A Bugarach,  «on attire les zozotériques» | KILUVU | Scoop.it

A Bugarach, en août, où l’alien «Paul» (référence à la comédie du même nom) a été planté par un plaisantin.

 

Le village de l’Aude avait été promu par son maire en 2012 comme le lieu de survie à «la fin du monde». Depuis, il est devenu une étape obligée pour les mystiques en herbe, au grand dam des locaux.

 

Quatre ans moins le quart après l’annonce de la fin du monde, le village de Bugarach, dans l’Aude, surfe toujours sur l’incroyable «buzz» qui l’avait propulsé sous les feux médiatiques. Rappelez-vous : le 21 décembre 2012, nous devions tous mourir. Tous, sauf ceux qui parviendraient à rejoindre le pic de Bugarach. Cette montagne réputée accueillir des extraterrestres représentait le seul salut des Terriens, l’unique lieu épargné par cette Apocalypse annoncée par le calendrier maya…

La veille du jour J, la préfecture de l’Aude, sur les dents, avait interdit le site au public. Mais ce village de 220 habitants fut tout de même envahi : ni par des survivalistes ni par des aliens, mais par 300 journalistes accourus de tous les pays. L’un d’eux résumait alors la situation : «On ne peut pas ne pas être là.» Un documentaire intituléMediapocalypse retrace ces heures suspendues : on y voit des journalistes tourner en rond, réduits à s’interviewer entre eux ou à se ruer sur les rares habitants présents. Un artisan chargé d’installer des toilettes sèches y raconte avoir été interrogé trente fois «par des médias du monde entier», tandis qu’une mamie s’indigne : «Je prenais mon petit-déjeuner et il y avait des Japonais qui me filmaient à travers la vitre !»

Lorsqu’on lui reparle de ces jours tourmentés, la gérante de la Maison de la nature explose, excédée : «Non, non, on n’en parle pas ! On n’en parle plus !» Le seul qui sourit encore volontiers à l’évocation de 2012, c’est celui qui occupe depuis bientôt quarante ans le fauteuil de maire de Bugarach, Jean-Pierre Delord. Avec les yeux malicieux d’un gamin qui a fait une blague très rigolote, il avoue à demi-mot avoir lui-même allumé le feu médiatique qui a embrasé son village. «J’avais vu sur Internet quelques rumeurs qui circulaient sur cette fin du monde annoncée par les Mayas, raconte-t-il. Dès 2010, certains disaient qu’il fallait se trouver sur le pic de Bugarach pour être sauvé. Il faut dire que dans notre région, il y a toujours eu des croyances autour du pic, de son magnétisme, des extraterrestres… J’ai appelé un journaliste del’Indépendant pour lui parler de tout ça, et je l’ai motivé pour qu’il fasse un article là-dessus. Deux jours après, l’AFP a repris l’info et, là, c’est parti pour de bon. Les rédacteurs en chef ont tous envoyé quelqu’un ici : de France, j’en parle pas, mais d’Europe, des Etats-Unis, du Canada, même Al-Jezira !»

Joueur, le maire de Bugarach, même à 72 ans… Mais pas tricheur, puisqu’il avoue : «C’est moi qui ai fait monter la mayonnaise. Le préfet m’a même appelé pour me dire : "Arrêtez, vous mettez le feu !" Mais bon, c’était un sacré coup de pub. Si j’avais dû prendre une agence pour faire la promotion du village, jamais elle ne serait parvenue à un tel résultat. Je pense qu’on ne pourra plus faire mieux.»Pourtant, il y songe : après avoir cogité sur une «fin du monde annuelle», Jean-Pierre Delord envisage de transformer le château du village, actuellement en restauration, en un centre «éco-mythologique» qui mettrait en scène«les légendes, contes, fantasmes et autres ovnis de toute la chaîne pyrénéenne»

http://www.liberation.fr/france/2016/08/26/bugarach-apres-la-fin-du-monde_1474831

Les habitants lors de la fête du village. Cliquer sur le lien pour accéder à notre diaporama Bugarach. (Photo David Richard. Transit)

 

Ufologie

Il faut dire que le contexte est propice. Ces terres, pétries de mythes, sont réputées magiques et mystérieuses. Les trésors des Wisigoths, celui des Templiers, celui des Cathares, ou encore de l’abbé Saunière seraient cachés ici, quelque part dans une zone délimitée par trois villages distants d’une dizaine de kilomètres : Rennes-le-Château, Rennes-les-Bains et Bugarach. Une sorte de triangle des Bermudes version Corbières, qui attire depuis les années 70 des vagues successives de néo-ruraux : chercheurs d’or et de trésors, hippies, adeptes du new age, de l’ufologie (étude des ovnis), du chamanisme… Ainsi donc, ce terreau fertile a offert le meilleur accueil aux rumeurs liées à 2012. Aujourd’hui encore, de nombreux touristes de passage dans la région font un détour pour visiter le «village de la fin du monde». La statue d’un alien plantée par un plaisantin à l’entrée de Bugarach fait recette : les gens s’arrêtent le temps d’un selfie. «On est en vacances à 80 kilomètres d’ici et je tenais vraiment à faire le tour du village parce que les extraterrestres, ça m’a toujours intéressé, confesse Antony, de Bar-le-Duc (Meuse). Je n’aurais pas fait 900 kilomètres pour venir, mais là, en étant dans la région, je ne voulais pas manquer ça.»

