige la nature et par conséquent le lecteur. »
Cette diatribe contre Stifter pourrait être, selon Chantal Thomas encore, une attaque contre Peter Handke et La Leçon de Sainte-Victoire (1980). La leçon des maîtres enseigne la sagesse du silence, ce savoir muet entre le silence et le regard. L’hommage de Peter Handke à Cézanne est dédié au « silence des tableaux ».
Or, Thomas Bernhard ressent la mort dans ce silence pictural. Nicolas Bouchaud n’en porte pas moins « le manteau des manteaux », une grande feuille de papier, métaphore de la toile vierge du peintre, sans boutonnage ni coutures – métaphore des problèmes de l’écrivain dont le récit doit glisser sans rupture avec les transitions.
Il pourrait être, malgré lui, un Joseph au large et long manteau brun or de la série des nativités – une des fresques de Fra Angelico du Couvent San Marco à Florence.
Reger est veuf depuis peu : « Tout à coup vous savez ce que c’est, le vide, lorsque vous êtes là, parmi des milliers et des milliers de livres et d’écrits… voilà ce qu’a dit Reger…. Et vous reconnaissez que ce ne sont pas ces grands esprits et pas ces maîtres anciens qui vous ont maintenu en vie pendant des décennies, mais que ce n’a été que ce seul être que vous avez aimé plus que tout autre… »
Une performance fascinante d’acteur habité par ce que parler veut dire, un art en soi.
Véronique Hotte
Théâtre de La Bastille, 76 rue de la Roquette 75011, du 22 novembre au 22 décembre, à 19h, relâche le dimanche. Tél : 01 43 57 42 14
Metteure en scène, pianiste et comédienne, Séverine Chavrier porte à la scène l’écriture décapante et la rage véhémente de Thomas Bernhard. Une rage active engagée sur tous les fronts – politique, artistique et intime.
Au début de la pièce, les deux sœurs chuchotent dans la tranquillité de la nuit. Au centre de leur conversation et de leur désaccord, ce frère qu’elles ont sorti de Steinhof, asile psychiatrique de la banlieue viennoise. D’emblée, la scénographie révèle l’ampleur du désastre : vinyles éparpillés, renard empaillé, quelques meubles, amas de vaisselle cassée qui jonche le sol… La suite ne recollera pas les morceaux mais en brisera d’autres. L’œuvre s’insurge aussi contre une culture muséifiée et interroge le rapport de l’auteur à l’art : à la peinture, à la musique – le piano et l’univers sonore ont un rôle central dans la pièce – et au théâtre. Au cœur du fracas, la mise en scène parvient à développer dans cette fratrie abîmée une contradiction entre amour et haine, soumission et tyrannie. Ce qui domine, c’est en toute logique l’exagération, l’extériorisation insistante et parfois dérangeante de l’infirmité fondamentale des personnages. A la frontière de l’illusion théâtrale et de la collision avec le réel, c’est un théâtre du corps et du ressassement qui s’accomplit, et qui peut mettre à distance toute émotion et s’avérer pénible. Séverine Chavrier, Marie Bos (remarquable de finesse) et Laurent Papot (excellent !) impressionnent par l’engagement de leur interprétation, qui interroge évidemment l’acte artistique dans notre monde.
Agnès Santi
NOUS SOMMES REPUS MAIS PAS REPENTIS du 13 mai 2016 au 29 mai 2016
ATELIERS BERTHIER 1 Rue André Suares, 75017 Paris, France CDN, Besançon, du 27 au 29 avril. Tél : 03 81 88 55 11. Ateliers Berthier - Théâtre de l’Odéon, 1 rue André Suares, 75017 Paris. Du 13 au 29 mai à 20h, sauf dimanche à 15h, relâche les 15, 16 et 23 mai. Tél : 01 44 85 40 40. Durée : 2h. Spectacle vu au Théâtre Vidy-Lausanne dans le cadre du Festival Programme Commun.