 

«Médiumnité»

Au-delà du tourisme de passage, il suffit de surfer sur le Net pour constater que le pic de Bugarach fascine toujours. Des centres plus ou moins ésotériques, avec ou sans hébergement, sont installés dans les alentours. Le pic y est décrit comme «le chakra du cœur de notre belle planète». On y organise des voyages initiatiques ou des méditations accompagnées d’instruments - cloches ou didgeridoo de cristal… On peut venir se former aux «massages sonores» avec les «bols chantants tibétains». On peut partir sur le pic pour «se connecter aux êtres de lumière et s’ouvrir à la multidimensionnalité», mais aussi pour«travailler sur la géométrie sacrée, intégrer les nouvelles particules énergétiques de la cinquième, et même de la sixième dimension»… Des femmes annoncent sur un site qu’elles vont venir en pèlerinage : «Dans l’ombre et la lumière de la montagne sacrée, nous marcherons, brûlantes d’amour !» Des séjours proposent de conjuguer «reliance et médiumnité» en vivant ici, au «cœur du pentacle sacré», une«expérience de connexion» afin de recevoir des «messages des Gardiens des lieux et des Etres de la Nature»

A cette intarissable poésie, des habitants opposent un cruel cartésianisme. «Beaucoup de gens voient ici des choses extraordinaires. Nous, les gens du coin, on ne les voit pas, mais eux, oui. On attire les zozotériques», dit en soupirant Philippe, 58 ans, tout en pliant la crêpe qu’il prépare pour un client. «Moi, dans mon petit snack, j’entends parler tous les jours d’"Agartha" ou des "Atlantes". On me demande si c’est vrai qu’une base militaire ultra-secrète aménagée sous le pic accueille des avions ou des soucoupes… Ça me gonfle. Et puis, il y a tous ceux qui s’installent dans le secteur pour faire de la médecine chinoise, de l’hypnose, du reiki… On a plus de thérapeutes que de malades.»

Cet enfant du village préférerait vanter les beautés de la nature, des paysages, des randonnées, mais rien à faire : l’ésotérisme, ici, c’est comme l’humidité en Normandie, ça s’infiltre partout. Pas besoin d’aller chercher loin : installé sur la terrasse du snack de Philippe, Mario est prêt à dévoiler les preuves de toutes les «manifestations étranges» dont il a été témoin. Ni une ni deux, il fait défiler les photos sur son mobile :«Regardez, là, ces taches lumineuses qui apparaissent alors qu’on était dans une grotte… Ce sont des orbes, des boules de lumière qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et regardez, là, sur cette série de photos : vous voyez, dans le ciel, cette petite tache noire, près du pic ?» Un ovni ? «Tout ce que je peux dire, c’est que c’est étrange, avance prudemment Mario. Moi, je n’affirme rien. N’empêche qu’on voit des choses, parfois même on les ressent.»

Ex-journaliste reporter d’images (JRI) à TF1, Mario a découvert Bugarach en 2013, tandis qu’il réalisait un sujet sur le village, un an après la «fin du monde». Lors de ce séjour, il rencontre, dit-il, des gens plus ouverts qu’à Paris, et découvre des thérapies efficaces contre son mal de dos. Il décide de revenir rapidement avec sa femme : elle est à son tour «happée par l’énergie du lieu». Installé ici avec son épouse depuis un an, Mario a ouvert une chambre d’hôtes et vante la «quête du bien»,ou encore «l’atmosphère et la conscience particulières» qui y règnent. Patrice, qui tient le Relais de Bugarach, seule boutique du village, ne va pas le contredire : «Ici, on voit des gens en quête de sens. Des gens branchés énergie, vibrations ou radiesthésie capables de ressentir les lieux. Mais les locaux, les gens originaires de Bugarach, ils ne sont pas du tout dans cette approche. D’ailleurs, ils ne viennent jamais chez moi.»

 

«Haut perché»

Locaux ou néo-ruraux, tous sont au moins d’accord sur un point : Sylvain-Pierre Durif, le personnage le plus célèbre de Bugarach, semble faire l’unanimité contre lui. Connu de tous les allumés de France et populaire jusque dans les cours de récré, cet original se fait appeler, c’est selon, «Oriana», «Sylvanus», «l’Homme vert», «Merlin l’enchanteur», «le Grand Monarque» ou le «Christ cosmique». «C’est mon voisin, se lamente Philippe, le gérant du snack. Un jour, il a débarqué ici et maintenant tous les touristes veulent son adresse pour faire un selfie avec lui…» Seul le maire, qui vante avec gourmandise la proportion d’allumés qui fréquentent son territoire, lui porte un regard compassionnel. «Le triste comique ? Ah oui, lui, c’est du lourd ! C’est un prédicateur, vraiment haut perché… Mais vous n’avez pas de chance, vous l’avez raté : je l’ai vu partir ce matin du village et on ne sait jamais quand il revient.» D’autant qu’en ce moment, il est fort occupé, comme l’explique le maire : «Il a annoncé au journal du coin qu’il se présentait à l’élection présidentielle…»

 

Sarah Finger


Via Jacques Le Bris