En vêtement de nuit, le cheveu négligé, le visage traversé d’angoisse, un philosophe auteur d’un Traité de la nécessaire destruction du monde s’est levé de bon matin pour recevoir les représentants de l’université voisine qui lui remettront le diplôme de doctor honoris causa. Il aurait dû se rendre à la cérémonie qui avait été prévue, mais il est trop malade. L’université ira jusqu’à lui. Est-il vraiment malade ? Il jure qu’il ne tient pas debout, martyrise sa femme qui ne cesse d’aller et venir pour le soigner et le rassurer (généralement sans pouvoir placer un mot), et se plaint de la terre entière : tous ceux qui ne l’ont pas compris, son entourage, la Suisse, la ville d’Interlaken, Montreux, Genève, les traducteurs, les universitaires, Rome, tous les pays du Sud, la nourriture qu’on lui sert… (Mais c’est l’un des rares textes où Bernhard ne s’en prend pas à son pays, l’Autriche !) La volée de bois vert est infinie. Les dignitaires de l’université affronteront à leur tour la colère du maître…
Ce chapitre de la grande saga de la fureur bernhardienne, André Engel le monte pour la deuxième fois et change le contexte. L’action, qui se passait aujourd’hui et permettait à l’auteur de se moquer des penseurs contemporains, est transposée au siècle des Lumières : le personnage est une sorte de Voltaire pérorant dans son fauteuil surélevé. C’est du Thomas Bernhard en costumes d’antan ! Quant à l’épouse, elle est jouée par une très jeune femme, la délicate et juste Ruth Orthmann (ici barbouillée, comme si le massacre conjugal passait aussi par les coups). Ces décalages, qui se poursuivent dans la conception du décor (un appartement trop joli, d’une élégance charmante et horriblement conformiste, conçu avec malice par Nicky Rieti), servent admirablement la pièce. Elle n’a sans doute jamais été aussi drôle. Cette pluie d’insanités, d’insultes de la pire mauvaise foi, est une douche de formules féroces dont l’audace bondit sans garde-fou. Engel n’a pas peur d’aller jusqu’à la farce (farce très noire, bien entendu), et son interprète, le grandiose Serge Merlin, non plus. Merlin dispose d’une tonalité vocale quasi musicale pour dire cette suite de jérémiades d’un grand esprit déployant la panoplie complète de ses petitesses. Il joue de tout son être le drame de la vieillesse. Thomas Bernhard demande à ses acteurs d’emprunter une voie et une voix uniques où la haine comique se ressasse. A eux, et au metteur en scène, d’en trouver la puissance et les nuances. Dans ce registre, Serge Merlin est, en France, le plus grand. Quand le spectacle est terminé, Merlin donne, aux saluts, un autre spectacle : comme un enfant qui a réussi à jouer un mauvais tour, il rit de bonheur. Ce moment-là, merveilleux, émouvant, est aussi l’un des plaisirs de cette très belle soirée mise en œuvre par Engel au théâtre de l’Oeuvre.
Le Réformateur de Thomas Bernhard, traduction de Michel Nebenzahi (éditions de l’Arche), version scénique et mise en scène d’André Engel, décor de Nicky Rieti, costumes de Chantal de La Coste, lumière d’André Diot, son de Pipo Gomes, coiffure et maquillage de Marie Luiset, avec Serge Merlin, Ruth Orthmann, Gilles Kneusé, Nicolas Danemans, Thomas Lourié.
Théâtre de l’Oeuvre, tél. 01 44 53 88 88, jusqu’au 11 octobre. (Durée : 1 h 40). Rappelons l’excellence des programmes du théâtre de l’Oeuvre, qui contiennent le texte de la pièce, des analyses et divers documents d’un grand intérêt.
A 71 ans, le metteur en scène polonais Krystian Lupa, un des maîtres du théâtre européen, n'avait jamais donné de pièce au festival d'Avignon. C'est chose faite avec sa mise en scène éblouissante de la pièce de Thomas Bernhard "Des arbres à abattre".
Une ovation a accueilli la pièce donnée pendant plus de 4 heures à la FabricA, la nouvelle salle du festival, jusqu'au 8 juillet.
Krystian Lupa entretient de longue date un compagnonnage avec l'oeuvre de Thomas Bernhard, écrivain autrichien plein de hargne pour son pays "catho-nationaliste" et féroce vis à vis de ses concitoyens.
La pièce met en scène un "dîner artistique". Le couple invitant est déjà tout un poème: lui, compositeur alcoolique et cynique, elle, coincée dans le paraître de ce dîner mondain à la façon d'une madame Verdurin chez Proust.
Autour d'eux, tout un petit monde narcissique, comédiens, peintre ou romancières, réunis "en mémoire" de Joana, une amie de jeunesse, qui s'est pendue.
Il y a 20 ou 30 ans, ils se rêvaient tous en Rimbaud ou en Virginia Woolf. Les voici vieillis, compromis avec les institutions, repus dans le confort d'une vie bourgeoise d'où les rêves ont disparus.
Chaque personnage, formidablement interprété par un des 13 comédiens de la troupe, est à la fois pathétique et émouvant. La référence à l'Autriche s'est estompée, et ces "artistes" déchus pourraient être chacun de nous.
Au delà de la satire d'un milieu corrompu par les compromissions, Krystian Lupa descend au plus profond de l'âme humaine, au delà de la vanité, là où chacun se sent seul et proche de la mort.
La soirée s'étire en longueur, les invités se déglinguent peu à peu, pour laisser tomber le masque. Ils sont enfermés sur le plateau dans une cage de verre qui tourne sur elle-même, déployant les décors: la chambre de Joanna, qui sombre dans l'alcool avant de se suicider, le salon et la grande table du dîner. La vidéo, utilisée avec beaucoup de subtilité, contribue à tisser l'histoire.
Sur le côté, assis dans son fauteuil de cuir, le personnage de Thomas Bernhard observe et commente tout cela à distance. Au moment du départ, son hôtesse lui fait promettre de ne rien écrire de tout ça ... promesse non tenue, évidemment.
Publié par Manuel Piolat Soleymat pour La Terrasse :
Après Perturbation en 2013, le metteur en scène polonais Krystian Lupa poursuit son exploration de l’œuvre de Thomas Bernhard avec Wycinka Holzfällen (Des Arbres à abattre). ...
Publié dans Le Point par Marie-Pierre Ferey pour AFP
Regard fiévreux, mains voletant autour du visage émacié, Serge Merlin fait irrésistiblement penser à Samuel Beckett ou Antonin Artaud.
A 82 ans, il s'apprête à jouer "Extinction" de Thomas Bernhard mis en scène par Blandine Masson et Alain Françon au Théâtre de l'Oeuvre.
"Je suis aliéné au théâtre", dit-il, "étant donné que je ne sais rien faire d'autre". Pourtant, il "déteste jouer, tout est problème, la voix, la journée est une épouvante, il faut qu'aucun bipède humain ne vienne déranger cette respiration singulière".
Serge Merlin "respire" depuis toujours le théâtre. Il l'absorbe et le rend "au plus haut, dans une altitude très haute d'un air raréfié", dans cet endroit où Thomas Bernhard a enfin pu arriver "au point focal, où on ne comprend plus ce que ça veut dire, nazisme, on le ressent".
Dans son dernier roman, l'écrivain autrichien mort en 1989 décrit le retour de Franz-Josef Murau au domaine familial à la mort de ses parents et de son frère. A partir du télégramme annonçant "Parents et frère morts dans un accident", Thomas Bernhard entreprend un récit de "la détestation" qui décrit impitoyablement la destruction de la pensée opérée par les esprits mercantiles de la mère et du père, leur haine de la culture, leur complaisance vis à vis du nazisme.
Pour Serge Merlin, dans cette ultime confession, l'écrivain autrichien "donne tout. Il est investi par une rage, comme ces fous sur une place publique qui arriveraient à une extase du chant des mots".
On ne saurait rêver mieux comme titre pour une œuvre de Thomas Bernhard ou un spectacle de Krystian Lupa que celui de « Perturbation ». Rien d’étonnant donc à ce que « Perturbation », le récit de Thomas Bernhard (écrit en 1967 et paru en traduction en 1989, l’année de sa mort) soit à l’origine du spectacle « Perturbation » qui vient d’être créé au Théâtre de Vidy-Lausanne, dernier projet bouclé sur son lit d’hôpital par feu son directeur René Gonzalès, trois jours avant sa mort (le spectacle lui est dédié).
Creuser, creuser encore
Si vous avez vu deux ou trois spectacles de Lupa, par exemple et récemment « Factory 2 » » « Marylin persona » ou « Salle d’attente », vous savez que Krystian Lupa construit moins une oeuvre qu’il ne poursuit une recherche (son graal) qui ne s’achèvera qu’avec sa disparition.
Jean-Pierre Thibaudat pour son blog "Théâtre et Balagan" sur Rue89
Ambition / haine / rien d’autre... Menacé au dehors par les balles des terroristes, le Président doit supporter chez lui le discours que sa femme adresse sans discontinuer à son chien mort d’une crise cardiaque lors d’un attentat.
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